Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Homme, humain et humanité

Humanité ou sagesse ?

 

Qu'est-ce que se montrer « humain », au sens humaniste ? Il n'y a pas de réponse précise à ce sujet, mais plutôt un ensemble de critères convergents communément admis. Nous verrons aussi que se conduire humainement demande autant d'habileté que de sagesse.

What does it mean to be « human », in the humanist sense? There is no precise answer to this subject, but rather a set of commonly accepted converging criteria. We will also see that behaving humanly requires as much skill as wisdom. 


Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Humanité ou sagesse ? Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/humanite-sagesse.

 

Plan de l'article : 


1. Les qualités qui rendent humain
2. Il faut que cela soit possible
3. Un abus de langage ?
4. L'humanisme, un acquis civilisationnel
Conclusion : humanité et humanisme


 

« Hommes soyez humains, c'est votre premier devoir » (Jean-Jacques Rousseau, 1762, Émile ou de l'éducation).

 

Texte intégral :

1. Les qualités qui rendent humain

Les expressions fréquemment utilisées comme « être humain », ou « faire preuve d'humanité », ou encore « le respect dû à la personne humaine », montrent qu'il existe dans notre civilisation occidentale un d'accord collectif sur ce qu'est être humain - ou ne pas l'être ! -. Cette appellation a donc une certaine légitimité. Nous commencerons par une approche subjective du problème, en nous limitant à quelques traits caractéristiques et communément admis concernant l'humanité.

Respecter la Loi

De nombreuses morales ou sagesses traditionnelles défendent l'idée d'avoir une parole et une attitude justes. Mais par rapport à quoi ? Quels sont les critères de ce qui est juste ?  Sont-ils donnés par les lois et lesquelles ?  Aristote parlait de loi commune aux humains (par opposition aux lois particulières variables et parfois contestables). Emmanuel Kant dans le Fondement de la métaphysique des mœurs nous dit :

« Tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi (loi d’honnêteté, etc.) dont cette personne nous donne l’exemple ».

Dans une tout autre perspective, Claude Lévi-Strauss a mis en avant l'inclusion des relations humaines dans l'ordre symbolique. En l'associant à Marcel Mauss, on peut y voir aussi la capacité à « donner, recevoir, rendre », qui semble être au fondement des relations humaines socialisées.

Loi commune, honnêteté, ordre symbolique, réciprocité dans l'échange, il y a un ensemble de règles de conduite constamment retrouvées qui constituent le socle des relations humaines dans presque toutes les sociétés. On peut les considérer comme un invariant anthropologique civilisationnel. Ces formes élémentaires de la sociabilité se construisent grâce à l’éducation et dans les relations avec les autres. Ces règles constituent le fondement de l'humanisation et de la civilisation.

À l'inverse, on trouvera des attitudes arbitraires, cyniques, absurdes, violentes, sans réciprocité, celles individuelles des hors-la-loi, et celles collectives des régimes politiques dictatoriaux, barbares ou totalitaires. 

Avoir une identité

Être humain, demande d'avoir une identité individuelle et collective. L’identité individuelle permet de savoir que l’on existe en tant qu’individu. Elle se manifeste par des particularités parfois un peu baroques que nous délaisserons. Au-delà de cet aspect, l'identité permet à l’individu de se reconnaître comme perdurant dans le temps malgré les changements et la pluralité de ce qui le constitue. Elle permet d'acquérir et d'adopter des principes de conduites stables dans un cadre civilisationnel donné. 

L’identité sociale vient de la culture, de l’histoire, des traditions, du langage, dont le partage est un support de la sociabilité. Être humain, c’est avoir une individualité ancrée dans le collectif, dans la communauté. Il se crée ainsi les conditions nécessaires au partage et à l’échange avec les autres. L’identité sociale est donnée par les traditions de son village, les mœurs de son pays, mais aussi par un universalisme ouvrant sur ce qui est commun à tous. C'est sur la base d'une identité partagée que la sociabilité se crée.

Dans un contexte d'anonymat, de « pluri-miliardisation » de l'espèce humaine (environ huit milliards d'individus en 2024), de mondialisation et de mixage des cultures, l'identité se brouille. Cela devient un véritable enjeu de se forger une identité et constitue une inquiétude contemporaine largement répandue. La lutte pour garder son identité peut faire tomber dans l'excès du particularisme, du communautarisme, du « wokisme ». C'est une exacerbation qui défait les liens sociaux.

Partager avec les autres

L’humain est égoïste, mais il est aussi empathique. C'est ce qui lui permet de compatir aux souffrances, de partager les joies, à partir de quoi des liens se créent. Être humaniste, c'est valoriser et entretenir ces liens avec ceux qui nous entourent. C’est manifester une solidarité, une générosité, s’entraider. Les personnes équilibrées se soucient spontanément des autres, ce qui crée du lien et du partage. Elles transmettent aux autres, aux jeunes, ce qu'elles connaissent. Le partage du savoir, de la culture, construit l'humain en chaque Homme. 

Au contraire l’inhumanité se manifeste par une attitude froide, indifférente, malveillante, conduisant à traiter l’autre comme un moyen, un pion utile ou inutile. L’individu inhumain est coupé des autres, indifférent, robotisé ; il agit froidement par calcul, selon des comportements guidés par son intérêt immédiat ou fondés sur la hiérarchie et les normes sociales. Il est animé de passions hostiles et égoïstes.

Se limiter

L’Homme a une propension à l’excès, à l’outrance, à vouloir tout et toujours plus. Cette absence de limite conduit à l’affrontement avec les autres et souvent à l’auto-destruction. La démesure a été repérée très tôt par la philosophie grecque et nommée hybris (du grec ancien húbris). Platon, dans La République, parle de la pléonexie (la passion d’avoir plus). Cette envie sans limites, si elle concerne les biens, produit la cupidité et l’avarice, et si elle concerne soi-même produit l’orgueil, l’arrogance et la fatuité. Dans son discours, Platon fait intervenir Socrate pour montrer que la pléonexie est destructrice pour la Cité.

De nos jours, dans un langage plus psychologique, on parlera d’avidité et de toute puissance. Ces tendances infantiles font naître chez l’individu une volonté sans frein qui ne considère rien d’autre qu’elle-même. L’avidité est prête à tout, y compris à la destruction, pour posséder toujours plus. Être humain, c’est ne pas tomber dans cet abîme destructeur, c’est pouvoir y opposer la tempérance, la modération. Se limiter sert à se préserver et à préserver les autres, c’est ce qui permet d’entrer dans une sociabilité harmonieuse.

Penser et se conduire prudemment

Les philosophes s'entendent sur le fait que l’Homme est un être pensant. Mais, au-delà de la pure capacité intellectuelle, il s'agit pour ce qui nous préoccupe ici de penser les relations interindividuelles et sociales. En appliquant ce qui vient d'être énoncé plus haut, ce serait penser en tenant compte de la Loi, de soi-même et  des autres. Mais il y a aussi un autre aspect à ne pas négliger : la complexité des problèmes. Ce n'est donc ni simple, ni évident.

Les affaires humaines sont toujours complexes, et, pour se conduire en connaissance de cause, il faut saisir de nombreux paramètres et tenir compte des conséquences de ses actes (car les effets pervers sont constants). S’en tenir à un seul aspect, c’est le plus souvent être dans l’erreur, même si on tient un raisonnement rationnel. Une pensée qui néglige la complexité humaine est une pensée limitée et inconséquente. L'humanisme impose un jugement pondéré et adapté à des situations complexes. C'est la raison pour laquelle Aristote s'est opposé à Platon, car il avait noté que les raisonnements logiques sont parfois trompeurs et insuffisants.

Il faut donc de la prudence, dont on peut dire qu'elle fait partie de la sagesse. Plus généralement, la sagesse consiste à coordonner des systèmes de valeur plus ou moins compatibles, à hiérarchiser les choix en fonction des circonstances. La sagesse, c'est une habileté pour faire face aux situations complexes. Cette sagesse est nécessaire pour conserver sa dignité, sa sociabilité, son empathie, alors que les circonstances (conflictuelles ou absurdes) ne s'y prêtent pas.

Un grand nombre de personnes respectent les formes élémentaires de la politesse et de la civilité, sont honnêtes, admettent les lois communes. Elles pratiquent la réciprocité dans le cadre de relations jugées justes. Elles vivent ce que George Orwell appelle la « common decency » et Jean-Claude Michéa la « sociabilité primaire ». Respect, justice, réciprocité, sont au cœur de l’humanité. Ces principes garantissent une possibilité de dignité pour chacun. Dignité et respect de soi et des autres vont ensemble.

La difficulté majeure survient que lorsque l'on est confronté à des personnes ou des groupes sociaux vindicatifs, barbares et irrespectueux. C'est dans les situations conflictuelles où la pondération et la sagesse sont les plus utiles, pour trouver comment se défendre efficacement tout en restant fidèle à ses principes.  

Finalement, une orientation humaniste

Se montrer humain impose d'éviter les points de vue simplistes et intolérants. Ce n’est pas être sceptique, mais circonspect dans ses affirmations et les conduites qui en découlent. La pensée individuelle dépend de l’idéologie dominante. Cette dépendance idéologique est inéluctable, car l’Homme reçoit son identité d’une culture donnée. Être humain, c’est se distancier, critiquer l’idéologie, ce que permet la philosophie, si elle joue correctement son rôle. 

La manière humaine de se conduire rassemble les qualités qui viennent d'être décrites (et quelques autres). Par humanité, au sens humaniste, nous désignerons la manière de se conduire de l'Homme lorsqu’il se montre altruiste et sociable, maîtrisé et empathique, digne et respectueux. Ce n'est pas spécialement facile. Cela demande une sagesse et un accomplissement personnel permettant de le réaliser au sein d’une société historiquement déterminée.

2. Il faut que cela soit possible

Ce que nous avons évoqué ci-dessus n'est pas toujours possible dans un contexte social et une époque historique donnée. Cela demande des conditions qui dépendent de la collectivité (famille, entourage et société). Nous allons en envisager quelques-unes, dont on s’apercevra qu’elles ne sont par toujours présentes pour tous les humains.

Bénéficier d’une éducation

Les vertus évoquées ci-dessus n'éclosent pas spontanément, elles s'acquièrent grâce à une éducation permettant un équilibre personnel, une maturation au fil des années et l’acquisition d’une culture. La culture donne des repères, elle transmet des valeurs morales et donne une identité sociale. Mais, contrairement à ce que prétend le relativisme, toutes les cultures ne se valent pas. Il faut une culture porteuse d’égalité et de fraternité. Il existe des cultures ou des sous-cultures barbares, utilitaristes, élitistes, qui valorisent l’égoïsme, la haine, la violence et la domination (le nazisme, par exemple, ou certaines cultures traditionnelles vindicatives). Dans ce cas, il n’y aura guère de possibilité que se développe ce que nous nommons l'humanité.

Il est absolument nécessaire que l’éducation, en particulier précoce, forge des schèmes relationnels positifs entre enfants et adultes et entre pairs. Si les schèmes relationnels de base sont marqués par la haine, la jalousie, la persécution, rien ne pourra les rectifier ultérieurement. Il faut aussi une éducation qui apprenne les règles, permette d’en comprendre l’utilité, puis de les intégrer et de les faire sienne. L’individu mémorise sur le plan psychique tous ses apprentissages, ce qui va guider ses relations ultérieures avec ses semblables. Pour qu’il se montre humain et respectueux, il faut une éducation réussie.

Prendre son temps

On s'étonnera de ce thème inhabituel, mais la modernité véhicule une idéologie de la vitesse et du rendement qu'il faut critiquer dans une perspective humaniste.

Pour développer les qualités humaines décrites plus haut, il faut nécessairement avoir du temps. Le temps permet d’agir en conscience, de faire bien ce que l’on a à faire. Il permet d’être civil, disponible pour les autres, ce qui est impossible si on est stressé et pressé. Prendre son temps donne une possibilité d’attention et de sérieux vis-à-vis de soi, de l’autre, de la chose faite quelle qu’elle soit. Être humain, demande du temps libéré des passions et des agitations. Ce temps servira à penser calmement, en étant momentanément exempt des nécessités vitales, des avidités pulsionnelles. Il permet aussi de se distancier des conflits sociaux et des idéologies.

L'idée de prendre son temps rejoins un grand nombre de traditions philosophiques. Si l’on évite la métaphysique et que l’on s’en tient à l’aspect pratique, la  méditation, les exercices spirituels, peuvent être considérés comme des moments libérés permettant de penser honnêtement, authentiquement. Ces techniques permettent de se stabiliser et de se distancier par rapport à ce qui fausse le jugement. L'Homme a besoin de temps : le temps de bien faire et le temps de stabiliser l'agitation intérieure provoquée par les circonstances.

Être suffisamment libre

Pour exercer les vertus énoncées plus haut, il faut être libre. La liberté dont il est question ici ne consiste pas dans une indétermination ou une pensée pure et autonome hors de tout contexte (ce qui correspond à l’illusion d’une liberté absolue, parfaitement vaine). Il s’agit de la liberté concrète donnée dans l'éducation et par la société, liberté consistant dans la possibilité de faire des choix et d'agir selon ces choix au quotidien.

Celui qui a été endoctriné dès l’enfance sur les plans idéologiques et religieux a peu de chance de pouvoir réfléchir librement. Celui qui est asservi par un travail utilitaire épuisant n’aura guère la possibilité de penser. Celui qui est contrôlé à tous les instants de sa vie ne pourra pas se sortir du conformisme social. L’invention d’une société meilleure et plus humaine sera difficile à envisager si c’est l’actuelle qui est collectivement et unanimement désignée pour être la seule possible.

Aller vers plus de justice et de tolérance impose de se distancier par rapport aux déterminismes socioculturels qui n’y sont pas favorables. Comme on le constate régulièrement, les crispations identitaires provoquent l’exclusion et l’ostracisme qui peuvent dégénérer en guerre et génocide. Appuyé sur sa culture, il faut aussi pouvoir s’en libérer. En termes philosophiques, on parlera aussi « d’autonomie », par opposition à l’hétéronomie d’une vie endoctrinée, asservie à des normes, à des contraintes politiques.

Participer à la civilisation

Si nous avons cité Jean-Jacques Rousseau au début de l’article pour noter l'idée d'un devenir humain, ce n'est pas pour autant que nous souscrivions à une naturalité et une spontanéité d'un devenir humain, pourvu que l'on supprime les perversions amenées par la société. L'humanité est une conquête qui est d'abord sociale et culturelle. Acquérir dignité, liberté, empathie est le produit d'une maturation personnelle au sein d'une culture complexe permettant simultanément l'individualité et l'universalisme.

Le milieu social et culturel, créé par l'Homme, ordonne les conduites individuelles pour les rendre humaines au travers de normes et modèles, de manières variables selon la culture et le moment de développement historique.  Norbert Elias montre que « le processus de civilisation consiste en une modification de la sensibilité et du comportement humain dans un sens bien déterminé » (La dynamique de l'Occident, p. 181). Ce processus viendrait de ce que l'interdépendance entre les hommes donne naissance à un ordre spécifique qui, à l'époque moderne occidentale dont on fait remonter le début au XVIIe siècle, ordre qui a mené à un adoucissement des mœurs.

La difficulté tient à ce qu'à la communauté de l'humanité répond une pluralité des cultures, qui ne sont pas toutes équivalentes du point de vue des valeurs.

3. Des humains inhumains ?

En admettant que tout ce qui a été décrit ci-dessus soit possible et réalisable, il reste une question de fond. Certains hommes sont étrangers à « l'humanité » telle que nous la décrivons, ce qui implique l’affirmation paradoxale que des hommes ne soient pas humains ! Mais alors, que seraient ces hommes non humains ? Des humains inhumains, voilà un problème embarrassant

Humain et inhumain

Le terme homme est utilisé pour désigner les individus de l'espèce Homo sapiens. Il existe dans cette espèce des individus qui se conduisent tout autrement de ce que nous avons exposé ci-dessus. Ils sont incultes, violents, indifférents, sans empathie, se montrent sadiques, ubuesques, sans loi, ni respect des autres. Ces attitudes sont attribuables à des personnalités pathologiques, mais elles sont aussi provoquées par des organisations sociales violentes, le maximum étant atteint par les polices et les armées des États totalitaires, perpétuant sans état d’âme massacres, tortures, asservissement. On qualifie tout cela d’inhumain. Nous voilà donc avec des hommes inhumains.

L’agressivité, la violence, l’égoïsme, la toute puissance font partie de l’Homme au sens générique. L’individu se montre souvent violent et prédateur contre ses semblables. Beaucoup d’hommes sont menteurs, tricheurs, enclins à transgresser la loi commune. On pourrait donc tout autant dire qu’être « humain », c’est se montrer violent et hors-la-loi. On se retrouve dans l'obligation paradoxale de désigner des êtres humains comme inhumains. Avançons-nous un peu dans ce paradoxe qui s’avère ne pas être trivial.

Résoudre le paradoxe

Les distorsions langagières ont toujours des conséquences fâcheuses, car elles introduisent des biais dans la pensée. Parler d’humanité sans précision risque d’induire un raisonnement fallacieux conduisant à négliger la part nuisible de l’homme et à la rejeter ailleurs, chez l’autre, l’étranger, le barbare. L’Homme a diverses potentialités, dont certaines sont nocives. Il s'ensuit que ce qui est communément qualifié d’humain, correspond à une manière d’être possible, mais nullement certaine, celle d'un individu éduqué, équilibré, sage, mature. L’humanité au sens commun est une possibilité de l’Homme, mais elle n'advient pas toujours.

La question d'un homme éventuellement inhumain, vient du double sens du terme humain : soit il vise un individu de l'espèce humaine, soit il vise l'accomplissement humaniste possible chez celui-ci et qui n'est nullement certain. Pour distinguer ces deux sens, faudrait-il avoir deux mots ? 

Pour éviter le paradoxe d'un homme-inhumain, on pourrait simplement parler de sagesse altruiste, de sociabilité positive et accomplie, de décence et de dignité. On pourrait évoquer une potentialité empathique ancrée dans ce qui constitue l’Homme (ses premières identifications), sans la nommer. Mais, ces périphrases alourdiraient le discours, alors que l'on a des termes communément admis et faciles d'emploi comme humanité et humanisme.

Il y a aussi une autre raison, plus sérieuse, de garder le terme d’humanité, tout en sachant qu’il recouvre uniquement l’une des possibilités de la condition humaine. L’usage courant du terme « humanité » valorise et généralise ce qui chez l'Homme permet l’épanouissement de l’individu et la vie en société. Il donne une universalité à ce qui n'en a pas toujours, mais devrait en avoir une.

Cette manière de parler correspond à une position éthique. On désigne par « humain » ce que devrait être l’homme, et  par « humanité » les qualités qu’il devrait avoir. Cette tradition langagière présente un intérêt, car il y a légitimité à promouvoir l’humanisme, à vouloir en faire l’essentiel de l’homme. La civilisation correspond à une « humanisation de l’humanité », à quoi s’oppose la « décivilisation » toujours possible, écrit Norbert Elias (La théorie des symboles, p. 148.).

4. L'humanisme, un acquis civilisationnel

Un humanisme tout récent

Tardif, le mot « humanisme » se trouve chez les auteurs des XVe et XVIe siècles : studia humanitatis ou litterae humaniores, c’est-à-dire « études d’humanité » ou « littérature humanisante », ou encore bonae litterae, les « bonnes lettres », non seulement au sens esthétique de « belles-lettres », mais aussi et plus encore au sens moral d'une éducation lettrée qui rend meilleur. L’humanisme repose sur l'idée anthropologique d'un Homme éducable, transformable positivement, sur l'espoir d'une sortie possible de la barbarie. 

Né à la Renaissance, l'humanisme s'est continué à l’époque des Lumières. C'est une philosophie qui suppose que l'Homme peut s'humaniser et que c’est réalisable, car de nombreux humains sont pourvus des qualités fondamentales nécessaires. L’humanisme suppose un fond commun à la condition humaine, une humanisation possible pour la plupart des membres de l’espèce humaine par une action éducative individuelle et, collectivement, par un mouvement civilisationnel.

Toute personne humaine appartient à une culture particulière qui défend des règles et coutumes qui ne sont pas universelles et parfois sont contraires à celles d'autres cultures. Avec la philosophie des Lumières, une importante avancée a eu lieu, car la pensée s'est universalisée ; elle a pu s'émanciper de l'appartenance communautaire. C'est ce mouvement qui a conduit vers les « droits de l'Homme ».

La philosophie comme proposition que nous défendons ne doit pas édicter de normes ce qui permet d'échapper à particularisme. Si l'on s'en tient à des principes éthiques, ils sont largement partageables par toute personne raisonnable. Leurs conséquences impliquent une réflexion critique qui vient ensuite et doit être laissé à la responsabilité de chacun. Cela peut inclure des questions telles que les conséquences de nos décisions, l'équité dans la répartition des ressources, la diversité culturelle, le traitement des questions environnementales, etc.

Éthique humaniste

L'éthique est un aspect fondamental de l'humanisme. L'humanisme défend des principes donnés comme des valeurs contribuant à la dignité de l'Homme et à l'amélioration civilisationnelle. Les principes éthiques de l'humanisme incluent la liberté individuelle, de la justice sociale, du respect des droits la responsabilité personnelle. Ces principes visent pour favoriser l'humanisation des individus ainsi que de créer des communautés et des sociétés justes qui le permettent. L'éthique de l'humanisme défend le respect de la dignité humaine, la justice sociale et la responsabilité individuelle et collective.

Le versant éthique de l’humanisme prône la dignité et la valorisation de tous les individus humains et rejette les diverses formes d’assujettissement et d'asservissement. C’est un effort pour surmonter les affrontements culturels, politiques et sociaux, pour protéger les individus au nom d’un principe supérieur. L’humanisme suppose un fond commun à la condition humaine, une humanité possible et devant être mise en acte. C’est un effort pour sortir l’homme de la barbarie, pour le civiliser.

L’individu humain est complexe, il associe aspects biologiques, psychologiques, culturels et sociologiques. L'humanisme ne peut faire l'économie de la pluralité de l’homme. À partir de là, une conséquence inattendue de l’humanisme consiste à respecter la pluralité de ce qui constitue l’homme, et conséquemment, à rejeter les doctrines réductionnistes qui cherchent à n'en voir qu'une seule.

L'humanisation est un accomplissement possible durant la vie. Dans cette perspective, l’humanisme marque une rupture avec les métaphysiques projetant dans l’au-delà les fins ultimes de l’Homme. L’actualisation des possibilités d'humanisation se produit pendant la vie grâce à l'éducation, l'acquisition d'une sagesse pratique (et non par un accomplissement spirituel conduisant vers un au-delà de la réalité).

Et l'anti-humanisme ?

La distinction entre homme et humanité reprend dans le langage courant celle entre conception anthropologique et éthique. Elle permet de résoudre l'une des crises de la postmodernité due à l’anti-humanisme qui a un moment prévalu.

Martin Heidegger s'est montré critique : « Ce qui compte, c’est l’humanitas au service de la vérité de l’Être, mais sans humanisme au sens métaphysique » (Lettre sur l’humanisme, p. 127). Contre cet avis, nous dirons que l'humanisme ne suppose rien de métaphysique et au contraire mise sur le concret pour faire advenir l'humanité chez des individus qui peuvent en manquer. Il est cruel, mais nécessaire, de rappeler que si Martin Heidegger avait compris l'enjeu de l'humanisme, il n'aurait pas été complice du nazisme.

Déjà en 1932, Carl Schmitt décrivait le concept d’humanité comme un « instrument idéologique » (La Notion de politique,  p. 98) et en 1968, Althusser repris ce thème en affirmant que « le concept d’humanisme n’est qu’un concept idéologique » (Pour Marx, Maspero, 229). Pour ces auteurs, une tromperie idéologique mettrait en avant un idéal cachant la réalité sociale. Ce positionnement critique néglige de signaler que l'humanisme ne promeut aucun concept abstrait de l’Homme, mais cherche à faire advenir concrètement des qualités humaines.

La dénonciation de l'humaniste a été reprise par Michel Foucault et la philosophie post-moderne. La doctrine humaniste aurait inventé un personnage fictif et y ramènerait toute une série de choses qui n’en dépendent pas. Ce personnage fictif, l’homme, serait à la fois conscience souveraine, sujet transcendantal et simultanément sujet psychologique ce qui est impossible. Cette critique justifiée n'implique pas l’abandon du projet humaniste. Ce serait jeter le bébé humaniste avec l’eau du bain de la postmodernité désabusée. L'humanité n'est pas une chose dont on pourrait dire qu'elle est réelle ou fictive, c'est un devenir possible, qui a besoin d'être construit, édifié activement.

Dans la perspective d'une diversité des devenirs possibles pour l’Homme, l’humanisme propose d'agir pour que l’humanité – possible, mais pas certaine chez l’homo-sapiens – advienne. Il veut actualiser l'humanité dans chaque individu. C’est donc un projet et, par là même, une éthique désignant comme bien ce qui forge la sociabilité et la dignité. L’éthique humaniste n’implique pas une attitude complaisante ou compassionnelle envers l’homme, ni un anthropocentrisme, mais plutôt la mise en œuvre des conditions nécessaires à l’humanisation. Conditions éducatives appuyées sur une connaissance sans complaisance des caractéristiques de l’homo-sapiens, permettant de comprendre ce qui peut faire advenir une humanité, opposable à la barbarie sans cesse renaissante.

Face à la barbarie, l'humanisme doit être défendu. Il ne s'impose certainement pas de lui-même. Défendre l'humanisme est un enjeu politique qui demande parfois l'usage de la force. Seules les institutions politiques, si elles sont justes et soutenues collectivement, peuvent contenir les brutes et les tyrans. Contre la résurgence incessante de la violence, de l'égoïsme, de l'avidité pour le pouvoir et l'argent, il faut des institutions politiques contenantes.   

C'est là que l'éthique doit se doubler de règles limitatives pour conduire la politique. Certes, on peut vouloir aller vers un idéal, un souverain bien, mais il faut des limites, car la fin ne justifie pas les moyens. Ces derniers peuvent même compromettre totalement la finalité visée. Il est évident que se montrer inhumain pour défendre l'humanisme est contradictoire et irresponsable, car c'est augmenter la barbarie.

Une philosophie pratique

Comme éthique, l'humanisme a nécessairement une application pratique. Mais, il faut se montrer prudent sur la manière de procéder. Toutes les philosophies anciennes proposent des techniques de vie, des codes de conduite ; c’est aussi le cas de nombreuses religions. Ces diverses propositions, par ailleurs intéressantes, présentent l'inconvénient d'imposer quelque chose de général et d'intemporel qui néglige les circonstances sociales actuelles auxquelles chacun doit s’adapter. La philosophie doit éviter toute injonction dogmatique qui irait à l'inverse de la liberté pratique propre à l'humanisme. 

La prétention à diriger sa vie se heurte à l’écueil intellectualiste-volontariste. Il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir, car il existe des déterminations biologiques, psychologiques, sociologiques, culturelles, et même épistémiques (les manières de penser), indépassables.La philosophie doit rester prudente et succincte en se limitant à des principes éthiques généraux (modulables par chacun et selon les circonstances). Elle doit surtout œuvrer à mettre en évidence les déterminismes cachés. Il faut une démarche plus sophistiquée que les morales traditionnelles, une réflexivité qui donne les moyens de louvoyer dans la contingence.

Dans le cadre d'une éthique humaniste, il paraît préférable que chacun trouve et invente, en fonction de son tempérament et des circonstances sociales dans lesquelles il se trouve, la manière de se conduire la plus adaptée. Pris dans les conflits de la vie et le ballottement des contraintes sociales, il n'est pas toujours facile de se conduire humainement ; il faut de l'habilité, ce qui rejoint l'idée de sagesse, au sens d'une expérience de la vie et d'une nécessaire pondération. L'humanisme demande une sagesse et une habileté pour se mettre en pratique.

La sérénité individuelle est des plus enviable, mais ses conditions dépassent la philosophie ! La sérénité demande un équilibre relationnel, psychique et biologique, qui pourrait se nommer la santé. L’apaisement des conflits psychiques demande un travail d’analyse et de résolution, un accord entre les actes et la volonté, et enfin des conditions relationnelles paisibles. Un certain retrait de la vie sociale peut être utile pour diminuer les innombrables pressions, sollicitations, contagions affectives qui empêchent l’autonomie et la sérénité.

De plus, les manières d’arriver à la sérénité sont variables. Pour certains, une vie active donne le sentiment du devoir accompli, mais pour d'autres une vie méditative et en retrait sera plus adaptée. Ces choix peuvent donner lieu à des « petits récits » (par opposition aux « grands ») qui proposent des manières de vivre heureuses et harmonieuses, au vu du contexte politique, sociétal et environnemental. On retrouve ici la philosophie comme sagesse.  Parler de sagesse et de récit, c'est une manière d'éviter le prescriptif et le normatif.   

L'humanisme étant présent comme visée éthique, c'est à chacun et à chaque instant d'inventer la conduite qui le fera prévaloir. La  philosophie comme proposition, doit s'en tenir à des principes éthiques laissant à chacun le soin de préciser les règles à suivre. Se conduire humainement implique un effort quotidien et une inventivité dans les domaines personnels, professionnels, publiques, alors même que de nos jours les repères moraux traditionnels font largement défaut et que la pression sociale (conflictuelle, concurrentielle) y contrevient. Cela nécessite « un exercice, toujours fragile, toujours renouvelé, de la sagesse » pour reprendre les termes de Pierre Hadot (Exercices spirituels et philosophie antique, p. 346). Sagesse qui recommande la bienveillance, mais aussi la force, s'il faut défendre des droits humains mis en danger.

Conclusion : humanité et humanisme

L’éthique humaniste est une éthique qui se donne pour idéal le développement de l'humanité possible en chaque homme. Ce possible n'est pas toujours réalisé. Il existe des idéologies barbares, utilitaristes, élitistes qui s’y opposent. Au vu du poids des déterminations psychologiques, sociales, économiques et politiques agissant sur les conduites humaines, il serait naïf de penser que la raison philosophique puisse exercer une influence directe et décisive à ce sujet. L’éthique humaniste joue plutôt comme un idéal qui appelle des actions pratiques.

Ce sont ces actions pratiques, à la fois individuelles et collectives, qui peuvent créer les conditions psychologiques, éducatives, politiques, économiques et sociales nécessaires à la réalisation de l'humanisme. Elles sont innombrables et participent à ce qu'on nomme globalement une civilisation.

L'humanisme a un effet pratique : son application apporte une limitation morale. Une action, si elle détruit l'humanité en l'homme, ne peut être bonne, même si elle est faite au nom d'une cause jugée noble, d'un intérêt estimé supérieur, d'un idéal considéré suprême, ou au nom du sens de l'histoire. Inversement, on voit l'intérêt politique qu'il y a à récuser l'humanisme et imposer une idéologie relativiste : la violence faite aux hommes peut être justifiée au nom de particularités locales ou circonstancielles. Les exemples récents sont innombrables.

Les vertus qui rendent l’Homme « humain », adviennent chez l’Homo sapiens au terme d’une éducation et d’une maturation personnelle réussies, dans un cadre socioculturel propice. L'humain est une potentialité : l'homme possède en lui ce qui peut le rendre humain. Mais cette potentialité n'est pas suffisante. Il faut un projet humaniste (défendu individuellement et collectivement de manière pratique) pour que cette humanité se réalise.

L'humanisme est un acquis civilisationnel à défendre âprement et à reconquérir à chaque génération, faute de quoi la barbarie reparaît avec son cortège de dégradations et de violence. C'est nécessairement un humanisme critique et sans complaisance, qui ne néglige pas la nocivité de l'Homme.

 

Voir aussi : La philosophie comme proposition

 

Bibliographie :

Abdenour B., Histoire de l'humanisme en occident, Paris, Armand Colin, 2014.

Althusser Louis, Pour Marx, Maspero, Paris, 1968.

Elias Norbert, La dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
           -          La théorie des symboles, Paris, Seuil, 2015.

Foucault Michel, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

Heidegger Martin, Lettre sur l’humanisme, Aubier, Paris, 1983.

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Juignet Patrick