Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Homme, humain et humanité

Un Homme pluridimensionnel

 

Nous allons présenter ici des arguments en faveur d'une conception pluraliste de l'Homme (une anthropologie pluraliste). Il s’agit d’un schéma général, d’un cadre ontologique, qui peut aider la recherche dans le domaine des sciences humaines et sociales.

We will present here some arguments in favor of a pluralist conception of Man (a pluralist anthropology). It is a general diagram, an ontological framework, which can help research in the field of human and social sciences.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Un Homme pluridimensionnel. Philosophie, science et société. 2018. https://philosciences.com/anthropologie-autonomie. https://doi.org/10.5281/zenodo.10427188.

 

Plan de l'article :


  1. Axiomes pour une anthropologie
  2. Un schéma de l’Homme individuel
  3. Le chaînon entre l’individu et la société
  4. Une anthropologie pluraliste

 

Texte intégral :

1. Axiomes pour une anthropologie

Quelques concepts de départ

Nous avons vu ailleurs (Une ontologie pluraliste est-elle envisageable ?) l’intérêt d’une ontologie pluraliste, c'est-à-dire qui suppose une pluralité dans les formes d’existence. Une telle ontologie se fonde sur l’identification de modes d’organisation et d'intégration de complexité croissante. Selon les connaissances scientifiques actuelles, on peut grossièrement différencier des formes (ou niveaux) d'existence relativement homogènes : physique, chimique, biologique, cognitive et sociale.

La relation entre les niveaux d’organisation et d’intégration, procédant les uns des autres, peut être comprise grâce au concept d'émergence. Cela signifie que le mode d'organisation de degré de complexité supérieure naît de celui qui le précède immédiatement. Il y a, d'une part, une hiérarchie (les modes les plus simples étant nécessaires aux plus complexes) et, d'autre part, un ajout qualitatif à chaque niveau. Les modes supérieurs ont de propriétés différentes de celles des niveaux plus simples.

Si du Monde comme totalité, on passe à l'Univers tel que les sciences nous le font connaître, on doit admettre que l'Univers a évolué. L'Univers évoluant, les modes d’organisation qu'il comporte ont varié dans le temps, selon la localisation et les conditions. Autrement dit il y a quatre milliards d’années la seule forme d’organisation possible était physique, mais, aujourd’hui, sur Terre le vivant présente une forme d’organisation particulière plus complexe et plus évoluée. Plusieurs formes coexistent. C’est la conception que nous qualifions de pluraliste.

Cette conception de l'Univers est applicable à l’Homme, car l’Homme est inclus dans l'Univers et ne constitue pas une entité à part. Le pluralisme ontologique conduit logiquement vers une anthropologie pluraliste.

Combiner les niveaux d’organisation

Si l'on considère l'Homme selon les niveaux d'organisation qui le concernent, le problème est de savoir lesquels on doit prendre en compte et comment ils sont articulés entre eux. Certes, les niveaux physiques et chimiques sont fondateurs, mais ils ne nous intéressent pas spécifiquement. Si on les laisse de côté, il reste le niveau biologique. Que l'Homme soit un vivant est admis sans conteste depuis l'Antiquité. La vie peut être de nos jours conçue comme une forme d'organisation bien identifiée et qualifiée de biologique (étudié par diverses sciences stables et reconnues). Sur ce point, il y a un accord quasi unanime, ce qui évitera d’avoir à le justifier.

Même limité à ce seul niveau, l’étude est complexe. En effet, nous avons affaire à une infinité de systèmes et d'appareils décrits dans les innombrables travaux d’anatomie, de physiologie, d’histologie, de cytologie, de biologie moléculaire et de biochimie. Nous serons donc amenés à simplifier cet ensemble immense afin d’avoir une vue synthétique. Nous le considérerons d’un bloc, pour le besoin de notre raisonnement, comme ensemble « biosomatique ».

On admet aussi que l'Homme est intelligent, qu’il pense et se représente le monde. C'est évidemment là le point litigieux. Deux conceptions de l'Homme s'opposent pour expliquer cela. Selon l'une, il serait pourvu d'un esprit transcendant et, pour l'autre, la pensée serait la manifestation du fonctionnement du cerveau qui seul serait pourvu d'une existence matérielle. On aura reconnu le dualisme et le monisme matérialiste. Si l'on adopte une ontologie pluraliste et organisationnelle le problème se pose différemment. On peut le formuler ainsi : il s'agit d'identifier le niveau ou mode d'organisation capable de générer la pensée, le langage, les conduites intelligentes finalisées, et aussi de permettre la communication et le regroupement des humains en sociétés.

Ces divers aspects font l'objet d’études empiriques à visée scientifique sur lesquelles on peut s'appuyer. Ils constituent des champs de la réalité difficilement réfutables. Pour expliquer leur genèse deux niveaux d'organisation, deux formes d'existences présentes en l'Homme, sont candidates : le niveau biologique rapporté à la neurobiologie cérébrale, ou bien un niveau cognitif et représentationnel autonome. Un bon nombre d'arguments porte à croire qu’un niveau émergeant du niveau neurobiologique est le plus apte à expliquer les capacités intellectuelles humaines que le fonctionnement biologique du cerveau. Les deux modes d'organisation neurobiologique cérébral et cognitivo-représentationnel sont dépendants et en interrelation l'un avec l'autre, cependant, chacun est différent et possède une certaine autonomie.

L’existence du niveau cognitif et, par conséquent, le statut de la cognition, sont diversement acceptés et compris. L’autonomie de la cognition est contestée par le courant réductionniste qui la fait dépendre de la substance matérielle, et donc du cerveau. D'un autre côté, la philosophie idéaliste-spiritualiste surélève la pensée pour en faire une substance spéciale qui serait le fondement en l'Homme de son esprit.

L'anthropologie proposée ne souscrit à aucune des deux thèses. Elle défend l’autonomie du niveau cognitif sur la base d’une ontologie pluraliste. Voyons l’argument principal en faveur de cette conception.

L'autonomie cognitive

La question se pose de la manière suivante : les capacités de représentation, l’intelligence, l’utilisation de langages, la connaissance abstraite, sont-elles autonomes ou bien sont-elles déterminées par autre chose qu’elles-mêmes, comme par l’environnement combiné aux caractéristiques neurobiologiques de l’Homme ?

La réponse à cette question est un point crucial pour la thèse de l’émergence d’un niveau cognitivo-représentationnel relativement indépendant chez l’Homme. Si ses effets, dont le principal est la pensée rationnelle a une indépendance, ce sera un argument pour considérer les processus et systèmes cognitifs, langagiers et représentationnels comme pourvus d'une certaine autonomie. Si la pensée est entièrement conditionnée, l’hypothèse réductrice naturaliste sera alors la plus plausible.

Nous résumerons ici quelques arguments déjà mentionnés ailleurs concernant les diverses productions intellectuelles humaines.

Gilbert Durand fait de l’imaginaire un carrefour anthropologique, la norme fondamentale de la pensée humaine. Il considère aussi que ce champ « ne renvoie qu’à lui-même », qu’il n’est pas dépendant d’un autre (Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, p. 438).

Les mythes, qui sont imaginatifs et symboliques ont, si l’on suit Claude Lévi-Strauss, un ordonnancement qui demande une pensée classificatoire, qui se superpose à l’imagination (Anthropologie Structurale, p. 117.). L’activité intellectuelle de l'Homme impose des formes à des contenus et finalement produit des structures.

La capacité à représenter, puis séparer, trier, classer les aspects de l’environnement concret et social de l’Homme ordonne la pensée selon des principes de symétrie, opposition, contraire, équivalence. Il s’ensuit un effet dans l’organisation des conduites tout autant que l’exercice de la pensée réfléchie.

La pensée imaginative et symbolique n’est pas sans régularités ni enchaînements qui peuvent être exprimés par des connecteurs logiques tels que si, alors, ou, et, etc. Les productions imaginaires manifestent un ordre singulier qui leur est propre. La pensée du rêve, qui procède par déplacement et condensation, a des régularités qui viennent précisément de ces mécanismes constamment retrouvés. La pensée symbolique non rationnelle, dans la mesure où elle suit des règles qui lui sont propres, a une certaine autonomie.

Les raisonnements rationnels sont déterminés par un système de concepts et de règles et non par les circonstances. La raison se soumet à des règles qui lui sont propres, que l’on peut mettre en évidence et partager. Pour que les théories aient une validité générale (universelle pour tous les humains) et une vérité intrinsèque (logique établie par le raisonnement), il faut évidemment qu'elles ne dépendent que d'elles-mêmes.

Leurs variations au gré des circonstances physiques ou neurobiologiques ne permettraient ni la vérité, ni l’accord. Si un changement dans la biochimie du cerveau occasionnait un changement dans les raisonnements mathématiques, ces derniers ne seraient plus universellement démontrables, mais deviendraient des opinions dépendant de l'état physiologique des individus. Si la pensée était exclusivement déterminée par le fonctionnement du cerveau, la vérité dépendrait de ce fonctionnement biologique et ne serait pas démontrable.

L’argument vaut aussi pour la pensée imaginative et l’idéologie pour d’autres raisons. Ce n’est pas leur validité qui joue, mais le fait qu’elles aient des enchainements qui lui soient propres et qu’il est difficile de ramener à autres choses, comme des dispositions cérébrales. Les intérêts, les motivations, qui les guident ont leur propre, les structures narratives qui les guident ont une autonomie.

Un raisonnement est juste ou faux pour tous les Hommes et sous toutes les latitudes. Il ne dépend pas des divers cerveaux humains, dont rien ne permet de penser qu’ils soient identiques. C’est particulièrement net pour les raisonnements formalisés, ceux des mathématiques et de la logique. Il apparaît clairement qu’un raisonnement est logique au vu des lois de la logique et non d’autres lois comme celles de la biochimie cérébrale. Les enchainements narratifs, le jeu des archétypes imaginaires, se font selon leurs lois propres et non d’autres lois comme celles de l’anatomie du cerveau. Nous l’avons déjà évoqué dans l’article Le propre de l’Homme (2018) auquel on se reportera.

L’indépendance de la pensée est en faveur d’une autonomie des processus cognitifs qui la génèrent. Il s'ensuit que la supposition d'une autonomie du niveau cognitif est plausible. Ceci étant établi, il nous faut considérer le problème sous plusieurs aspects : nous allons considérer l'Homme sous l'angle des individus pris isolément, puis envisager la réunion de ceux-ci en société.

2. Un schéma de l’Homme individuel

Une vue d’ensemble

Les idées avancées ci-dessus permettent de considérer grossièrement chaque individu selon deux formes d’existence, deux niveaux d’organisation de complexités différentes, le niveau biologique et le niveau cognitif. Mais ce n’est pas suffisant pour application anthropologique.

D’un point de vue empirique, il est utile de redistribuer ces deux niveaux au sein de ce que la médecine et la physiologie nomment des « appareils ». Un appareil est un ensemble d’organes en relation les uns avec les autres contribuant à une fonction unique ou principale. On obtient alors un schéma simple qui a un intérêt pour concevoir l’individu en général, mais aussi et surtout un intérêt pratique en médecine, car il est important de savoir quel niveau est déterminant. En effet, ne pas agir au bon niveau est inefficace.

En suivant ces prémices, on peut proposer la conception suivante :

1/ On peut considérer l’ensemble biosomatique en regroupant tous les organes et en les associant au mode d'organisation biologique. Il y correspond un ensemble de domaines d'études bien identifiés : l'anatomie, la physiologie, l'histologie, la cytologie, la biologie moléculaire, la biochimie, etc. et même la chimie et la physique qui dans ce cas interviennent également pour la connaissance du biosomatique.

2/ Ensuite, on peut considérer le système nerveux central en l'associant à trois modes d'organisation : neurophysiologique, informationnel (le traitement des signaux neuronaux sur un mode électrique et chimique) et enfin cognitivo-représentationnel (les processus cognitifs par eux-mêmes).

Explicitons ce dernier point. Le système nerveux comporte des aspects biologiques (l’activité des neurones et des cellules gliales, leurs modifications métaboliques). Ils sont étudiés par la neuro-anatomie et la neurophysiologie. En périphérie, le système nerveux n'est pas fondamentalement distinct des autres appareils constitutifs de l'organisme humain. Par contre, le cerveau dans son ensemble et des lobes cérébraux en particulier, ont une complexité très importante, une organisation de haut niveau. L'aspect signalétique-informationnel, c'est-à-dire le traitement des signaux dans les réseaux neuronaux, qui commence tout juste à être étudié, semble prendre une importance considérable à ce niveau.

3/ Enfin, l'aspect cognitif et représentationnel, c'est-à-dire les systèmes cognitifs qui produisent la pensée, l'intelligence et les conduites finalisées (intentionnelles), voit son étude se répartir entre la logique, la philosophie de la connaissance, la psychologie de la connaissance, l'épistémologie génétique, la linguistique, la sémiotique. Le domaine est vaste. L’existence de disciplines attestant l’existence de champs empiriques bien identifiables est aussi un argument pour chercher à différencier ce qui est susceptible de les produire.

On peut supposer que le mode cognitif et représentationnel naît de l’organisation neurobiologique à son plus haut niveau par un degré de complexification supplémentaire permettant un saut qualitatif dans les propriétés. On peut faire l’hypothèse qu’il se constitue par auto-organisation. Le processus de transformation et de complexification produit un nouveau type de fonctionnement, de nouvelles structures. L'intérêt de cette conception est qu’elle ne suppose aucune coupure entre le biologique et le cognitif. On peut supposer autant d'intermédiaires que nécessaire, ce que seule la connaissance empirique permettra de déterminer.

Pour résumer, nous avons ainsi distingué au minimum trois niveaux d'organisation en l'Homme qui correspondent à des connaissances empiriques existantes. Finalement, nous allons pouvoir envisager la dynamique propre à chaque niveau et les relations que l’Homme entretient avec son environnement par leur intermédiaire.

Les interactions avec l'environnement

Les relations qu'entretient l'individu humain avec son environnement sont différentes selon le niveau de complexité mis en jeux. Les trois regroupements en permettent d’identifier un fonctionnement propre et un type d’interaction avec l'environnement concret, relationnel et social. Nous pouvons distinguer trois modalités correspondant à chacun des niveaux individualisés :

- La dynamique et les interactions qui passent par le mode cognitif et représentationnel. Elles donnent lieu à un traitement cognitif complexe se traduisant par les pensées, l'intentionnalité, les conduites intelligentes et la communication symbolique en particulier langagière. Elles concernent l'environnement concret, mais aussi et surtout l’environnement relationnel, culturel et social.

- La dynamique du neurobiologique qui reçoit de l'environnement des indices, des stimuli, et produit des réponses actives. Au plus élémentaire, on trouve les réflexes, puis, un peu plus sophistiqué, des comportements (les comportements instinctuels innés ou des comportements automatisés acquis).

- La dynamique biosomatique qui se modifie selon les conditions physico-chimiques environnantes (air, température, pression), les conditions environnementales (eau, nourriture), et donne des réactions ou réponses automatiques (les adaptations physiologiques). Du maintien de la dynamique interne dépend la santé et la vie individuelle.

Ces trois dynamiques et les trois types d'interactions de l'individu avec son environnement (connaissance-conduite ; indice-comportement et stimulus-réponse ; conditions-réactions) ne sont pas exclusives les unes des autres et se complètent mutuellement. Chacune donne leurs caractères particuliers aux types de faits correspondants.

Les interactions entre ces niveaux

Il existe aussi, au sein de l'individu, des interactions entre niveaux contiguës et en cascade de proche en proche. Entre le fonctionnement neurobiologique du cerveau et le cognitivo-représentationnel, il y a une certaine dépendance du second (qui émerge du premier) et, d’autre part, en retour, les représentations, les intentions et volontés, pour se traduire en actes, doivent mettre en route le fonctionnement neurobiologique.

Ce dernier est constitué de réseaux neuronaux, de neuromédiateurs, et en mode descendant, il envoie des commandes qui empruntent nécessairement les voies neurologiques. Le cerveau commande les systèmes moteurs et végétatifs et, en sens inverse, le biosomatique envoie des signaux par les voies nerveuses issues des récepteurs et par des voies endocriniennes. Le fonctionnement neurobiologique agit constamment sur les régulations du tonus musculaire et sur le système neurovégétatif ayant ainsi des actions viscérales.

Cela nous amène à considérer un Homme continu, sans la traditionnelle coupure corps/esprit ou soma/psyché. Les niveaux considérés sont en continuité et en interaction les uns avec les autres, imbriqués les uns dans les autres. Il faut noter qu’en pratique, du point de vue de leurs manifestations factuelles, il est parfois possible, mais parfois impossible, de les départager.

La mixité psychique

Le schéma proposé a des limites. L’expérience montre que les distinctions qu’il institue sont constamment mises en défaut, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient injustifiées, mais que d’autres facteurs sont à prendre en compte.

La psychanalyse et la psychopathologie ont identifié un domaine dans lequel les aspects cognitifs, affectifs, émotionnels, relationnels, sont intimement liés. Elles utilisent le concept de psychisme pour expliquer les conduites humaines relationnelles et, en particulier, leurs aspects pathologiques. Freud, avec sa « métapsychologie », est le premier à avoir donné un modèle du psychisme. Mais, il est toujours resté flou sur la nature du psychisme et ce n'est pas sans raison.

A posteriori, on peut dire que l'obstacle vient de ce que le psychisme n'est pas homogène ; c'est une entité mixte au sein de laquelle les aspects biologiques, cognitivo-représentationnels et sociaux-culturels sont intimement mêlés, si bien qu'on ne peut lui donner un statut ontologique unifié.

Compte tenu de la conception énoncée précédemment, on peut dire que le psychisme, tout en intégrant le fonctionnement cognitif, y associe des aspects neurobiologiques (pulsionnels) et des influences sociales. C'est donc une entité complexe qui n'est pas homogène.

Si l'on étend l'application du concept de psychisme au-delà de l'aspect psychologique et que l'on entre dans des considérations philosophiques, on pourrait dire que, du mélange incertain entre le biologique, le social et le cognitif, naissent les motivations et passions de toutes sortes qui animent les Hommes et forge leur personnalité. Passions dont la philosophie, la littérature, la psychanalyse et la psychopathologie nous décrivent le caractère conflictuel, tantôt constructif, tantôt destructeur, tantôt favorable et tantôt contraire à la sociabilité.

3. Le chaînon entre l'individu et la société humaine

L'interaction individu-société

L’organisation socio-culturelle vient s'inscrire chez les individus, aussi bien dans le biosomatique que dans le cognitivo-représentationnel, par le biais des apprentissages qui se produisent au cours de la vie. Mais inversement, l'ordre social ne peut se constituer que grâce aux capacités humaines de communiquer, organiser, prévoir. Comment articuler les deux ?

Dès la prime enfance, le nourrissage, le portage, les apprentissages sphinctériens, les récompenses et punitions, s’inscrivent dans le neurobiologique. Ensuite, les règles énoncées, les raisons données, les normes explicites, les manières de se conduire avec les autres et dans la vie, viennent se mémoriser au niveau cognitif et représentationnel.

Dès les débuts de la sociologie Émile Durkheim évoque le rôle des représentations. « La vie collective, comme la vie mentale de l'individu, est faite de représentations ; il est donc présumable que représentations individuelles et représentations sociales sont, en quelques manières, comparables » écrit-il dans l’introduction de Représentations individuelles et représentations collectives.

Dan Sperber et John Searle sont tous deux sont réductionnistes, ce qui les incite à chercher comment le social pourrait procéder des individus, puis des représentations (ce qui permettrait en dernier ressort une possibilité de réduction). Dan Sperber dans La contagion des idées évoque une communication des idées et plus précisément un partage des représentations. Les mécanismes cognitifs individuels - de perception, de mémorisation et d’inférence, de formation, de transformation et de partage -, permettraient une contagion des représentations au sein de la société.

John Rogers Searle se sert du même principe, celui du passage par les représentations et le langage pour évoquer le social, mais de façon plus sophistiquée. Il suggère l’existence d’un processus permettant l’apparition de la réalité sociale à partir du langage. Les faits institutionnels, dont fait partie le langage, ne peuvent qu’être causés par des états intentionnels individuels. Les faits mentaux, les faits de langage et les faits institutionnels, s’enchaînent les uns aux autres.

Nous avons là un schéma de base qui mettre en évidence le chaînon entre individu et société, entre les formes de structurations cognitives chez l'individu et les formes de structurations sociales.

On peut utilement envisager des degrés de complexité supérieurs. À ce titre la conception de Norbert Elias exposée dans La société des individus est pertinente. Il étudie les modalités d’incorporation, par chaque individu composant une formation sociale, de l’habitus collectif. Finalement, se dessine une structure de la personnalité commune aux membres d’une même société. Le concept de personnalité permet d'introduire une complexité et une profondeur qui dépasse la médiatisation par les représentations ou le langage.

Forger des règles

Selon nous, la socialisation de l’individu et la constitution de la société passent nécessairement par ces échanges cognitifs, langagiers et représentationnels. Cependant, ils ne peuvent y être réduit que ce soit du côté individuel ou du côté social.

L'anthropologie culturelle du XXe siècle a mis en évidence chez les humains une capacité à forger des règles qui constituent la base de l’humanisation et de la sociabilité. Ce serait là un invariant anthropologique qui constituerait le socle de toutes les relations humaines dans toutes les sociétés. C’est ce, qu'après Marcel Mauss, on peut résumer comme la capacité à « donner, recevoir, rendre » et, avec Claude Lévi-Strauss, la capacité d’ordonnancement qu'il nomme « fonction symbolique ».

Dans les pas de Marcel Mauss, on peut considérer qu’une partie des conduites sociales sont régies par le don, qui est un mélange d’obligation et de liberté. Pour Mauss, l’échange sur le mode donner-recevoir-rendre, constitue une part essentielle du lien social, ce qui semble empiriquement avéré. Au-delà de l’échange économique, l’échange a une part affective et symbolique. Ces échanges manifestent la coopération, la hiérarchie, le respect mutuel, la sollicitude au sein du groupe humain. Par ce fait, c’est bien autre chose que de l’utile qui circule dans la société.

Ces principes constituent le « fondement constant du droit », une « morale universelle » (Mauss M., Sociologie et anthropologie, p. 263). Avec eux, « nous touchons le roc » de l’humain (ibid, p. 264). Ils impliquent des formes de raisonnements élémentaires, conscient ou pas. Ils nécessitent de repérer un ordre social, de s’y inscrire dans la réciprocité. Au plus simple, il faut distinguer soi de l’autre, et concevoir une réciprocité entre les deux, seule façon de donner-recevoir à égalité. Cela sous-entend de connaître et comprendre l’ordre régissant le social par lequel le juste se définit. 

Avec Claude Lévi-Strauss, nous souscrivons à l’idée d’une fonction structurante commune à l’humanité qu’il serait possible de retrouver dans la plupart des productions humaines. Cette capacité, qui organise les faits culturels et les savoirs, est universelle. Le lien social, pour Lévi-Strauss, naît de quatre règles : la prohibition de l’inceste et l’exogamie qui s’ensuit, les lois du mariage et la répartition sexuelle des tâches. Ces règles organisent l’échange et la circulation, d’abord des femmes dont dépend la survie de l’espèce, mais aussi des biens matériels et culturels.

Les Hommes sont porteurs, individuellement et collectivement, d’une capacité d’ordonnancement qui a le pouvoir de régir la vie individuelle et collective. L'ordre ainsi produit est au fondement de l’organisation sociale. Les règles de parenté, les règles de conduites, le droit coutumier, puis le droit écrit et, par conséquent, l’ordre social en général (qui ne dépend pas que de cela) dépendent de cette capacité à ordonner.

Les deux auteurs, Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss, chacun à sa façon, font apparaître un ordonnancement fondateur des relations humaines permettant à un monde humain socialisé d’exister. C’est cette possibilité de mise en ordre qui permet d’échapper à l’instinctuel et au pulsionnel, car il amène une détermination d’un autre type, celle des règles, des lois, de l’accord, de la parole, de la réciprocité.

L’instinctuel veut sa réalisation automatique, le pulsionnel veut sa satisfaction immédiate et, dans des rapports régis par ces modes, c’est la vitesse, la force et la ruse, qui viennent régler les conflits. Les humains, aussi loin que scrute le regard anthropologique, ont toujours tenté d'instaurer une loi commune en contrepoint de la force et de la violence qui se déploient spontanément.

L’Homme a, grâce à ses capacités cognitives, la possibilité de limiter ses déterminations pulsionnelles et ses bizarreries psychologiques ; mais celles-ci persistent, de même que les nécessités biologiques. Il s'ensuit une conflictualité fondamentale en l'Homme et une difficile harmonisation sociale qui demande des efforts constants.

De l'auto-organisation

Une tout autre école sociologique, parfaitement antagoniste, peut aussi nous servir à établir un pont entre l'Homme et la société et contribuer à donner une autonomie ontologique à cette dernière. Hayek et Luhmann empruntent des idées de la théorie des systèmes à partir des années 1960, théorie importante eu égard à la mise en évidence d'une organisation spontanée.

Ces auteurs théorisent la production d’un ordre social non intentionnel. Ils s'aident donc des théories de l’auto-organisation qui mettent en évidence l’existence de systèmes dont le fonctionnement ne peut être contrôlé par un agent. Nous ne les rejoignons pas vraiment, car il y a bien un agent-vecteur, même s'il ne contrôle pas grand-chose, qui est le niveau cognitif humain sans lequel les systèmes sociaux se désagrégeraient immédiatement. L'aspect non intentionnel est aussi dépendant d'interactions cognitives.

Comme le dit Eva Dabray dans sa thèse sur L’ordre social spontané, le terme d’auto-organisation est un terme commode pour rendre compte, dans le champ social, de phénomènes de production non intentionnelle d’ordre social, et donc d'un niveau d'organisation identifiable.

Une ontologie relationnelle ou structurale du monde social parait plausible pour Laurence Kaufmann et Laurent Cordonier. Pour ce faire, on peut concevoir une architectonique de la culture, qui permet d’introduire une verticalité dans le processus de diffusion et de transmission des représentations et de rendre justice à l’interdépendance, constitutive des institutions, des positions sociales, des dispositifs matériels, des pratiques et des représentations. (Les sociologues ont-ils perdu l’esprit ? À la recherche des structures élémentaires de la vie sociale. § 33 et 34).

Les tenants d’une véritable sociologie de la relation soutiennent une thèse de nature ontologique : « le monde social est produit et reproduit par des relations, non par des individus autosuffisants et indépendants les uns des autres » écrit Laurence Kaufmann dans La ligne brisée en 2016.

Notre ontologie pluraliste permet de supposer une existence du social. Les relations sociales sont observables et peuvent être constitués en faits attestés dont diverses théories scientifiques tentent de rendre compte. Il est certain que la réalité sociale a un pouvoir contraignant qui lui est propre et constitue un niveau d'organisation, une forme d'existence réelle avec laquelle l'individu entre en interaction.

4. Une anthropologie pluraliste

Des anthropologies concurrentes

Notre culture contemporaine est porteuse de conceptions anthropologiques explicites  et d’autres implicites, adoptées par défaut..

Alain de Libera a montré que, dans la modernité, le « sujet », précédemment support et substance (subjectum) a été assimilé à la subjectivité, au sens du mental. Le sujet en serait le centre nommé Je, ou ego, puis il a été considéré comme agent unifié, souverain de ses conduites (Archéologie du sujet, 2007, 2008, 2014). Une anthropologie subjectiviste a vu le jour.

À l’opposé, s'est profilé le point de vue matérialiste qui a essayé de faire valoir l’idée d’un Homme-machine, que ce soit une machine biologique (un Homme neuronal) ou une machine informatique (un Homme computant). Une anthropologie naturaliste s'est largement développée.

Nous ne souscrivons à aucune de ces anthropologies, car notre vision est celle d'un individu pluriel, tant par ce qui le constitue, que par ce qui le conditionne. C’est celle d'un Homme pluridimensonnel intégré dans l'Univers pluriel. De ce fait que l'inclusion de l'Homme dans l'Univers évidente. Cependant, si l'espèce humaine est une espèce animale de la même étoffe que l’Univers qui l’entoure, elle a aussi une spécificité irréductible, contrairement à ce que le naturalisme réductionniste voudrait faire croire.

L’humain est sujet aux passions et à la démesure. Chaque individu humain est complexe, divisé, conflictuel, tiraillé entre des déterminations biologiques, cognitives et sociales. Sa personnalité vient synthétiser l'ensemble d'une manière imparfaite, car elle s'est constituée par strates au cours de l’histoire de chacun, selon des exigences diverses. Simultanément, la plupart des humains possèdent des capacités de raisonnement et de pensée qui leur donnent la possibilité de se distancier, d’instituer un ordre social et de réguler leurs relations avec les autres.

Emmanuel Kant, après avoir critiqué la psychologie rationnelle, a ouvert la possibilité d’une psychologie empirique en montrant le caractère phénoménal du mental qui peut être perçu par le sens interne. Il a aussi ouvert la possibilité d’une approche empirique plus large de l’Homme dans ses actions, son histoire, son insertion sociale (Anthropologie d’un point de vue pragmatique). Il faut rendre hommage à Kant qui est ainsi l’initiateur d’une étude empirique très large des conduites humaines. Fidèle à la démonstration de la Critique de la raison pratique, il n’oublie pas que l’Homme peut être animé dans ses actes par une morale référée à des idées de la raison. L’anthropologie doit donc comporter deux aspects, ce que l’Homme fait par nature (déterminisme) et ce qu'il fait par raison (liberté).

Cette distinction peut être vue autrement et de manière moins tranchée. Si on admet que les capacités intellectuelles et morales de l’Homme ne sont pas transcendantes, on doit considérer qu’elles sont produites par une forme d’existence autonome en l’Homme. Elles sont donc consubstantielles à ce qui constitue l’être humain. Le niveau cognitif, langagier et représentationnel, générant l’intelligence et la pensée, est intimement imbriqué aux autres modes d’organisation existant chez l’individu, ce qui permet de concevoir l’être humain sans dualisme.

L’Homme subit des déterminations psychologiques et sociales qui peuvent être étudiées empiriquement. Comme il faut bien qu’elles passent par l’individu (sauf à considérer qu’il soit une marionnette mue par des ficelles mystérieuses ou par des forces occultes), nous suggérons qu’elles utilisent deux des niveaux d’organisation qui le constituent, biologique et cognitif.

Notre propos aboutit à une conception anthropologique pluraliste, car elle constate des formes d'existence et des modes de détermination divers. Elle constate une pluralité en l'Homme vis-à-vis de laquelle la synthèse individualisante de la personnalité est une conquête et la souveraineté du sujet unifié et souverain une illusion trompeuse.

L'Homme est un vivant très doué pour les passions, la démesure et la déraison. Cependant, il peut se limiter individuellement par une morale et collectivement par des lois et des institutions appropriées. Entre la tendance à la pléonexie et à la mesure, il existe un équilibre instable, qui souvent échoue en faveur de la première.

Une proposition anthropologique

Notre anthropologie philosophique s'appuie sur les sciences existantes qui s'appliquent à l'Homme. Elles sont nombreuses, car presque toutes sont concernées depuis les sciences fondamentales comme la physique et la chimie jusqu'aux sciences humaines et sociales en passant par les diverses disciplines biologiques et médicales.

Nous avons tenté une synthèse à partir du principe selon lequel on peut distinguer différentes sciences (avec leurs domaines et leurs objets propres), qui visent des niveaux ontologiques différents en l’Homme. Le schéma anthropologique que nous proposons correspond donc au regroupement de différents domaines disciplinaires en tant qu'ils présentent une unité.

Les sociétés que l'Homme crée en viennent à avoir une forme d'existence propre instituant ainsi un néo-environnement techno-socio-culturel bien particulier avec une évolution historique qui lui est propre. L'Homme n'est pas à part dans l'Univers, il en fait partie intégrante, mais il a aussi une possibilité de connaissance, de distanciation et de clivage d'avec son environnement naturel.

Le niveau cognitif et représentationnel, que nous avons mis en avant est suffisant pour expliquer l’intelligence et la pensée. Il est inutile de chercher ailleurs, dans le monde des idéalités ou dans une quelconque transcendance. L’être humain possède des capacités cognitives qui lui donnent la possibilité de penser, de transmettre une culture, d'agir de manière intentionnelle et d’instituer un ordre social (des relations interhumaines régulées). Ces capacités sont inhérentes à ce qui constitue l’Homme.

Conclusion : l’amorce d’une anthropologie pluraliste

C’est le rôle de la philosophie que de tenter une synthèse rationnelle des savoirs sur l'Homme, existant à un moment donné de l'histoire intellectuelle et scientifique. Elle peut ainsi en donner une vue d’ensemble, construire un schéma directeur pour la pensée. Cette silhouette sommaire sera intéressante et utile si elle considère tous les aspects de l'humain, depuis la vie organique, jusqu’à la vie sociale.

L’ensemble de propositions faites ici est succinct. Il s’agit d’un schéma anthropologique fondé sur une ontologie pluraliste que nous jugeons plus heuristique que les ontologies traditionnelles. Il peut aider la recherche dans le domaine des sciences humaines et sociales. Outre leur légitimité empirique, qu’elles ne tiennent que d’elles-mêmes, elles trouvent ici une légitimité ontologique par la désignation de formes d’existence auxquels répondent les domaines d’études empiriques.

 

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L'auteur :

Juignet Patrick