Revue philosophique

Freud, les paralysies hystériques et la psychopathologie

 

L'étude des paralysies hystériques a été un moment décisif pour la psychopathologie. La cause des symptômes hystériques constituait l'une des énigmes de la médecine à la fin du XIXe siècle. Une détermination neurologique étant exclue, il fallait chercher une autre cause - qui soit acceptable au vu des critères scientifiques médicaux ! Freud s'est tourné vers les représentations inconscientes, auxquelles il a attribué un rôle causal.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Freud, les paralysies hystériques et la psychopathologie. Philosophie, science et société. 2016. https://philosciences.com/freud-paralysies-hysteriques-psychopathologie.

 

Plan de l'article :


  1. De la neurologie à la psychopathologie
  2. La désignation d'un objet pour la psychanalyse
  3. Conclusion : une postérité incertaine

 

Texte intégral :

1. De la neurologie à la psychopathologie

Au tout début de sa recherche, Freud a tenté de concevoir une neuropsychologie explicative, l’Esquisse d’une psychologie scientifique, qui est restée sans suite. Se rendant compte de l’impossibilité de cette démarche, il l’a abandonnée, quoique sans renoncer à s’appuyer sur la biologie, mais d'une autre manière. Vint alors un travail décisif pour son cheminement intellectuel, l'étude des paralysies hystériques, qu'il effectua lors de son séjour dans le service de Jean Martin Charcot, en 1886. Il lui est apparu alors que certaines paralysies ne pouvaient avoir une origine neurologique, car leurs caractères cliniques étaient incompatibles avec ce type de détermination. En effet, la distribution anatomique des paralysies ne correspondant pas à celle des nerfs, elles ne pouvaient avoir une cause nerveuse (au sens de neurologique) et il a fallu en supposer une autre.

Nous allons nous appesantir sur ce moment intéressant et peu connu de l'histoire des idées qui fait passer de l'idée d'une détermination neurologique d'un symptôme à celle d'une détermination représentationnelle du même type de symptôme. On trouve cette thèse dans un article de Sigmund Freud, écrit en 1893, intitulé « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques ». Cet article porte sur un aspect clinique très restreint (les paralysies), mais il a une portée épistémologique générale et qui est encore d’actualité. Pour en résumer l'intérêt en peu de mots, Freud propose une méthode qui permet de mettre en évidence l'existence de représentations à partir de faits cliniques (sans avoir à supposer qu'elles aient été mentalisées consciemment par le patient) et dont on peut supposer qu'elles les déterminent.

L'étude des paralysies

L’article comparant les paralysies hystériques et organiques a été conçu en 1886 lors du séjour de Freud à Paris et il a été publié sept ans plus tard dans les Archives de Neurologie, revue dirigée par Jean-Martin Charcot. Freud propose, dans cet article, un modèle théorique fondé sur les notions de « lésion » et de « fonction » destiné à expliquer les symptômes hystériques.

À l’époque, la différenciation entre deux types de paralysies, que nous nommerons (selon le vocabulaire médical actuel) les paralysies d'origine centrale et les paralysies d'origine périphérique, a été faite. Les premières sont causées par une lésion du neurone cortical qui descend jusqu’au métamère considéré et les secondes sont causées par une lésion du neurone périphérique qui prend le relais au sein de la moelle épinière et va vers les muscles concernés.

On trouve, au début de l'article de Freud, une description clinique très précise des paralysies hystériques. Le but de cette étude clinique approfondie est de pouvoir les comparer aux paralysies organiques. Et, en effet, la comparaison montre que les unes et les autres ont des caractéristiques cliniques différentes. Comment expliquer cette différence ?

Une explication physiopathologique admise par la communauté médicale est mise en avant par Freud : la symptomatologie des paralysies cérébrales est « conforme à l’anatomie, à la construction du système nerveux » (Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques, p. 52-53). Ce qui est en accord avec le schéma anatomo-clinique accepté à la fin du XIXe siècle : la lésion cause les symptômes et l’aspect clinique de ceux-ci est la conséquence nécessaire du fonctionnement anatomophysiologique.

Or, Freud constate que les symptômes hystériques ne sont pas conformes à cette détermination anatomophysiologique. Pour résoudre cette difficulté et expliquer les symptômes « il faut s’adresser à la nature de la lésion » (p. 54) dit Freud. Or, Freud remarque que la paralysie semble être caractérisée par la finalité du geste qu'elle empêche (ce à quoi il sert) et peut être assimilée à un acte qui ne peut être effectué, précisément à cause de la paralysie. Le problème que le jeune Sigmund se pose est de savoir comment concilier cela avec le schéma anatomo-clinique et non pas le balayer pour sauter dans une interprétation psychologisante (comme celle de la simulation). 

L'appui sur la causalité

Le raisonnement anatomo-clinique s'appuie sur le principe de causalité. Selon le principe causal, il ne peut y avoir d’effet sans cause et donc de symptôme (effet) sans lésion qui le cause. Il convient donc de trouver la lésion causant les symptômes hystériques. Comme la clinique par ses caractéristiques montre qu’ils ne peuvent être causés par une lésion cérébrale organique, il faut chercher un autre type de lésion. On voit que Freud fait fonctionner la notion de lésion comme une catégorie abstraite. C'est une cause pathogène quelconque pouvant prendre plusieurs formes. Autrement dit, dans l'hystérie, il y a une cause pathogène certaine, mais on ne la connaît pas et il faut la chercher.

« La lésion des paralysies hystériques doit être tout à fait indépendante de l’anatomie du système nerveux, puisque l’hystérie se comporte dans ses paralysies et autres manifestations comme si l’anatomie du système nerveux n’existait pas, ou comme si elle n’en avait nulle connaissance » (Ibid., p. 55).

La lésion de la paralysie hystérique sera donc

« l'altération de la conception de bras, de l'idée du bras par exemple [...] ou bien l'abolition de l'accessibilité associative de la conception de bras » (Ibid. p. 40-41).

Il faut donc chercher quelle forme peut avoir cette lésion « comment elle pourrait être » (p. 56) pour avoir un effet corporel .

Freud propose l’idée d’une « altération fonctionnelle » en s’appuyant sur les travaux de Jean Martin Charcot.

« M. Charcot nous a enseigné assez souvent que c’est une lésion corticale, mais purement dynamique ou fonctionnelle » qui cause les symptômes hystériques. Sur le plan physiologique, une telle altération « serait, par exemple, une diminution de l’excitabilité ou d’une quantité physiologique qui, dans l’état normal, reste constante ou varie dans des limites déterminées » (Ibid., p. 56).

Mais, elle n'a pas d’effet organique et donc pour préciser cette dysfonction, il faut passer du côté de la psychologie.

Freud s’appuie sur les travaux de Pierre Janet, très connu à l’époque, pour affirmer que

« c’est la conception banale, populaire des organes et du corps qui est en jeu dans les paralysies hystériques » (Ibid., p. 56).

En effet, la paralysie cliniquement décrite correspond à cette conception. Il s’ensuit que

« la lésion de la paralysie hystérique sera donc une altération de la conception ... Mais de quelle sorte est cette altération pour qu’elle produise la paralysie ? » (Ibid., p.57).

La solution envisagée pour cette altération est une disjonction entre les représentations concernées avec celles de l’ensemble du corps. Il y a une abolition de l’accessibilité associative des représentations. Un tel phénomène ne se produit que si une grande valeur affective est en jeu.

L'astuce de Freud

L’habileté de Freud pour résoudre le problème de l'hystérie a été de jouer sur l’irréfutabilité de la lésion en laissant dans le flou ce qu'elle pourrait bien être. Pour la médecine de l'époque, il n’y a pas de symptôme sans cause, c'est-à-dire sans "lésion". Sigmund Freud part de cette idée admise et fait de la lésion - dont on ne peut nier l'existence - une inconnue à déterminer. Cette façon de faire donne un problème précis avec une inconnue à trouver : soit une lésion, dont on sait qu’elle existe en raison du principe de causalité, il faut trouver quelle est sa nature pour qu'elle puisse causer la symptomatologie hystérique.

Pour trouver la nature de la mystérieuse lésion, Freud fait appel, comme le suggère Pierre Janet, à la "conception", c'est-à-dire à des représentations. Cependant, il y a une condition assez difficile à remplir compte tenu de la manière de considérer les représentations, il faut qu'elle puisse agir sur la motricité. Pour que la conception fasse effet sur les neurones moteurs, Freud fait intervenir la "fonctionnalité" qui permettrait une action sur le système nerveux grâce à une variation de quantité physiologique sans entraîner de dégât organique. La valeur affective violente associée à la représentation serait à l'origine de cette variation de quantité physiologique, produisant une rupture associative entre la conception concernée et les autres représentations du corps.

La particularité morbide assignable a doucement glissé de l’anatomie (lésion des neurones) à la physiologie (lésion dynamique), puis à la physiologie normale (modification de l’excitabilité), puis aux représentations (leurs qualités particulières et la rupture des associations entre représentations).

De plus, Freud amorce une solution au problème de la relation entre représentation et neurobiologie sous un jour intéressant. Ici, le neurobiologique est constitué par les neurones moteurs corticaux organisés selon une somatotopie. La représentation est constituée par la « conception du bras » et les liens de cette conception avec les autres éléments représentationnels. La relation entre les deux est située dans le dynamisme fonctionnel, le fait qu’au niveau neurobiologique une quantité physiologique puisse varier dans les conditions normales de fonctionnement et autoriser ou rompre cette liaison. Cette variation entraîne des effets réversibles puisqu'elle est purement fonctionnelle. Dans ce modèle, les représentations sont conçues sans rupture avec le neurophysiologique qui, lui-même, est en continuité avec le neuroanatomique. Le dualisme esprit/cerveau est évincé et il est remplacé par une liaison entre les représentations, leurs associations et la physiologie nerveuse.

Une vertu démonstrative

Freud apporte une manière de faire complètement nouvelle pour l’étude du niveau des représentations : il faut le reconstituer à partir de faits cliniquement ou expérimentalement avérés. On ne passe pas par la mentalisation consciente de la représentation comme le fait la psychologie. Dans le cas présenté, la « conception du bras » n’est pas mentalisée par le patient souffrant de paralysie (puisqu'elle est refoulée), elle est supposée par le clinicien, car elle est adéquate à déterminer les symptômes (ce qui signifie que l'on doit lui attribuer une valeur causale). 

Ce n’est qu’ultérieurement dans l’effort thérapeutique que cette conception pourra être mentalisée par le patient mais surtout, ce qui est important du point de vue thérapeutique, c'est le mouvement affectif qui va lever le refoulement dont elle est l’objet. L’élément représentationnel concerné est refoulé à cause de la violence de l'affect qui lui est lié.

La méthode consistant à poser une inconnue à déterminer, à partir des symptômes cliniques, s'appuie sur un acquis majeur de la médecine : pas de symptôme sans cause déterminante. Elle est radicalement nouvelle quant au domaine incriminé : celui des représentations jusqu'alors domaine de la psychologie et qui ne semblait abordable que par la mentalisation consciente.

L’article de Freud a une valeur paradigmatique. Il amène à considérer la sphère des représentations en montrant leur efficience et sans rompre avec l'ancrage neurophysiologique. Le psychisme chez Freud est un mixte représentationnel et neurobiologique, le lieu même de leur liaison. Il n’a rien à voir avec l'âme ou l'esprit, ni une quelconque substance spirituelle. Cet article de Freud ouvre la voie à une étude empirique du niveau représentationnel, c'est-à-dire une étude faite à partir des faits cliniques.

Par la suite, Freud a pensé pouvoir théoriser ce genre de détermination grâce à la psychologie associationniste en utilisant la notion de « représentation ». La paralysie serait causée par des représentations. Dans son article de 1893, Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques, il fait l’hypothèse d’une « altération fonctionnelle sans lésion organique concomitante », constituée par deux faces inséparables, « l’excitabilité physiologique » et « la représentation ou l’accessibilité associative aux représentations». Nous avons là, constitué dès le départ, l’originalité profonde de la psychanalyse qui distingue deux champs, neurophysiologique et représentationnel, sans les cliver, ni les opposer, avec du point de vue de la méthode, l’affirmation de la primauté de la clinique sur la théorie.

2. La désignation d’un objet pour la psychanalyse

Le référent premier (ce à quoi elle s'intéresse) de la psychanalyse est complexe. Il s’est constitué sur plus de dix ans à partir de la réorientation progressive des travaux de Freud. Nous allons donner quelques indications pour le cerner. La transformation en un véritable objet s'est faite avec la théorisation du psychisme (la métapsychologie) et de la méthode pour y accéder (les interventions faites dans la relation transférentielle).

Le champ d’investigation

Vers 1890, Freud étend son champ d’investigation médical vers des domaines qui sont traditionnellement dévolus à la littérature et à la philosophie. Il ne s’intéresse plus seulement aux symptômes corporels, mais aux perceptions, sensations, souvenirs, sentiments, idées, actes‚ fantasmes, rêves nocturnes, rêveries diurnes, etc. De plus, il considère que ce qui est véhiculé par l’entourage familial et par les conditions culturelles a un impact sur la pathologie. Son originalité vient de ce qu'il aborde ces aspects mentaux et culturels de manière clinique.

Faire de la clinique, c’est construire des faits pertinents et en donner une description objective transmissible à la communauté savante. Dans le cas présent, une partie de ces faits concerne la subjectivité des patients, mais qui est objectivée par le praticien. La pratique de la clinique ne consiste pas dans une compréhension intersubjective, mais dans l’objectivation du subjectif. Le matériau est subjectif, mais la méthode est objectivante. C’est là où Freud se différencie radicalement de la littérature ou des psychologies en cours et ouvre une voie de recherche nouvelle. Il crée ainsi un champ factuel caractéristique.

La détermination des faits

Dans le même temps, Freud s’attaque à rechercher la détermination des symptômes, les problèmes caractériels ou les bizarreries comportementales. Cette recherche le mène dans deux directions, d’une part, du côté de l’histoire individuelle et, d’autre part, du côté d’une mémorisation du passé qui agit dans le présent.

Les premières recherches de Freud le portent vers les événements traumatisants qui ont marqué le passé des patients et qui semblent avoir déterminé leur névrose. Mais, dès les Études sur l’hystérie (1895), ce ne sont plus des événements ponctuels, mais les histoires complètes des patients qui sont relatées. Ces récits ont une allure littéraire. C’est, dit Freud, pour ne pas perdre la richesse de la moisson. Toutefois, ces récits de vies individuelles et familiales doivent avoir une tournure explicite, car raconter une histoire n’est pas la finalité de l’exercice. Il s’agit de constituer le matériau de l’étude.

Dès le début, Freud remarque que ce sont les souvenirs qui jouent un rôle et non l’événement lui-même. Il individualise une double trace sous forme de représentation et d’affect. Puis, viendra la notion d’après-coup. Cette conception est apparue pour la première fois en 1895 (La Naissance de la Psychanalyse, p. 366). Il semble que « l'irritation sexuelle précoce n'ait pas ou peu d'effet à sa date » (Névrose, Psychose, Perversion, p. 57). Ce sont les remaniements ultérieurs (principalement de l’adolescence) qui rendent le souvenir traumatisant, car il se charge de significations et d’affects qu’il n’avait pas à l’origine.

Progressivement Freud rapporte toute la psychopathologie au psychisme. Il évoque « les déviations pathologiques d'état affectifs normaux » (La Naissance de la Psychanalyse, p. 129). Il commence à argumenter au sujet de la différence entre névrose et psychose par rapport aux mécanismes psychiques en jeu. 

L'objet de la psychopathologie psychanalytique

La psychanalyse ou plus précisément la psychopathologie psychanalytique que Freud est en train d'inventer associe les symptômes actuels, non pas pris isolément, mais en rapport avec ce qui les détermine et qui est au départ inconnu. Après étude, les causes suspectées sont les affects et représentations, qui sont elles-mêmes une forme mémorisée des événements de l’histoire individuelle et familiale. Un pas supplémentaire est fait lorsque le tout est rapporté à une entité, le psychisme, par l’intermédiaire de laquelle passe la mémorisation du passé et la détermination des symptômes actuels. Cet ensemble s’est mis en place de 1886 à 1893 pour l’essentiel, puis a rebondi par la modélisation du psychisme proposée vers 1900 et qui prend forme ensuite en une théorie nommée la « métapsychologie » (à partir de 1905). À ce moment, on peut considérer que l'objet de la psychopathologie psychanalytique est constitué.

La psychanalyse étudie les conduites des individus humains au sein du groupe social en ce qui concerne le domaine affectif et relationnel. Elle ne considère pas un homme isolé, mais un être humain pris dans l’interaction avec ses proches et la culture. Mais surtout, la psychanalyse étudie les conduites en tant qu’elles ont une détermination interne à l’individu. Plus précisément, cela signifie que les conduites humaines ne sont pas considérées comme existant par elles-mêmes de manière autonome, mais qu’elles sont produites par une entité interne à l’individu nommé le psychisme.

Le psychisme est cette entité qui lie le passé et le présent ; c'est une mémoire affective qui agit au présent. Cette entité supposée doit être théorisée, afin d'expliquer les faits cliniquement constatés. La référence au psychisme fait le propre de la psychanalyse. Freud le note dans son livre sur l’interprétation des rêves. Sur un plan purement descriptif, il reprend ce qui a déjà été fait avant lui, mais sur le plan explicatif, il procède tout autrement : il procède par référence au psychisme. Les rêves sont explicables par les mécanismes psychiques. Cette attitude vaut pour l’ensemble des faits cliniques : ils sont considérés comme étant déterminés par les processus psychiques.

En 1890, Freud fait remarquer que la clinique ne peut en reste à la « méthode habituelle de l’examen des malades » (Résultats. Idées. Problèmes p. 1 -23) et qu'elle inclut la méthode du traitement psychique qui donne accès aux représentations inconscientes, aux « processus de pensée [...]  affectifs » (Ibid p. 7) et qui ne se confondent pas avec la subjectivité consciente.  

Le domaine d'étude de la psychopathologie psychanalytique associe des phénomènes observables (conduites, comportements, symptômes) à leur détermination individuelle actuelle rapportée à des processus psychiques qui conservent les traces du passé tel qu'il a eu lieu au sein de la famille et du milieu socioculturel. Un tel référent peut-il se préciser en objet d’étude scientifique ? En arrière-plan, un gros problème épistémologique se pose, celui de la nature du psychisme.

Le problème du psychisme

Concernant le psychisme, Freud, au début de son travail, a une approche empiriste. Les perceptions, sensations, souvenirs d’événements, sentiments, émotions, idées, fantasmes, rêves nocturnes, rêveries diurnes, le constituent. Autrement dit, les aspects mentaux constatés empiriquement sont attribués au psychisme. Freud parle volontiers de phénomènes. On trouve des expressions comme « phénomènes psychiques » (Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, p. 22). ou, « groupe de phénomènes » (Résultats. Idées. Problèmes, t. 2, Paris, PUF, p. 292). Pour Freud, le psychisme a, de prime abord, un aspect factuel, il est composé d'éléments qui apparaissent (ou sont susceptibles d'apparaître) dans l'expérience empirique. Cette expérience est interindividuelle, celle de la situation clinique. Mais cela ne va pas s'avérer aussi simple.

Les éléments empiriques recueillis sont schématisés par les concepts de représentation et d'affects issus de l'associationnisme. Freud donne ainsi forme à son expérience et la ramasse en éléments homogènes susceptibles de se composer entre eux. L’emploi de la psychologie associationniste pousse vers l’analyse, c'est-à-dire à théoriser en termes de composants simples, les représentations élémentaires. Mais celles-ci ne conviennent pas et devront être rapidement regroupées en « complexes de représentations ». C’est là un mouvement synthétique, complémentaire de l’analyse. Mais, il se trouve que certains « complexes de représentations » ne peuvent pas être saisis empiriquement, ce qui pose un problème très sérieux ! Ils sont « inconscients ». Freud parle de groupes de représentations isolés ne pouvant être perçus, ni communiqués. Il y a là une contradiction, puisqu’un fait est nécessairement perçu empiriquement. S’il ne l’est pas, ce n’est pas un fait. Quelque chose qui est postulé comme nécessaire, mais qui est inaccessible empiriquement n’est pas un fait, c’est une entité d’un autre genre.

L'embarras épistémologique de Freud est patent dans la Traumdeutung où il évoque un appareil psychique en précisant bien qu'il faut garder son jugement critique et "ne pas prendre l'échafaudage pour le bâtiment" (L'interprétation des rêves, p. 415) et que les instances ou systèmes (conscient, inconscient, préconscient, traces mnésiques) qu'il propose sont des représentations auxiliaires pour se rapprocher de quelque chose d'inconnu.   

Ce problème conduit vers l’idée du psychisme comme ordre de détermination, que l’on suppose, car constitué d’éléments non perceptibles. Il est aussi présumé à partir des représentations, des événements, et des symptômes qu’il est censé déterminer. Dans cette acception, le psychisme est une entité non empirique, une entité, dont la nature n'est pas définie. Il ne se confond pas avec le champ des phénomènes à partir duquel on en montre l'existence. Il y a pour Freud « la nécessité d’admettre une réalité psychique derrière la vie de l’âme » (Lettre à Mme Favez Boutonier, Bulletin de la société française de philosophie, n°1, 1955). L’âme s’entend ici au sens des faits mentaux conscients et donc perceptibles dont s'occupe la philosophie et la psychologie sous les dénominations "âme" ou "esprit". Une définition empirique du psychisme ne semble pas possible. C'est un sérieuse difficulté.

Vers 1915, dans L'inconscient, un texte publié dans le recueil intitulé Métapsychologie Sigmund Freud note qu'en admettant des systèmes psychiques « la psychanalyse a fait un pas de plus dans la direction qui l'éloigne de la psychologie descriptive de la conscience » (Métapsychologie, p. 77). Deux points la distingue de la conception topique et de la conception dynamique des actes ou processus psychiques. Mais, l'activité psychique, si elle est liée à la fonction du cerveau, n'est pas localisable et ne correspond pas au mouvement de l'excitation nerveuse (Métapsychologie, p. 78,79). Il redéfinit la position de son objet encore un fois négativement : ni l'esprit, ni le cerveau. La positon ontologique de Freud est très prudente. Il affirme l'existence du psychisme mais sans indication sur sa nature. Cela permet à l'auteur de revendiquer une liberté théorique : « Notre travail reste donc libre ... et peut progresser selon ses propres besoins » (Ibid., p. 79).  

Dit en termes épistémologiques, la théorisation du psychisme par le modèle métapsychologique proposée par Freud prend dans ce cas une allure appelée instrumentaliste. « L'appareil » qui modélise le psychisme n’est qu’un schéma théorique opérationnel construit à partir des faits. Mais, d’un autre côté, il est supposé exister bien qu'il soit en grande partie inconscient. « L'analyste lui aussi se refuse à définir l'inconscient, mais il peut mettre en évidence le groupe de phénomènes dont l'observation lui fait postuler l'existence de cet inconscient » (Le Mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient, Paris, Gallimard, p. 268). On voit l’embarras de Freud lorsqu’il indique qu’il ne peut définir le psychisme, mais toutefois affirme son existence et en donne un modèle.

Cette entité psychique mystérieuse ne se limite pas aux représentations. Le psychisme est aussi de nature neurologique et plus généralement biologique, car le domaine hormonal est régulièrement évoqué. Pour situer ce rapport, Freud a utilisé une métaphore géologique : « pour le psychisme, la biologie joue le rôle du roc qui se trouve au-dessous de toutes les strates » a-t-il suggéré dans Analyse finie et analyse infinie (1937). La psychanalyse étudie « l’activité psychique de l’écorce cérébrale » écrit Freud en 1895. Il rappelle, en 1920, (Dualisme des instincts) que, dans l’avenir, la biologie donnera des réponses qui pourront contredire l’édifice métapsychologique. C’est donc qu’il considère que le psychisme est lié au niveau biologique. Nous insistons sur ce point, car la vulgate psychanalytique prétend le contraire, si bien qu’on reproche à Freud un dualisme auquel il est foncièrement étranger.

Le concept de pulsion note, qu’outre son rôle de support, le biologique intervient dans le fonctionnement psychique lui-même. Le terme de pulsion nomme le passage des influences biologiques dans le psychique, il désigne la présence « dans le psychisme les exigences d’ordre somatique » (Abrégé de psychanalyse, 1938). La pulsion d’origine biologique génère les forces à l’œuvre dans le psychisme. Les pulsions impulsent la dynamique, elles sont la puissance motrice. Le ça est constitué par les pulsions organisées dans des formes structurées par les événements de la vie. Autrement dit, ce qui vient du biologique y prend une forme plus élaborée, psychique, dit Freud. Le psychisme freudien est une entité composite à la fois représentationnelle et biologique.

Une perplexité

La perplexité de Freud, quant à ce qu’il découvre et nomme le psychisme, se manifeste par l'utilisation de divers termes pour le qualifier comme « en soi », « réel », « état de choses réel », « réalité inconnaissable », « ce qui est derrière le sensible », etc. In sich est une locution assez fréquente en allemand qui signifie en soi. Ce terme fait aussi référence à la vision post-kantienne du monde répandue dans les milieux scientifiques de l'époque. Dans cette conception, la réalité est connue grâce aux phénomènes, mais, en elle-même (in sich), ontologiquement, on ne sait pas ce qu'elle est. Le réel en soi est inconnaissable, mais peut se refléter dans notre expérience et notre pensée (Abrégé de psychanalyse, p. 70-71).

Le terme « en soi » renvoie donc implicitement à Kant, mais la référence de Freud à Kant n'est ni fidèle ni massive. Il s'agit plutôt d'une inspiration épistémologique qui vient du kantisme ambiant. Binswanger a pu écrire « de même que Kant postulait derrière le phénomène la chose en soi, de même (Freud) postulait derrière le conscient, qui est accessible à notre expérience, l'inconscient qui ne peut jamais être l'objet d'une expérience directe » (Discours, Parcours, Freud, p. 275).

S’il en a fermement indiqué l’existence, Freud est toujours resté flou quant à la nature exacte du psychisme. Après avoir montré que le psychisme n’est pas réductible au fonctionnement neurologique, il affirme que le psychisme existe et possède une force de détermination propre à l’égal de tous les autres ordres de la réalité (physique, chimique, biologique). En cela, Freud s’oppose au réductionnisme, mais se refusant du dualisme, il ne situe pas le psychisme du côté de l'âme ou de l’esprit. C'est autre chose.

Cet aspect resté énigmatique donne lieu à des tentatives de compréhension comme : « La psychanalyse ne produit pas ses réalités par simple performance discursive, comme les mythologies, les religions, les philosophies, l’art ou la littérature. Elle repère et tente de rendre intelligible un réel (en construisant l’appareil psychique, ses pulsions et représentations) pour opérer sur celui-ci », écrit Guénaël Visentini. Et plus loin : « Dans les études sur l’hystérie, Freud traque des fragments de réel propres à chacune de ses patientes. Il peut s’en dire quelque chose, jusqu’à un point d’insaisissable, qu’il nomme, dans L’interprétation du rêve, "l’ombilic […], le point où [une représentation] repose sur le non connu". Cet ombilic psychique est ce qu’il borde du nom de pulsion : la pulsion investit la représentation, par où elle est saisissable, mais se perd également dans le bios le plus opaque, en direction de ce que les biologistes nomment « l’excitation ». C’est sa part de « reste non résolu » (Guénaël Visentini. La psychanalyse : une science).

Plus de cent ans après, le statut ontologique du psychisme, tout comme sa valeur causale, restent controversés. Nicolas Georgieff note : « Il est ... admis aujourd’hui que les hypothèses psychanalytiques ne sont pas étiologiques au sens naturaliste (psychogénétiques), pour les états pathologiques (délire par exemple), mais qu’elles éclairent le sens ou la fonction de comportement ou de pensée pathologique. On peut proposer en première approximation et au risque d’être schématique, que le niveau d’explication de la psychanalyse est en priorité celui de l’intentionnalité, de la compréhension du sens des conduites et des actes mentaux, et non de la causalité de production de l’activité mentale. En donnant accès au sens inconscient de l’activité mentale, la psychanalyse révèle des intentions inconscientes, enrichit cette lecture du sens, ouvre le champ de la compréhension au-delà de la compréhension ordinaire […]. En revanche, le niveau d’explication de la biologie et des sciences cognitives serait celui des opérations de production de l’activité mentale, sous-jacentes et hétérogènes au sens de l’intentionnalité » (Pour un échange entre psychanalyse et sciences de l'esprit). Le dualisme, toujours présent et nettement pondéré en faveur du cerveau, empêche de concevoir une liaison entre les aspects cognitifs et représentationnels et le neurobiologique et il interdit de donner une valeur causale aux premiers. 

Selon nous, le psychisme tel que Freud en amorce la conception renvoie à une mixité bio-représentationnelle ce qui rend son statut ontologique difficile à cerner (voir : Le psychisme humain). On peut cependant proposer un modèle (voir: Un modèle du psychisme) purement théorique (dans une optique instrumentaliste), mais qui sous-entend de ne pas souscrire au dualisme ni au réductionnisme biologisant.   

Conclusion : une postérité incertaine

Nous avons insisté sur le début de la recherche freudienne avec son travail sur les paralysies hystériques, car il y a là quelque chose de profondément étonnant et de peu connu. C'est en s'appuyant sur le principe causal que Sigmund Freud a inventé la psychopathologie et la psychanalyse. Tout fait a une cause et donc les symptômes hystériques, même s'ils paraissent mystérieux, ne peuvent rester sans cause. Comme la cause ne peut être neurologique, il faut qu'elle soit d'un autre type et Freud évoque alors une cause représentationnelle. Toutefois, cela ne suffit pas, car si les représentations inconscientes sont la cause immédiate des symptômes, elles ne suffisent pas à expliquer la névrose dans son ensemble. Poursuivant son enquête, Freud trouve des causes dans le passé c'est-à-dire dans les événements traumatisants. Mais il y a un obstacle de poids : une cause passée n'agit plus et ne peut être évoquée comme telle. Freud fait intervenir la mémorisation des événements sous forme d'affects et de représentations qui vont constituer ce qu'il nomme le psychisme.

Freud s’inscrit dans la rationalité scientifique de la fin du XIXe siècle et plus particulièrement la rationalité médicale pour résoudre un problème pratique : trouver une manière efficace de soigner l'hystérie. En appui sur la causalité il désigne les affects et représentations. Mais la véritable étiologie vient des évènements passés, ce qui implique une mémoire pour en conserver la trace.

À partir de ce fil ténu, Freud est remonté jusqu'à un objet d'une grande complexité par un très long cheminement au cours duquel il a défini le psychisme et en a théorisé le fonctionnement. La psychopathologie psychanalytique s'est complexifiée progressivement au fur et à mesure qu'elle s'étendait aux autres pathologies, mais aussi parce que le champ d'investigation a débordé vers l'ensemble de la vie humaine, y compris la dimension sociale et culturelle. C'est un cas d'école épistémologique. À partir de l'application opiniâtre, car à première vue vouée à l'échec du principe de causalité, un vaste domaine de recherche apparaît. Ensuite les concepts freudiens sont passés à la vulgate et ont été assimilé à la vie de l’esprit, à la subjectivité, au psychologique, etc. Ce qui aboutit à en négliger la rationalité propre.

Freud est resté indécis sur la nature du psychisme affirmant seulement la nécessité de postuler son existence et d'en construire un modèle théorique (qualifié de métapsychologique). Malheureusement, la proposition heuristique de construction d'un modèle opérationnel du psychisme n'a pas été vraiment suivie par la postérité. Cette voie de recherche, qui permet de lier théorie et pratique en un objet épistémologiquement acceptable du point de vue scientifique, est restée presque sans suite. Là aussi c'est un cas d'école. Une avancée majeure dans la connaissance peut être en partie laissée de côté au profit d'autres aspects bien dans l'air du temps ou inversement jugés inadmissibles est scandaleux.

Lorsque l'on compare la progression du savoir en physique, chimie, biologie, médecine, avec celui concernant la psychopathologie, la différence est énorme, sidérante même. De la fin du XIXe siècle au début du XXIe siècle ces diverses sciences ont progressé de manière considérable, mais pour la psychopathologie, on en est resté presque au même point. Les mêmes questions se posent. L'évolution de la connaissance a été comme engluée et stoppée par la querelle du dualisme et la propension à la résoudre par le réductionnisme biologisant qui nie l’autonomie des représentations et des processus complexes qui les transforment.

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Bibliographie :

Binswanger L., Discours, Parcours, Freud. Paris, Gallimard, 1970.

Freud S., (1893) « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques », Archives de Neurologie, 1893.
      -       , (1890 -1920) Résultats. Idées. Problèmes, t. 1, Paris, PUF, 1984.
      -       , (1821 -1938) Résultats. Idées. Problèmes, t. 2, Paris, PUF, 1984.
      -       , (1900) L'interprétation des rêves, Paris, PUF, 1980.  

      -       , (1905) Le Mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient, Paris, Gallimard, 1974.
      -       , (1915) Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
      -       , (1938) Abrégé de psychanalyse,
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Juignet P., La neuropathologie freudienne de 1886 à 1889, Mémoire pour le CES de Psychiatrie, Nice, 1984.
      -        , La psychanalyse, une science de l'homme ?, Paris Lausane, Delachaux et Niestlé, 2000.

Georgieff N., « Pour un échange entre psychanalyse et sciences de l'esprit », L'Évolution psychiatrique, no 70, 1, p.63-85, 2005.

Visentini, Guénaël. La psychanalyse : une science. HAL [en ligne]. 2016. URL :  https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01416466

 

 

L'auteur : Juignet Patrick