Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Homme, humain et humanité

Ordre symbolique et Loi commune

 

Il existe un ordre dans la plupart des sociétés et culturelles. Cet ordonnancement produit la civilisation et dirige pour partie les conduites humaines. Il est partiellement indépendant des intentions du sujet et de la conscience qu’il en a. Il est tentant de relier cette idée d'ordre commun aux humains à celle de « Loi commune », terme que l'on doit à Aristote.

 

There is order in most societies and cultures. This ordering produces civilization and partly directs human behavior. It is partially independent of the subject's intentions and his awareness of them. It is tempting to link this idea of order common to humans to that of « Common Law », a term we owe to Aristotle.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Ordre symbolique et Loi commune. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/ordre-symbolique-loi-commune.

 

Plan de l'article :



 

Texte intégral :

1. Un ordonnancement

Les hommes vivent en société selon des règles. L'existence d'un ordonnancement présent dans tous les collectifs humains, grands ou petits, est certain, mais comment se produit cet ordonnancement mis en évidence par l’anthropologie culturelle dans toutes les sociétés et qui semble empiriquement irréfutable ? Pour Claude Lévi-Strauss « il faut d’abord que ses conditions initiales soient données, sous la forme d’une structure objective du psychisme et du cerveau » (Lévi-Strauss C., La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 349). 

Il existe chez l'homme un mode de pensée capable de classifier et d'ordonner, qui porte sur les données empiriques. C'est ce qu'a montré Claude Lévi-Strauss dans un livre La pensée sauvage, titre paradoxal, car cette dernière s'avère être, au contraire, civilisatrice. Cette pensée produit des différenciations et des oppositions qui permettent d'ordonner le monde, nature et société confondus.

Elle se façonne en s'accommodant à la réalité. Françoise Héritier, dans Les racines corporelles de la pensée, écrit : « Les êtres humains se sont heurtés - en dernière analyse - à des butoirs pour la pensée, c'est-à-dire des éléments du réel, immuables, récurrents, qu'il n'est pas possible de décortiquer pour les réduire en composants plus fins et dont il faut s'accommoder, qu'il faut intégrer malgré tout dans une perspective commune dotée de sens » (Héritier F., « Les racines corporelles de la pensée », in Le Débat, Paris, Gallimard, 2010.).

Pour Héritier, le tout premier butoir logique que rencontre cette pensée, c'est la constatation « de la différence sexuée : il y a toujours des mâles et des femelles... Il se produit un grand clivage cognitif qui ordonne le réel selon le critère de l'identique et du différent, fondé prioritairement, en l'esprit, par le partage mâle/femelle » (Héritier F., « Les racines corporelles de la pensée », in Le Débat, Paris, Gallimard, 2010.).

L'important pour notre propos est de repérer l'universalité de ce fonctionnement cognitif, de cette capacité à classer et ordonner. Le fonctionnement cognitif et représentationnel de l'homme produit des oppositions, des catégories et il établit des rapports entre eux. Le raisonnement établi n'a pas une valeur de vérité, mais il traite les données mises à sa portée de manière régulière et constante.

2. Un ordre applicable à l'Homme

Cette capacité à classer et à mettre en ordre, s'applique aux hommes et à leur vie relationnelle. Le fonctionnement psycho-cognitif de l'homme produit des oppositions, des catégories et il établit des rapports entre eux. Le raisonnement établi n'a pas une valeur de vérité, mais il traite les données mises à sa portée. Ainsi, l'opposition du différent et de l'identique intègre des aspects de la réalité humaine (par exemple, les fluides corporels), et il s'ensuit une pensée explicite donnant des interdits et des prescriptions. Ce processus produit au quotidien des effets qui sont fondateurs de la culture, puisqu’ils organisent les règles de conduite et l’organisation sociale.

Dans son environnement, l’homme constate une différence de sexe au sein du vivant qui vient constituer une catégorie empirique sur laquelle se règle la pensée. La pensée « bute » dessus, car, même si c’est possible, il est difficile de la nier. Il y a d'autres données élémentaires de la vie humaine qui sont intégrées par cette pensée ordonnée afin d'organiser la vie sociale. Il s'agit de l'existence des autres comme personnes, de la différence générationnelle, des divers âges de la vie, de la coopération et de l'échange, de la violence et enfin de la mort. La pensée ordonnée et rationnelle tente de réguler ces aspects inhérents à la condition humaine. Cette mise en ordre n'est pas abstraite, elle concerne la condition humaine. C'est l'expérience collective accumulée qui vient renseigner sur ce qui doit être mis en ordre, c'est-à-dire ce qu’il convient de prescrire et de proscrire, pour vivre humainement.

La mise en ordre de la vie produit un changement radical en l'homme et en particulier sa socialisation dont le pivot est probablement la prohibition de l'inceste. En 1994, Françoise Héritier publie Les deux sœurs et leur mère. Elle y propose une explication de la prohibition de l'inceste par le fonctionnement de l'esprit humain qui oppose l'identique et le différent. Si, par exemple, dans beaucoup de sociétés, l'homme ne peut se marier avec la sœur de sa femme, c'est, qu'en ayant des rapports avec deux sœurs, il mettrait en contact des identiques par le biais de la circulation des humeurs sexuelles.

Dans ce travail, Françoise Héritier met en évidence des raisonnements portant sur la circulation des fluides entre les corps au sein de la société : « Le critère fondamental de l'inceste, c'est la mise en contact d'humeurs identiques. Il met en jeu ce qu'il y a de plus fondamental dans les sociétés humaines : la façon dont elles construisent leurs catégories de l'identique et du différent. L'opposition entre identique et différent est à la base de la construction de la société, elle est première, car fondée dans le langage de la parenté sur ce que le corps humain a de plus irréductible : la différence des sexes… D'où dérivent les problématiques du même et de l'autre, de l'un et du multiple, du continu et du discontinu […], de même que sur un plan moins abstrait, des valeurs propres, présentées sous forme d'oppositions, chaud/froid, clair/obscur, sec/humide, lourd/léger […]. Les oppositions organisent ainsi le monde, elles structurent la société et l'inceste va interrompre cette construction » (Héritier F., Les deux sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob, 1994).

L'ordre symbolique peut être attribué au fonctionnement cognitif, lorsqu’il s’applique à l’homme et à la société. Cela se produit tout simplement par l’intermédiaire de catégorisations comme les hommes et les femmes, les vivants et les morts, les jeunes et les vieux, les parents et les enfants, soi et l’autre, le respect et l’irrespect. Ces catégories sont des catégories empiriques de la pensée ordinaire. Prises deux à deux, ces catégories ne dénotent pas simplement des différences, elles sont aussi antithétiques : le cru s’oppose au cuit, l’homme à la femme, le ciel à la terre.

Si on applique cette catégorisation, il s’ensuit un certain nombre de règles pratiques : on ne traite pas les hommes et les femmes de la même manière, ni les vivants et les morts, ni les parents et les enfants. Ces règles peuvent rester informulées et se manifester sous forme d'intuitions sur « ce qui se fait et ce qui ne se fait pas », de convenances et de rites. Il se produit ainsi un ordonnancement social et individuel, l'un et l'autre étant peu séparables. Il est possible de rapprocher l'ordre symbolique et la loi, avec ce qui est prescrit et interdit.

3. Ordre symbolique et Loi commune

La pensée d'un ordre

Les doctrines les plus anciennes rapportent la loi (sans bien distinguer le genre de loi dont il s'agit), à la volonté divine. Le souverain, le prophète, sont les transmetteurs de la loi et du droit. La distanciation progressive de la loi et du bon vouloir des dieux s’est opérée chez les Grecs qui, les premiers, ont reconnu un rôle aux hommes dans l’édiction de la norme.

Dès le Ve siècle av-JC l'importance de la Loi est repérée. Robert Lenoble note que dans une tragédie d'Euripide, le personnage d'Ion accueille Médée par ces mots : « La terre grecque est devenue ton séjour ; tu as appris la justice et tu sais vivre selon la Loi, non au gré de la force » (Lenoble R., Histoire de l'idée de Nature, Paris, Albin Michel, 1969, p. 219). Pour Robert Lenoble, c'est l'époque ou apparaît l'idée d'une Nature régit par un ordre, alors même que les Grecques vivent en cités organisées. Les deux sont liés ; un certain ordre parait possible, à la fois cosmique et humain, ordre qui permettrait d'échapper au chaos, à l’arbitraire des Dieux et aux rapports de force.

Les Sophistes ont commencé à séparer deux types ordre, distinguant ordre naturel et ordre humain conventionnel. Aristote, pour sa part, a distingué la Loi commune et les lois particulières. Les lois particulières sont propres à chaque cité. La Loi commune est celle qui, commune à tous les hommes, s'impose à eux. Pour Aristote, l'origine de la Loi commune reste indéterminée et il la qualifie de « naturelle ».

Selon l'historien Denoix de Saint Marc, pour ce qui est de la loi, « l’idée de révélation faite par les dieux aux hommes et s’imposant à eux est absente de la religion romaine » (Denoix de Saint Marc R., Histoire de la loi, Toulouse, Privat, 2008 p. 16-21). Il faut attendre les religions du livre pour que cette notion apparaisse. Selon la Bible (Exode et Deutéronome), Moïse reçoit de Dieu les tables de la Loi. D'abord, Dieu énonça dix commandements et les a assortis de commentaires, ce qui donna le code de l'Alliance, puis il donna des tables de pierre rappelant la loi et les commandements.

Rapprocher une capacité de penser particulière à l'homme et la Loi est une idée du XXe siècle. Rappelons à ce sujet la position de Lacan dans les années 1950. « La Loi primordiale est donc bien celle qui, réglant l'Alliance, superpose le règne de la Culture au règne de la Nature, vouée à la loi de l'accouplement. L'interdit n'en est que le pivot subjectif. Cette Loi se fait reconnaître identique à un ordre de langage, car nul pouvoir, hors les nominations de la parenté, n'est à même d'instituer l'ordre des préférences et des tabous » (Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 277).  Ensuite, Jacques Lacan passera du langage au signifiant. Guy Rosolato résume la thèse lacanienne ainsi : « La relation entre la prohibition de l'inceste et le complexe d'Œdipe se noue parce que le désir doit prendre appui dans un système de signifiants qui met en forme l'interdit. Celui-ci est flagrant dans son universalité, reconnue maintenant par les ethnologues » (Rosolato G., « Trois aspects du symbolique », in Essais sur le symbolique, Paris Gallimard, 1969). La position lacanienne selon laquelle la loi viendrait de la structure du langage est erronée. Cette hypothèse n'a jamais été confirmée.

Dans les pas de Marcel Mauss, on peut considérer qu’une partie des conduites sociales sont régies par le don, qui est un mélange d’obligation et de liberté. Pour Mauss, l’échange sur le mode donner-recevoir-rendre, constitue une part essentielle du lien social, ce qui semble empiriquement avéré. Au-delà de l’échange économique, l’échange a une part affective et symbolique. Ces échanges manifestent la coopération, la hiérarchie, le respect mutuel, la sollicitude au sein du groupe humain. Par ce fait, c’est bien autre chose que de l’utile qui circule dans la société. Ces principes constituent le « fondement constant du droit », une « morale universelle » (Mauss M., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1966, p. 263). Avec eux, « nous touchons le roc » de l’humain (ibid, p. 264)

Dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, Claude Lévi-Strauss se dit préoccupé par « la recherche de ce qui est commun à tous les hommes », c'est-à-dire des « formes universelles de pensée et de moralité ». La forme de pensée humaine qui donne une capacité d’ordonnancement a une application pratique qui peut être rapproché de ce qu'Aristote nommait la « Loi commune ». Citons le passage de la Rhétorique : « Car il y a une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme une divination et dont le sentiment leur est naturel et commun, même quand il n'existe entre eux aucune communauté ni aucun contrat » (Aristote, Rhétorique, I, 13). Nous allons tenter de ramener l'ordre symbolique à la Loi commune afin d'en donner une formulation explicite.

Précisons bien pour éviter toute méprise que les concepts d’ordre humain de Loi commune sont considérés comme des idéaux typiques. Notre propos s'oppose au particularisme relativiste (sous entendant qu'il n'y aurait rien de commun entre les hommes et entre les cultures), mais ne s'inscrit pas dans un universalisme absolu. Il mise sur une généralité commune et constatée empiriquement. Le concept de Loi commune est un idéal type qui rassemble ce qu’il y a de plus répandu et de suffisamment commun pour être considéré comme typique du processus de civilisation. C'est l'idée d'un fondement du droit.

Cela permet d’esquiver une conception essentialiste aux conséquences indésirables, mais évite aussi de tomber sans cesse sur l’argument de l’exception qui conduit à défendre le particularisme. La Loi commune comme idéal type n’est pas un absolu qui s’imposerait par révélation ou par démonstration. Elle est de l’ordre d'un commun largement constaté. La Loi commune que nous décrivons n’exclut pas qu’il puisse y avoir un ordre humain viable d’un autre type. 

Dans le cadre de cet emploi particulier comme idéal type, le terme Loi est noté avec une majuscule. Pour les autres emplois et les citations, nous gardons la graphie habituelle avec une minuscule.

4. Énoncer la Loi commune ?

L’hypothèse de départ

Y a-t-il dans les sociocultures existantes, un noyau qui serait très général et efficace, au sens où il constituerait une condition de la sociabilité et même de la survie de l'humanité ? C’est l’avis de Claude Lévi-Strauss pour qui « l’humanité a compris très tôt que, pour se libérer d’une lutte sauvage pour l’existence, elle était acculée à un choix très simple : soit se marier en dehors, soit être exterminée aussi par le dehors («Marrying out or being killed out » avait déjà écrit Edward B. Tylor). » La sociabilité et la société ne sont pas inéluctables. L'homme aurait pu essaimer en familles biologiques isolées et juxtaposées comme des unités closes. Une autre voie a été prise, celle des intermariages, permettant d’édifier une société humaine.

Cet ordonnancement de base vient à se penser et à se formuler en une Loi, un ensemble de principes, qui organise le psychisme individuel et la vie des hommes en société. Régulation générale bien différente des lois judiciaires ; Loi que l’on peut qualifier de constitutive par opposition à normative, ou de commune par opposition à particulière. Ce noyau, s’il existe, est lié à l'expérience collective de la condition humaine et tente d'empêcher ce qui aboutirait à la destruction sociale et à la folie individuelle, en endiguant les passions désordonnées et destructrices des humains.

On peut évoquer là, un point de vue sélectif civilisationnel. La mise en ordre sociale permettrait la survie des groupes sociaux qui l'adopte et conduirait les autres à leur décadence, voire leur disparition. Ce serait quelque chose comme l'ordre minimal utile pour la vie en société. Évidemment, cette hypothèse intéressante est difficilement démontrable. Il faudrait une étude historique qui relie la décadence des sociétés et l'amenuisement de l'ordonnancement symbolique. Mais, si l'on pousse à l'extrême, et que l'on imagine une société sans Loi commune, il apparaît d'évidence qu'elle sombrera rapidement dans la barbarie. De plus, effectivement, la Loi commune apporte une régulation qui rend la vie de l'homme « humaine », si par humain, on désigne le fait d'avoir une identité, une dignité et un échange serein au sein d'une société stable.

Nous allons essayer de formuler ce noyau de règles largement retrouvé dans les diverses sociétés humaines viables en nous limitant au minimum de principes et semble être le minimum civilisationnel

La prématurité humaine présente l'avantage d'un long apprentissage permettant la transmission technique et culturelle, mais a l'inconvénient de provoquer une dépendance et une relation fusionnelle entre la mère et l'enfant. Il y a d'abord pour toute culture la nécessité de prescrire aux individus de sortir de l'indifférenciation primitive entre mère et enfant et de s'autonomiser.

Vient ensuite la prescription de choisir un genre en relation avec son sexe de façon à permettre des mariages féconds, de reconnaître la différence des générations et de s'inscrire dans une filiation. La différence des sexes est un problème pour tout enfant. Elle n’est pas identifiée tout de suite et lorsqu’il la conçoit deux problèmes se posent, celui de la division de l’humanité en deux genres (masculin et féminin) avec deux morphologies anatomiques (mâle et femelle). Ces différences sont contradictoires par apport à la première identification de soi qui est indifférenciée. Cette contradiction se résoudra si la culture donne un cadre pour comprendre et d’élaborer ces différences.

On trouve enfin une régulation des pulsions libidinales et agressives. Les pulsions, dans toutes les sociétés, sont guidées, encadrées, canalisées par l'éducation. Concernant l'agressivité, toutes les sociétés ont tenté d'endiguer la violence. D'autant que la proximité sociale créée des rivalités mimétiques : l'autre, même que moi, est mon rival, donc à éliminer. L'interdit de la violence est central pour la vie en société. C'est évidemment une question de survie pour le groupe social.

Concernant les limitations libidinales, la plus répandue est la prohibition de l'inceste. Elle réitère la séparation initiale et instaure une distance entre parents et enfants et d'ouverture vers les autres. Ce n'est pas seulement une interdiction, c'est simultanément une prescription, celle de l'échange, troisième grand principe. La jeune fille ou le jeune homme sont, par cela même, disponibles pour nouer des liens à l'extérieur à la famille. La prohibition implique un échange, une circulation des hommes et des femmes. Mais, l'échange s'étend aussi aux biens (selon le modèle du don ou selon le modèle marchand) et les échanges culturels.

On remarquera un étrange manque dans cette régulation de base concernant l'Ubris, la démesure. On peut la définir comme la tendance au « toujours plus » : plus de pouvoir, plus d'argent, plus de prérogatives, plus de gloire, etc. L'Ubris détruit la sociabilité, car elle engendre l'injustice et le conflit. Bien que ce soit un danger évident, on ne trouve pas d'interdit commun à son sujet (à l'inverse l'ethnologie nous apprend que certaines sociétés traditionnelles veillent à la limiter). Il y a un ratage civilisationnel à rattraper avant qu'il mène à la destruction de l'espèce et au ravage de l'environnement. Comme dit plus haut, la Loi commune que nous décrivons n’exclut pas qu’il y ait un ordre humain d’un autre type possible, qui reste à inventer. 

Énoncer ce noyau est difficile

Il est évidemment périlleux de prétendre énoncer, même de manière minimale, ce noyau commun. Les règles qui le constituent viennent simultanément a priori et a posteriori : elles sont issues de catégories qui permettent de classifier d'ordonner et elles intègrent des données d'expérience sur la vie humaine, transmises au fil des générations. L'ordre global résultant a des traits communs, car c'est la même intelligence humaine confrontée aux mêmes butées empiriques qui est à l'œuvre pour le constituer. Le principe général est unique : il s'agit d'instituer des différences, des distinctions, des distances, des séparations, à partir desquelles s'organisent des relations entre les individus et au sein de la société.

Il semble y avoir, dans toutes les sociétés, des principes servants à encadrer les attitudes et les comportements humains, par ailleurs très fantasques, sous toutes les latitudes. Leur effet est de réguler les conduites individuelles et collectives, afin de permettre une vie commune acceptable. Ils font sortir de l’immédiateté instinctuelle et utilitariste, et permettent que les relations entre humains ne soient pas uniquement guidées par l’imaginaire et le pulsionnel.

Pour saisir les effets de cet ordonnancement, imaginons (à l'inverse) une société fondée sur le renfermement clanique, l'indifférenciation sexuelle et l'inceste, sur le pillage, le viol et le meurtre. Les effets seront vite désastreux et correspondent à ce qui est habituellement qualifié d'inhumain, de sauvage, de barbare. D'évidence, les règles morales de base organisent des rapports humains viables, elles s'opposent à l'instinctuel, au pulsionnel, aux innombrables dérives et folies individuelles, tant en ce qui concerne la violence que la sexualité.

La différenciation est le principe premier, car c'est de lui que dépend la suite. Les règles suivantes ne sont possibles que sur la base d'une différenciation/individuation. Les deux derniers principes renvoient à la justice et à la réciprocité. En effet, ils ne fonctionnent que si chacun a les mêmes droits et les mêmes devoirs : l'autre ne doit pas faire ce que je m'interdis sous peine de rompre le pacte. On voit ressortir ici la logique de base sous-jacente. Dignité et respect d'autrui sont possibles si l'autre est pris dans le même ordre symbolique que moi, s'il respecte la Loi commune. À ce titre, moi et l'autre, nous prenons le statut d'humains au sens d'une humanisation spécifique, d'une socialisation-civilisation de l'Homo sapiens). En termes kantiens, nous dirons que l'homme devient une « fin en soi » et non une chose déterminée, à ses propres yeux comme aux yeux des autres. Par ce fait, il ne devrait plus être considéré seulement comme un moyen, ce qui est la base de la morale.

Respecter ces principes fait entrer dans une façon régulée d’être avec les autres, et donc en société. L'impact est double. L'individu acquiert une certaine autonomie par rapport aux déterminations qu'il subit et, sur le plan collectif, s'instaurent l'échange, la réciprocité, le respect et la sociabilité. Être humain, c'est aussi avoir la capacité de réguler les relations sociales selon un ordre.

5. Des lois particulières très diverses

La Loi commune n'est pas particulière

L’application pratique prend des tournures particulières très diverses et parfois provoque une rigidité oppressante dans les rapports sociaux. C’est ce sur quoi insistent certains auteurs. Pour Marie-Joseph Bertini :

« Par ordre symbolique, il faut entendre l'ensemble des lois, règles, normes, interdits et tabous, gouvernant et codifiant les stratégies de sociabilité censées exprimer, par extension, les fondamentaux universels de l'espèce humaine. Ce qu'il faut dès lors tenter de comprendre, c'est le mécanisme même de l'ordre symbolique et des objectifs autoritaires qu'il sert » (Bertini Marie-José. Pour en finir avec l'ordre symbolique. Genre et histoire).

« Au principe de la loi , il n’y a rien d’autre que l’arbitraire (au double sens), la vérité de l’usurpation, la violence sans justification », écrit Pierre Bourdieu (Médiations pascaliennes, p. 136).

Cet aspect de la loi juridique, avancé par Bourdieu, nous le voyons comme un effet de la contingence historique, issu de l’évolution coutumière et de l’influence des groupes ethniques ou de classes sociales, qui impriment aux lois des inflexions destinées servir à leurs intérêts particuliers. Les lois juridiques sont toujours marquées par les intérêts économiques et politiques des classes dominantes si biens qu'elles prennent des tournures particulières qui les rendent, à ce titre d'un particularisme, critiquables.

Ces auteurs parlent des lois particulières autoritaires arbitraires et non d'une Loi commune aux principes très généraux. La Loi commune est présente dans toutes les sociétés humaines. Elle s’appuie sur des principes de différenciation et de réciprocité constamment retrouvées qui organise un ordre social dont nous avons longuement parlé.

Par opposition, la loi judiciaire s’appuie sur l'arbitraire, la coutume, la violence et l’idéologie. Mais dans ce cas, elle s'éloigne de la Loi commune. Une position médiane paraît plausible, à savoir que les lois normatives (particulières) résultent d'un mélange entre la Loi commune et de la contingence historique. D'où un rapport ambigu et une confusion possible entre les deux.

La loi normative peut parfaitement être mise au service d’objectifs autoritaires dont la légitimité est contestable. En effet, les règles, coutumes, les lois normatives dont parle M.-J. Bertini, dépendent de l'évolution sociale et elles sont contingentes (ni universelles, ni nécessaires). Les diverses morales particulières et les lois normatives constituées par les multiples énoncés donnant le droit coutumier, le droit savant codifié et les innombrables règlements dépendent de l'évolution historique et des formes socioéconomiques qui se sont mises en place. Elles peuvent prendre des formes oppressives, car elles véhiculent presque toujours des objectifs de domination destinés à maintenir des privilèges sociaux ou des doctrines idéologiques. Ce n’est pas de cela dont nous parlons ici !

On argumentera à juste titre enfin que même générale et universelle la Loi commune, reste normative et prescriptive et suspect de contingence. C'est exact. On touche là une limite. Elle est pensée collectivement par des humains pour permettre la vie sociale, apporter une civilisation minimale. L'ordre et la réciprocité sont relatifs à l'Homme et à sa capacité de penser collectivement pour limiter la sauvagerie.   

Les variations

Il existe une grande variabilité dans l’interprétation et l'application des principes énoncés ci-dessus selon les cultures. Comme l’a montré Claude Lévi-Strauss dans Les Structures élémentaires de la parenté, l’organisation des interdits et prescriptions matrimoniales peuvent prendre de diverses formes plus ou moins complexes. Il y a aussi d’évidence des différences majeures dans les lois normatives en ce qui concerne l’application des principes de différenciation. Certaines cultures exacerbent les différences et les disjonctions, d’autres peuvent les minimiser.

Les lois particulières sont innombrables. Vis-à-vis de la différenciation sexuelle, les sociétés ont eu des attitudes différentes, le plus souvent de tolérance, parfois de normativité rigide. La normativité rigide correspond à une lutte contre les craintes imaginaires vis-à-vis de l’indifférenciation. Au vu des difficultés de l'homme à se situer dans un genre adapté à son sexe, la tolérance est le plus souvent de mise et elle est parfois institutionnalisée. Il semble que, plus les sociétés sont traditionnelles, et plus l’évolution vers un genre est guidé par l’apprentissage de rôles très définis et par des rites de passage.

L'interdit de la violence souffre, dans quasiment toutes les sociétés, d'une exception majeure : il ne concerne pas l'étranger, l'ennemi. Dans toutes les cultures, la guerre permet la violence et le meurtre. La contradiction entre constitutif et normatif est ici évidente. Certes, en général la loi stipule « tu ne tueras pas », mais, toutefois, il est prescrit de tuer les ennemis lors des guerres. Cette exception a, c’est le moins que l'on puisse dire, des effets néfastes pour le genre humain. La prohibition de l'inceste entre parents et enfants est universelle et ne semble pas avoir d'exception dans les sociétés existantes. Concernant les consanguins, l'interdit connaît des variantes diverses. Il semble que le mariage entre frères et sœurs ait été autorisé dans l'Égypte antique à certaines périodes. Quoi qu'il en soit, il existe toujours un interdit quelconque qui impose la circulation des hommes et des femmes et empêche le renfermement clanique.

Notre civilisation occidentale s'est engagée tout récemment dans un combat contre la différenciation des genres et la concordance entre le genre et le sexe au nom de l'égalité et de considérations idéologiques. C'est oublier que le désir humain est polymorphe, sans frein ni limites. La civilisation existe grâce à des règles qui endiguent les folies individuelles et collectives, dont font partie l'expression pulsionnelle désordonnée, irrespectueuse d'autrui et des contraintes de la réalité. 

De nombreux auteurs notent l'existence dans les sociétés occidentales d'une volonté de libération pulsionnelle infantile et désordonnée. On veut être « libre de toute contrainte, de tout contrat, de toute préoccupation des autres et des générations futures. Y compris de ses propres amis, conjoints, enfants » (Attali J., Histoire de la modernité, Paris, Robert Laffont, 2013, p.145.). C'est faire prévaloir le polymorphisme du désir sur la stabilisation des individus et de la société. Les effets de cette dérive, si elle se poursuit, provoquera un malaise dans la civilisation, inverse de celui déploré par Sigmund Freud, lorsqu'il constatait, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, un excès de normativité répressive. La norme organisant le sexe et le genre peut prendre des formes laxistes qui lui font perdre l'effet stabilisateur de la Loi commune.

Freud, dans son ouvrage de 1928, Le malaise dans la culture, théorise que « la culture est édifiée sur un renoncement pulsionnel » (Freud S., Le malaise dans la culture, Paris, PUF, 1995, p. 41.), qu'elle présuppose la répression des pulsions. La culture apparaît comme un « procès spécifique qui se déroule à l'échelle de l'humanité » au cours duquel s'exerce « des modifications sur les prédispositions pulsionnelles humaines » (Ibid., p. 40.).

Notre époque n'arrive pas à penser les véritables enjeux, car elle oppose progrès et tradition, libéralisme et conservatisme, et elle brouille la différence entre liberté individuelle et contrat social (dans le cas du mariage). Ce qu'il faudrait penser (pour arriver à une solution intéressante), c'est l'équilibre à trouver entre la Loi commune et le désir de l'homme (spontanément désordonné et sans limites).

Conclusion

Ce qui a été nommé « ordre symbolique » peut être considéré comme ce qui permet une Loi commune à l'humanité. Cet ordre est issu d'une capacité rationnelle d'ordonnancement qui s'appuie sur l'expérience concernant la vie humaine, expérience transmise au fil des générations. Cette Loi permet un ordre social indispensable à l'humanisation de l'Homo sapiens. Elle n'est n'est ni naturelle, ni surnaturelle, elle a pour origine la capacité humaine à ordonner la réalité.

Comme l'a répété Pierre Bourdieu tout au long de son œuvre, les conduites humaines sont aussi « orientées par des stratégies (et non des règles) visant à maximiser les profits matériels et symboliques » (Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003, p. 83). Ces conduites intéressées sont indifférentes à la Loi commune, si bien que, finalement, beaucoup des comportements finalisés humains résultent d'une association entre les deux. À quoi s'ajoute les effets disruptifs du pulsionnel, qui ne répondent ni à la loi, ni à l'intérêt bien compris.

Supposer une efficience de l'ordre symbolique, donne une conception anthropologique et sociale qui nuance une conception de l'homme et de la société purement agonistique (en termes de lutte et de rapports de force) ou, comme dit Stéphane Vibert, une conception strictement potestative (du latin potestas qui indique le pouvoir ou la puissance de faire). Selon nous, les rapports humains (individuels et collectifs), comme affrontement de puissance visant à augmenter son pouvoir, sont modulés et encadrés par une Loi commune, qui de fait est assez largement partagée et acceptée, mais aussi, toujours menacée par la tentation du recours à la force.

 

Bibliographie :

Ambroise B. , « Le corps du libéralisme », Raisons politiques, 11, 2003/3.

Attali J., Histoire de la modernité, Paris, Robert Laffont, 2013.

Bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Les éditions de minuit, 1980.
     -     , Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003.

Bertini M-J. Pour en finir avec l'ordre symbolique. Genre et histoire.

Denoix de Saint Marc R., Histoire de la loi, Toulouse, Privat, 2008.

Freud S., Le malaise dans la culture, Paris, PUF, 1995.

Héritier F., « Les racines corporelles de la pensée », in Le Débat, Paris, Gallimard, 2010.
     -       Les deux sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob, 1994.

Juignet P., Histoire des idées psychanalytiques, Grenoble, PUG, 2006.

Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Lenoble R., Histoire de l'idée de Nature, Paris, Albin Michel, 1969.

Lévi-Strauss C., La pensée sauvage, Paris, Plon , 1962.
             -           Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1967.

Rosolato G., « Trois aspects du symbolique », in Essais sur le symbolique, Paris Gallimard, 1969.

Vibert S., Introduction à : David Gibeault et Stéphane Vibert (dir.), Autorité et pouvoir en perspective comparative , Paris, INALCO Presses, 2017.

Zaoui P., « L'ordre symbolique au fondement de quelle autorité ? » , Esprit, mars 2005.

 

L'auteur :

Juignet Patrick