Humanité ou sagesse ?
Qu'est qu'est-ce que se montrer humain, au sens humaniste ? Il n'y a pas de réponse précise, mais plutôt un ensemble de critères convergents. Nous verrons aussi que se conduire humainement demande à la fois de l'habileté et de la sagesse.
Pour citer cet article :
Juignet Patrick. Humanité ou sagesse ? Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/30.
Plan de l'article :
- 1. Des qualités remarquables
- 2. Il faut évidement que cela soit possible.
- 3. Un abus de langage ?
- 4. Une anthropologie pratique
- Conclusion: humanité et humanisme
« Hommes soyez humains, c'est votre premier devoir » (Jean-Jacques Rousseau, 1762, Émile ou de l'éducation).
Texte intégral :
1. Des qualités remarquables
Les expressions « être humain », ou « faire preuve d'humanité », ou encore « le respect dû à la personne humaine », etc. montrent qu'il existe dans notre civilisation un d'accord collectif sur ce qu'est être humain - ou ne pas l'être -. Cette appellation a donc une certaine légitimité. Nous commencerons par une approche subjective, en nous limitant à quelques traits caractéristiques et communément admis.
Être digne
Un grand nombre de personnes respectent les formes élémentaires de la politesse et de la civilité, sont honnêtes, admettent les lois communes. Elles s’attendent à la réciproque dans un cadre de justice élémentaire. Elles vivent ce que Jean-Claude Michéa nomme la sociabilité primaire ou la « common decency » de George Orwell. Respect, justice, réciprocité, sont au cœur de l’humanité. Ils offrent une possibilité de dignité pour chacun. Dignité et respect de soi et des autres vont ensemble.
Respecter la Loi
Emmanuel Kant dans le Fondement de la métaphysique des mœurs nous dit:
« Tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi (loi d’honnêteté, etc.) dont cette personne nous donne l’exemple ».
Après Claude Lévi-Strauss, on peut dire qu'il s'agit de l'inclusion dans l'ordre symbolique ou dans la Loi commune dont parlait déjà Aristote. C'est le cœur de règles constamment retrouvées qui constituent le socle des relations humaines dans presque toutes les sociétés. On peut les considérer comme un ensemble formant un invariant anthropologique.
Avec Marcel Mauss, on peut y voir aussi la capacité à « donner, recevoir, rendre ». Ces formes élémentaires de la sociabilité se construisent grâce à l’éducation et dans les relations avec les autres. Avec Claude Lévi-Strauss, on peut aussi rapporter ces règles et leur respect à l’ordonnancement constitutif de la culture humaine, ce qu’il nomme la fonction symbolique. Aristote parlait de loi commune aux hommes (par opposition aux lois particulières).
Avoir une identité
Être humain, c’est avoir une identité individuelle et collective. L’identité psychologique permet de savoir que l’on existe en tant qu’individu. Elle se manifeste par des particularités, parfois un peu baroques. Au delà de cette personnalité, l’identité a une forme de base. C'est ce qui permet à l’individu de se reconnaître comme perdurant dans le temps et comme unité stable malgré la pluralité qui le constitue. C'est une individualité qui ne se pare d’aucun oripeau, d’aucun masque et qui est la plus centrale pour l'humain.
L’identité sociale vient de la culture, de l’histoire, des traditions, du langage, dont le partage est un support de la sociabilité. Être humain, c’est avoir une individualité ancrée dans le collectif, dans la communauté. Se créent ainsi les conditions nécessaires au partage et à l’échange avec les autres. La culture à l’origine de l’identité sociale peut être formée par les traditions de son village, les mœurs de son pays, mais aussi par une culture universaliste ouverte. C'est sur la base d'une identité partagée que la sociabilité humaine se crée.
Partager avec les autres
L’humain généralement se soucie de l’autre, il est empathique et sympathique : il compatit aux souffrances, partage les joies, échange ses émotions. Il y a une résonance, des effets en miroirs, des identités communes entre les humains. Être humain, c’est être relié à ceux qui nous entourent, les comprendre. C’est manifester une solidarité, une générosité, s’entraider. Le mouvement d’entraide est souvent spontané et souvent freiné par les circonstances. Ce qui implique de dépasser l’égoïsme inhérent à l’individualité. C’est aussi transmettre aux autres ce que l’on connaît, ce que l’on aime, partager son savoir. L’inhumanité se manifeste par une attitude froide, indifférente, permettant de traiter l’autre comme un moyen, un pion utile ou inutile. L’individu inhumain est coupé des autres, indifférent, robotisé ; il agit froidement par calcul, selon des comportements guidés par son intérêt immédiat ou fondés sur la hiérarchie et les normes sociales.
Se limiter
L’Homme a une propension à l’excès, à l’outrance, à vouloir tout et toujours plus. Cette absence de limite conduit à l’affrontement avec les autres et souvent à l’auto-destruction. La démesure a été repérée très tôt par la philosophie grecque et nommée hybris (du grec ancien húbris). Platon, dans La République, parle de la pléonexie (la passion d’avoir plus). Cette envie sans limite, si elle concerne les biens, produit la cupidité et l’avarice, et si elle concerne soi-même produit l’orgueil, l’arrogance et la fatuité. Dans son discours, Platon fait intervenir Socrate pour montrer que la pléonexie est destructrice pour la Cité.
De nos jours, dans un langage plus psychologique, on parlera d’avidité et de toute puissance. Ces tendances infantiles font naître chez l’individu une volonté sans frein qui ne considère rien d’autre qu’elle-même. L’avidité est prête à tout, y compris à la destruction, pour posséder toujours plus. Être humain, c’est ne pas tomber dans cet abîme destructeur, c’est avoir la capacité d’y opposer la tempérance, la modération. Se limiter sert à se préserver et à préserver les autres, c’est ce qui permet d’entrer dans une sociabilité harmonieuse.
Penser prudemment
Toute la philosophie s’accorde sur le fait que l’Homme est un être pensant. Mais, au-delà de la pure capacité intellectuelle qui caractérise l’Homme, on peut se demander ce que serait penser, dans le cadre des affaires relationnelles et sociales, selon un principe d'humanité ? La première réponse possible est que ce serait penser en tenant compte des autres et de la complexité des problèmes. C'est la raison pour laquelle Aristote s'est opposé à Platon, car il avait noté que les raisonnements logiques sont parfois trompeurs et insuffisants.
Les affaires humaines sont toujours complexes, et, pour les conduire, il faut saisir de nombreux paramètres et tenir compte des conséquences, car les effets pervers sont constants. S’en tenir à un seul, c’est le plus souvent être dans l’erreur, même si on tient un raisonnement rationnel. Une pensée butée sur un seul aspect et qui néglige la complexité est une pensée limitée et inconséquente. On s’efforcera donc à un jugement complexe et pondéré, intégrant l’idéal de l’éthique aux limitations de la morale, en s'adaptant à la situation.
Se montrer humain impose de penser avec prudence, ce qui évitera les points de vue simplistes et intolérants. Ce n’est pas être sceptique, mais circonspect dans ses affirmations et les conduites qui en découlent. La pensée individuelle dépend de l’idéologie dominante. Cette dépendance idéologique est inéluctable, car l’Homme reçoit son identité d’une culture donnée. Être humain, c’est se distancier, critiquer l’idéologie, ce que permet la philosophie, si elle joue correctement son rôle.
Cette prudence fait partie de la sagesse. Plus généralement, la sagesse consiste à coordonner des systèmes de valeurs plus ou moins compatibles, à hiérarchiser les choix en fonction des circonstances. La sagesse demande aussi de l'habileté pour faire face aux situations compliquées. Cette sagesse est nécessaire pour conserver sa dignité, sa sociabilité, son empathie alors que les circonstances (conflictuelles, inattendues, aux enjeux complexes) ne s'y prêtent pas.
La manière humaine de se conduire dont nous voulons parler rassemble les qualités qui viennent d'être décrites (et probablement quelques autres). Par humanité, au sens humaniste, nous désignerons la manière de se conduire de l'Homme lorsqu’il se montre altruiste et sociable, maîtrisé et empathique, digne et respectueux. Ce n'est pas spécialement facile. Cela demande une sagesse et un accomplissement personnel permettant de le faire et d'accéder au sein d’une société historiquement déterminée.
2. Il faut évidemment que cela soit possible.
Il faut évidemment que le minimum que nous avons évoqué ci-dessus soit possible pour un individu humain vivant dans un contexte social et une époque historique donnée. Cela demande des conditions qui dépendent de la collectivité (de la société). Nous allons en envisager quelques unes dont on s’apercevra qu’elles ne sont par toujours réalisées.
Bénéficier d’une éducation
Les vertus évoquées ci-dessus n'éclosent pas spontanément, elles s'acquièrent au cours d'une éducation permettant un équilibre personnel, une maturation et l’acquisition d’une culture. La culture donne des repères, transmet des valeurs morales et donne une identité sociale. Mais, contrairement à ce que prétend le relativisme, toutes les cultures ne se valent pas. Il faut une culture porteuse d’égalité et de fraternité. Il existe des cultures ou des sous-cultures barbares, utilitaristes, élitistes, qui valorisent l’égoïsme, la haine, la violence et la domination (le nazisme par exemple ou les cultures traditionnelles vindicatives). Dans ce cas, il n’y aura guère de possibilité que se développe ce que nous nommons l'humanité.
Il est absolument nécessaire que l’éducation, en particulier précoce, forge des schèmes relationnels positifs entre enfants et adultes et entre pairs. Si les schèmes relationnels de base sont marqués par la haine, la jalousie, la persécution, rien ne pourra les rectifier ultérieurement. Il faut aussi une éducation qui apprenne les règles, permette d’en comprendre l’utilité, puis de les intégrer et de les faire sienne. L’individu mémorise sur le plan psychique tous ses apprentissages, ce qui va guider ses relations ultérieures avec ses semblables. Pour qu’il se montre humain et respectueux, il faut une éducation réussie.
Prendre son temps
Pour développer les qualités humaines décrites plus haut, il faut avoir du temps. Le temps permet d’agir en conscience, de faire bien ce que l’on a à faire. Il permet d’être civil, d’accueillir les autres. Prendre son temps donne une possibilité d’attention et de sérieux vis-à-vis de soi, de l’autre, de la chose faite quelle qu’elle soit. Être humain, c’est avoir non seulement du temps, mais aussi et surtout du temps libéré des passions et des agitations. Ce temps servira à penser calmement, en étant momentanément exempt des nécessités vitales, des avidités pulsionnelles, des conflits sociaux. C’est avoir une pensée libérée de l’opinion, distanciée des idéologies.
Nous rejoignons par là un grand nombre de traditions philosophiques. Si l’on évite la métaphysique et que l’on s’en tient à l’aspect pratique, ce qui est nommé dans beaucoup de traditions « méditation », « exercice spirituel », sont des moments libérés permettant de penser honnêtement, authentiquement. Ces techniques permettent de se stabiliser et de se distancier par rapport à ce qui fausse le jugement. L'Homme a assurément besoin de temps de méditation/distanciation pour stabiliser l'agitation intérieure provoquée par les circonstances et revenir à ses valeurs.
Être suffisamment libre
Pour exercer les vertus énoncées plus haut, il faut être libre. La liberté en question ne consiste pas dans une indétermination ou une pensée pure hors de tout contexte, ce qui correspond à l’ambition d’une liberté absolue, parfaitement vaine. Il s’agit de la liberté concrète donnée dans l'éducation et par la société de pouvoir faire des choix et agir au quotidien.
Celui qui a été endoctriné dès l’enfance sur les plans idéologiques et religieux a peu de chance de pouvoir réfléchir librement. Celui qui est asservi par un travail utilitaire épuisant n’aura guère la possibilité de penser. Celui qui est contrôlé à tous les instants de sa vie ne pourra pas se sortir du conformisme social. L’invention d’une société meilleure et plus humaine sera difficile à envisager si c’est l’actuelle qui est collectivement et unanimement désignée pour être la seule possible.
Aller vers plus de justice et de tolérance impose de se distancier par rapport aux déterminismes socio-culturels qui n’y sont pas favorables. Comme on le constate régulièrement, les crispations identitaires provoquent l’exclusion et l’ostracisme qui peuvent dégénérer en guerre et génocide. Appuyé sur sa culture, il faut aussi pouvoir s’en libérer. En termes philosophiques, on parlera aussi « d’autonomie », par opposition à l’hétéronomie d’une vie endoctrinée, asservie à des normes, à des contraintes politiques.
Le rôle de la civilisation
Si nous avons cité Rousseau au début de l’article pour noter l'idée d'un devenir humain, ce n'est pas pour autant que nous souscrivons à une naturalité et une spontanéité d'un devenir humain, pourvu que l'on supprime les perversions amenées par la société. L'humanité est une conquête qui est aussi sociale et culturelle. Acquérir dignité, liberté, empathie est le produit d'une maturation personnelle au sein d'une culture complexe permettant simultanément l'individualité et l'universalisme.
Le milieu social et culturel, créé par l'Homme, ordonne les conduites individuelles pour les rendre humaines au travers de normes et modèles, de manières variables selon la culture et le moment de développement historique.
Norbert Elias montre que « le processus de civilisation consiste en une modification de la sensibilité et du comportement humain dans un sens bien déterminé » (La dynamique de l'Occident, p. 181). Ce processus viendrait de ce que l'interdépendance entre les hommes donne naissance à un ordre spécifique qui, à l'époque moderne occidentale dont on fait remonter le début au XVIIe siècle, a mené un adoucissement des mœurs. À la communauté de l'humanité répond une pluralité des cultures, qui ne sont pas équivalentes du point du vue des valeurs humanistes
3. Un abus de langage ?
En admettant que tout ce qui a été décrit ci-dessus soit possible et réalisable, il reste une question de fond. Certains hommes sont étranger à "l'humanité" telle que nous la décrivons, ce qui implique l’affirmation paradoxale que des hommes ne soient pas humains ! Mais alors, que seraient ces hommes non humains ? Voilà un problème embarrassant.
Humain et inhumain
Le terme homme est utilisé pour désigner les individus de l'espèce homo sapiens. Il existe dans cette espèce des individus qui se conduisent tout autrement de ce que nous avons exposé ci-dessus. Ils sont incultes, violents, indifférents, sans empathie, se montrent sadiques, ubuesques, sans loi, ni respect des autres. Ces attitudes sont attribuables à des personnalités pathologiques, mais elles sont aussi provoquées par des organisations sociales violentes, le maximum étant atteint par les polices et armées des états totalitaires perpétuant sans état d’âme massacre, torture, asservissement. On qualifie tout cela d’inhumain. Nous voilà donc avec des hommes inhumains.
L’agressivité, la violence, l’égoïsme, la toute puissance font partie de l’Homme au sens générique. L’individu se montre souvent violent et prédateur envers ses semblables. Beaucoup d’hommes sont menteurs, tricheurs, enclins à transgresser la loi commune. On pourrait donc tout autant dire qu’être « humain », c’est se montrer violent et hors-la-loi. On se retrouve dans l'obligation paradoxale de désigner des être humains comme inhumains. Avançons-nous un peu dans ce paradoxe qui s’avère ne pas être trivial.
Résoudre le paradoxe
Les distorsions langagières ont toujours des conséquences fâcheuses, car elles introduisent des biais dans la pensée. Parler d’humanité sans précision risque d’induire un raisonnement fallacieux conduisant à négliger la part nuisible de l’homme et à la rejeter ailleurs, chez l’autre, l’étranger, le barbare. L’Homme a des potentialités diverses, dont certaines sont nocives. Il s'ensuit que ce qui est communément qualifié d’humain correspond à une manière d’être possible, mais nullement certaine, celle d'un homme éduqué, équilibré, sage, mature. L’humanité au sens commun est une possibilité de l’Homme, mais elle n'advient pas toujours.
La question d'un homme éventuellement inhumain, vient du double sens du terme humain : soit il vise un individu de l'espèce humaine soit il vise l'accomplissement humaniste possible chez celui-ci et qui n'est nullement certain. Pour distinguer ces deux sens, faudrait-il avoir deux mots ?
Pour éviter le paradoxe d'un homme-inhumain, on pourrait simplement parler de sagesse altruiste, de sociabilité positive et accomplie, de décence et de dignité. On pourrait évoquer une potentialité empathique ancrée dans ce qui constitue l’Homme (ses premières identifications), sa réalisation correspondant à la « common decency » décrite par Orwell, ou encore à ce que les moralistes depuis l’Antiquité considèrent comme des « vertus ». Mais, d'un autre côté, ces périphrases alourdiraient le discours, alors que l'on a des termes communément admis et faciles d'emploi comme humanité et humanisme.
Il y a aussi une autre raison, plus sérieuse, de garder le terme d’humanité, tout en sachant qu’il ne recouvre que l’une des possibilités de la condition humaine. L’usage courant du terme « humanité » valorise et généralise ce qui chez l'Homme permet l’épanouissement de l’individu et la vie en société. Il donne une universalité à ce qui n'en a pas toujours, mais devrait en avoir une.
Cette manière de parler correspond à une position éthique. On désigne par « humain » ce que devrait être l’homme, par « humanité » les qualités qu’il devrait avoir. Cette tradition langagière présente un intérêt, car il y a légitimité à promouvoir l’humanisme, à vouloir en faire l’essentiel de l’homme. La civilisation correspond à une « humanisation de l’humanité », à quoi s’oppose la « décivilisation » toujours possible, écrit Norbert Elias (La théorie des symboles, p. 148.).
4. Une anthropologie pratique
Devenir humain
Nous sommes dans un aspect de l'anthropologie philosophique qui ne traite pas de la question l'Homme d'un point de vue ontologique, mais de l'humain d'un point de vue pratique (des valeurs, des conduites, de l'humanisme). À la citation de Jean Jacques Rousseau mise en exergue Paul Ricoeur répond dans une série de conférences, de 1939 à 2004, qui traitent de la manière dont les hommes deviennent humains. Il propose, tout en tenant compte des sciences humaines, d'avoir recours à l'anthropologie philosophique qui a une longue histoire.
L’humanisme
L’humanisme, né à la Renaissance, s'est continué et constitué à l’époque des Lumières. C'est une philosophie qui suppose que l'homme a la capacité de s'humaniser et que c’est réalisable par chacun, car chacun est potentiellement pourvu de qualités fondamentales nécessaires. L’humanisme suppose un fond commun à la condition humaine, une humanité possible pour tous les membres de l’espèce humaine.
Cependant, tout homme appartient à une culture particulière qui défend des valeurs qui ne sont pas universelles et parfois sont hostiles aux autres cultures ou à certaines parties de la population. Il peut y avoir une contradiction entre culture et humanisme du fait de ces particularités. Avec la philosophie des Lumières, une importante avancée a eu lieu, car la pensée s'est universalisée ; elle a pu s'émanciper du conditionnement créé par l'appartenance communautaire. C'est ce mouvement qui a conduit vers les « droits de l'Homme ».
Le versant éthique de l’humanisme prône la dignité et la valeur de tous les individus humains et rejette les formes d’assujettissement. C’est un effort pour surmonter des particularismes culturels, des affrontements politiques et sociaux, pour protéger les individus au nom d’un principe supérieur. L’humanisme suppose un fond commun à la condition humaine, une humanité possible et devant être mise en acte. C’est un effort pour sortir l’homme de la barbarie, pour le civiliser. Encore faut-il que les conditions sociales permettent ce travail .
L’individu humain, tel qu'on peut le concevoir aujourd'hui, résulte de la synthèse individualisante qui associe des aspects biologiques, psychologiques et sociologiques, et il s'ensuit que l'humanisme ne peut faire l'économie de la pluralité ontologique de l’homme. À partir de là, une conséquence inattendue de l’humanisme consiste à respecter la pluralité de ce qui constitue l’homme, à le considérer selon toutes ses dimensions. Et donc à rejeter les doctrines qui cherchent à en éliminer certaines.
De plus, l’Homme est issu de processus évolutifs, à l’échelle de l’espèce, à l’échelle de l’individu (qui passe de l’enfance à l’âge adulte), et à celle des sociétés. L’homme n’est pas figé, mais en devenir. La versatilité et la plasticité de l'Homme lui imposent une éthique et une morale pour qu'il puisse se diriger. C'est pourquoi l'humanisme met en avant l'éducation pour acquérir une possibilité d’émancipation et d’autodétermination.
La culture est un aspect déterminant de l’humanisation de l’homme. L'humanisation est un accomplissement, par l'éducation et le savoir, de l’homme conçu comme potentialité. Dans cette perspective, l’humanisme marque une rupture importante avec la métaphysique projetant dans l’au-delà les fins ultimes de l’homme. L’actualisation des possibilités d'humanisation se produit pendant la vie grâce à l'éducation, le savoir, la sagesse (et non par un accomplissement spirituel conduisant vers un au-delà de la réalité).
Et l'anti-humanisme ?
La distinction entre homme et humanité reprend dans le langage courant celle entre conception anthropologique et éthique. Elle permet de résoudre l'une des crises de la postmodernité due à l’anti-humanisme qui a un moment prévalu.
Martin Heidegger s'est montré critique : « Ce qui compte, c’est l’humanitas au service de la vérité de l’Être, mais sans humanisme au sens métaphysique » (Lettre sur l’humanisme, p. 127). Contre cet avis nous dirons que l'humanisme ne suppose rien de métaphysique et au contraire mise sur le concret pour faire advenir l'humanité chez des individus qui peuvent en manquer. Il est cruel, mais nécessaire, de rappeler que si Martin Heidegger avait compris l'enjeu de l'humanisme, il n'aurait pas été complice du nazisme.
Déjà en 1932, Carl Schmitt décrivait le concept d’humanité comme un « instrument idéologique » (La Notion de politique, p. 98) et en 1968, Althusser repris ce thème en affirmant que « le concept d’humanisme n’est qu’un concept idéologique » (Pour Marx, Maspero, 229). Pour ces auteurs, il y a une tromperie idéologique qui mettent avant un idéal cachant la réalité sociale. Ce positionnement critique par rapport à une utilisation de humanisme, néglige de signaler que l'humanisme ne promeut aucun concept abstrait de l’homme, mais cherche à faire advenir concrètement des qualités humaines.
La dénonciation de la fausseté du propos humaniste a été repris par Michel Foucault. L'humanisme ferait de l’homme un personnage fictif et y ramènerait toute une série de chose qui n’en dépendent pas. Ce personnage fictif, l’homme, serait à la fois conscience souveraine, sujet transcendantal et simultanément sujet psychologique. Cette critique justifiée, n'implique pas l’abandon du projet humaniste. Ce serait jeter le bébé humaniste avec l’eau du bain philosophique du moment, qui a promu une figure illusoire de l'homme.
Dans la perspective d'une diversité des devenirs possibles pour l’Homme, l’humanisme propose de faire en sorte que l’humanité – possible mais pas certaine chez l’homo-sapiens – advienne. En termes savants on dira actualiser l’universalité potentielle de la l'humanité dans chaque individu. C’est donc un projet et, par là même, une éthique désignant comme bien ce qui forge la sociabilité et la dignité. L’éthique humaniste n’implique pas une attitude complaisante ou compassionnelle envers l’homme, ni un anthropocentrisme, mais plutôt la mise en œuvre des conditions nécessaires à l’humanisation. Conditions éducatives appuyées sur une connaissance sans complaisance des caractéristiques de l’homo-sapiens, permettant de comprendre ce qui peut faire advenir une l'humanité, opposable à la barbarie sans cesse renaissante.
Face à la barbarie, l'humanisme doit être défendu. Il ne s'impose certainement pas de lui-même. Défendre l'humanisme est un enjeu politique qui demande parfois l'usage de la force. Seule les institutions politiques, si elles sont justes et soutenues collectivement, peuvent contenir les brutes et les tyrans. Contre la résurgence incessante de la violence, de l'égoïsme, de l'avidité pour le pouvoir et l'argent, il faut des institutions politiques contenantes.
C'est là ou l'éthique doit se doubler de règles limitatives pour conduire la politique. Certes on peut vouloir aller vers un idéal, un souverain bien, mais il faut des limites, car la fin ne justifie pas les moyens. Ces derniers peuvent même compromettre totalement la finalité visée. Concernant l'humanisme, il est évident que se montrer inhumain pour défendre l'humanisme est contradictoire et irresponsable car c'est augmenter la barbarie. Il faut donc un interdit moral à ce sujet mais le philosophe doit se montrer très prudent à ce sujet.
Une philosophie pratique
Comme éthique, l'humanisme a nécessairement une application pratique. Mais, il faut se montrer prudent sur la manière de procéder. Toutes les philosophies anciennes proposent des techniques de vie, des codes de conduite ; c’est aussi le cas de nombreuses religions. Ces diverses propositions, par ailleurs intéressantes, présentent l'inconvénient d'imposer quelque chose de général et d'intemporel qui néglige les circonstances sociales actuelles auxquelles chacun doit s’adapter. La philosophie comme mode de vie doit s'accompagner d'une grande prudence et éviter toute injonction dogmatique qui irait à l'inverse de la liberté pratique propre à l'humanisme.
La prétention à diriger intellectuellement sa vie se heurte à l’écueil intellectualiste-volontariste. Vouloir ne suffit pas à avoir un effet sur notre vie, car il existe des déterminations biologiques, psychologiques, sociologiques, culturelles, et même épistémiques (les manières de penser), indépassables. Ce n’est pas que la philosophie ne doive rien dire au sujet de la manière de vivre, mais qu'elle doit rester succincte en se limitant à des principes généraux modulables (par chacun et selon les circonstances). Elle doit surtout œuvrer à mettre en évidence les déterminismes cachés. Il faut une démarche plus sophistiquées que les morales traditionnelles, une réflexivité qui donne les moyens de louvoyer dans la contingence.
Dans le cadre d'une éthique humaniste, il paraît préférable que chacun trouve et invente, en fonction de son tempérament et des circonstances sociales dans lesquelles il se trouve, la manière de se conduire la mieux adaptée. Pris dans les conflits de la vie et le ballottement des contraintes sociales, il n'est pas toujours facile de se conduire humainement ; il faut de l'habilité, ce qui rejoint l'idée de sagesse, au sens d'une expérience de la vie et d'une nécessaire pondération. L'humanisme demande une sagesse et une habileté pour se mettre en pratique.
La sérénité individuelle est des plus enviable, mais ses conditions dépassent la philosophie ! La sérénité demande un équilibre relationnel, psychique et biologique, qui pourrait se nommer la santé. L’apaisement des conflits psychiques demande un travail d’analyse et de résolution, un accord entre les actes et la volonté et enfin des conditions relationnelles paisibles. Un certain retrait de la vie sociale peut être utile pour diminuer les innombrables pressions, sollicitations, contagions affectives qui empêchent l’autonomie et la sérénité.
Après quoi, les manières d’arriver à la sérénité sont variables. Pour certains, une vie active donne le sentiment du devoir accompli, mais pour une autre personne, une vie méditative et en retrait sera plus adaptée. Ces choix peuvent donner lieu à des « petits récits » (par opposition aux « grands ») qui proposent des manières de vivre heureuses et harmonieuses, au vu du contexte politique, sociétal et environnemental. On retrouve ici la philosophie comme sagesse. Parler de sagesse et de récit, pour l'humanisme, c'est une manière d'éviter le prescriptif et le normatif.
L'humanisme étant présent comme visée éthique, c'est à chacun et à chaque instant, d'inventer la conduite qui le fera prévaloir. Il est préférable, lorsque la philosophie fait des propositions, de s'en tenir à des principe éthiques laissant à chacun le soin de préciser les règles à suivre. Se conduire humainement implique un effort quotidien et une inventivité dans les domaines personnels, professionnels, publiques, alors même que de nos jours les repères moraux traditionnels font largement défaut et que la pression sociale (conflictuelle, concurrentielle) y contrevient. Cela nécessite « un exercice, toujours fragile, toujours renouvelé, de la sagesse » pour reprendre les termes de Pierre Hadot (Exercices spirituels et philosophie antique, p. 346.). La bienveillance est probablement la vertu majeure, de laquelle les autres découlent (sans exclure la violence, s'il faut défendre des droits humains mis en danger).
Conclusion : humanité et humanisme
L’éthique humaniste est une éthique qui se donne pour idéal le développement de l'humanité possible en chaque homme. Ce possible n'est pas toujours réalisé. Il existe des idéologies barbares, utilitaristes, élitistes qui s’y opposent. Au vu du poids des déterminations psychologiques, sociales, économiques et politiques agissant sur les conduites humaines, il serait naïf de penser que la raison philosophique puisse exercer une influence directe et décisive à ce sujet. L’éthique humaniste joue plutôt comme un idéal qui appelle des actions pratiques.
Ce sont ces actions pratiques, à la fois individuelles et collectives, qui peuvent créer les conditions psychologiques, éducatives, politiques, économiques et sociales nécessaires à la réalisation de l'humanisme. Elles sont innombrables et participent à ce qu'on nomme globalement une civilisation.
L'humanisme a une vertu pratique : son application amène une limitation morale. Une action, si elle détruit l'humanité en l'homme, ne peut être bonne, même si elle est faite au nom d'une cause jugée noble, d'un intérêt estimé supérieur, d'un idéal considéré suprême, ou au nom du sens de l'histoire. Inversement, on voit très bien l'intérêt politique qu'il y a à récuser l'humanisme et imposer une idéologie relativiste : la violence faite aux hommes peut être justifiée au nom de particularités locales ou circonstancielles. Les exemples récents sont innombrables.
Les vertus qui rendent l’homme « humain », adviennent chez l’homo sapiens au terme d’une éducation et d’une maturation personnelle réussies. Il faut défendre l'humanisme à la fois comme potentialité et comme éthique : l'homme possède en lui ce qui peut le rendre humain, mais cette potentialité n'est pas suffisante, et il faut un projet éthique (défendu individuellement et collectivement de manière pratique) pour qu'elle se réalise.
L'humanisme est un acquis civilisationnel à reconquérir à chaque génération, faute de quoi la barbarie reparaît avec son cortège de dégradations et de violences. Ce doit être un humanisme critique et sans complaisance qui ne néglige pas la nocivité des hommes, un humanisme critique qui, tenant compte la duplicité et de la fragilité des hommes, impose une action résolue pour favoriser l'humain.
Bibliographie :
Abdenour B., Histoire de l'humanisme en occident, Paris, Armand Colin, 2014.
Althusser Louis, Pour Marx, Maspero, Paris, 1968.
Elias Norbert, La dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
- La théorie des symboles, Paris, Seuil, 2015.
Foucault Michel, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
Heidegger Martin, Lettre sur l’humanisme, Aubier, Paris, 1983.
Hadot Pierre, (1981) Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002.
Ricoeur Paul , Anthropologie philosophique Écrits et conférences 3, Paris, Seuil 2013.
Legros R., L'idée d'humanité, Paris, Grasset, 1990.
Schmitt, C.,(1932) La Notion de politique, Calmann-Lévy, Paris, 1972.
L'auteur :