Un Homme en interaction avec ses environnements

 

L'anthropologie pluraliste qui nous guide montre un Homme inclus dans l'Univers et en interaction avec ce qui l’entoure. Ces interactions ont des conséquences doubles à la fois d’inclusion et de clivage par rapport à l’environnement terrestre, car un intermédiaire s'est crée : la socio-techno-culture, qui a des effets massifs.

 

Pour citer cet article : 

Juignet Patrick. Un Homme en interaction avec ses environnements. Philosophie, science et société. 2021. https://philosciences.com/163.

 

Plan de l'article :


  • 1. Un vivant connaissant et socialisé
  • 2. Une conception de l’Homme
  • 3. Une anthropologie pluraliste
  • 4. Une société aux effets puissants
  • Conclusion

 

Texte intégral :

1. Un vivant connaissant et socialisé

La statique des substances, qui perdureraient identiques à elles-mêmes dans le temps, est inadaptée pour concevoir le vivant et l’Homme. Les vivants sont des êtres évolutifs qui n’ont pas toujours été là. De plus, une fois advenus à l’existence, ce qui les constitue est dynamique et nullement statique. La vie est organisation et activité et si l’organisation disparaît, ou si l’activité s’arrête, la vie disparaît. Cet aspect est encore plus évident pour les sociétés humaines. Elles ne se constituent qu'à partir du moment où un nombre suffisant de groupes familiaux est structuré par des hiérarchies et des interdépendances, qui évoluent au fil du temps. Si les individus et leurs interactions disparaissent, la vie sociale aussi. Le problème de l’existence réelle d’un niveau cognitif et d’un niveau social a été discuté dans l’ouvrage Philosophie pour les sciences humaine et sociales 1 auquel on voudra bien se reporter.

Les capacités cognitives présentes chez l’Homme génèrent les différentes formes de pensée, dont les produits objectivés donnent la culture au sens large (y compris les sciences et techniques). L’intellect humain permet des interactions fortes, des échanges nombreux et, par voie de conséquence, la socialisation. L'affirmation d'une existence spécifique pour le cognitif et le social, suit les principes évoqués dans les chapitres précédents, bien qu’il y ait certaines différences. À partir de la constatation d'un domaine factuel homogène, il paraît légitime de considérer qu'il existe un champ du réel correspondant qui en explique la persistance et la force déterminante.

Pour le cognitif, cela revient à désigner une forme d’organisation présente en l'Homme qui génère la pensée et les actions intelligentes. Deux entités sont candidates, le niveau neurobiologique et le niveau cognitivo-représentationnel. Les caractéristiques factuelles du domaine considéré sont en faveur du second. Corollairement, cette hypothèse tient sur le fait que les caractéristiques connues du neurobiologique ne sont pas suffisantes pour expliquer les faits considérés, bien quelles soient nécessaires. La désignation du social se fait par la mise en évidence de faits sociaux spécifiques. Selon un raisonnement identique au précédent, on s'accorde généralement pour admettre que si les actions individuelles sont nécessaires, elles ne sont pas suffisantes pour faire une société. La sociologie et l'anthropologie culturelle ont des objets de recherche propres difficiles à nier.

Dans le cas des capacités intellectuelles humaines, la seule émergence envisageable est celle d’un niveau cognitif à partir du niveau neurobiologique, l’un et l’autre se manifestant par des phénomènes différents étudiés par des sciences différentes. Mettre en évidence le niveau cognitif-représentationnel et le niveau social, ce n’est pas reléguer le biologique ou le minimiser. L’Homo sapiens est du genre Homo, ce qui signifie qu'il est un vivant parmi les autres. Mais, à un moment donné de son évolution, il est devenu sapiens, c’est-à-dire a acquis une spécificité d’espèce et il a développé son intelligence et s'est mis à vivre en groupes, puis au fil du temps dans des sociétés de plus en plus vastes et complexes. Pour autant et d’évidence, il n’a pas perdu son être biologique, ni sa constitution physico-chimique . L’Homme est bien un vivant pris dans l’évolution et dont la constitution participe de tout ce qui constitue l’Univers.

Si on passe du point de vue ontologique à un point de vue plus empirique, macroscopique, apparaît le problème de la relation entre l’individu et ses environnements. Pour les humains, il faut considérer une double interaction car, d’un point de vue pratique, ils interagissent avec deux types environnements. L'Homme entre en interaction avec l'environnement naturel terrestre, mais aussi et avant tout avec l’environnement socioculturel qu'il a façonné. Nous allons voir qu’il existe une rupture entre ces deux environnements. Un fossé s’est creusé.

2. Une conception de l’Homme

2.1 Les types d’interactions à considérer

Le concept d'émergence laisse supposer que la structuration à des degrés supérieurs de complexité se produit à partir du niveau le plus simple, par réorganisations successives, qui constituent diverses strates et systèmes. Cette conception présente l'intérêt de ne supposer aucune coupure entre le biosomatique et le cognitif. À partir de ces concepts, nous pouvons construire un modèle théorique simplifié de l’Homme constitué de plusieurs niveaux hiérarchisés.

Si l'on dépasse les niveaux physiques et chimiques on arrive au niveau biologique. L'individu humain peut être considéré selon les degrés de complexité de son organisation biologique. Même limité à ce niveau, nous avons affaire à une infinité de systèmes et d'appareils qui demanderaient une encyclopédie pour être décrits. Nous allons donc simplifier à l'extrême en ne prenant en compte que ce qui est indispensable ici.

Dans le niveau biologique, on peut séparer le somatique (pris en bloc) et, en son sein, le système nerveux. Le système nerveux fonctionne et assure la formation, la transmission et l'interaction des signaux nerveux, qui se produisent par médiation électrique et par médiation chimique. À partir de cette fonctionnalité se forme par un degré d'organisation supplémentaire le niveau suivant que nous nommons cognitivo-représentationnel. Sur cette base très simple nous pouvons constituer un modèle simplifié de l'Homme.

Le modèle proposé considère des ensembles d'amplitude et de nature différentes. L'ensemble biosomatique dont on distingue du système nerveux central. Ce dernier a deux modes d'organisation : neurophysiologique (l’activité des neurones et des cellules gliales, leurs modifications métaboliques), informationnel (le traitement des signaux dans les réseaux neuronaux). Enfin, il faut individualiser, dérivant du précédent, le niveau cognitif et représentationnel (le système de représentation et des processus cognitifs dynamiques).

2.2 Les interactions externes

Il est possible de proposer un modèle simple en considérant que les relations qu'entretient l'individu avec son environnement sont différentes selon les appareils mis en jeu. Pour un individu humain, on peut distinguer grossièrement quatre regroupements qui donneront lieu à quatre types d'interactions avec l'environnement : les interactions cognitives, les interactions comportementales, les interactions de type stimuli-réponses, les interactions automatiques.

La connaissance de l'environnement qui passe par le niveau cognitif et représentationnel, produit un savoir complexe et engendre des conduites pratiques et de communication avec les autres. Ces conduites viennent d’une pensée amenant à une action finalisée. Le savoir utile dans ce cadre nécessite un long apprentissage, il dépend en grande partie de l'éducation et souvent demande l'intervention d'une pensée élaborée.

La perception des indices et des événements divers présents autour de soi demande un traitement de l'information qui produit en retour des comportements (attitudes, fuite devant un danger, stratégie de déplacement, etc.). Ceci demande un apprentissage et la mise en place de schèmes sensori-moteurs. Il s’agit de ce qu’on peut considérer comme les aspects praxiques de la cognition.

L'Homme est aussi soumis à des stimulations issues de son environnement qui produisent des réponses en passant par le niveau neurophysiologique en ce qui concerne les comportement simples (l’alimentation, les gestes automatiques). L'interaction est largement gouvernée par des schémas innés issus de l'évolution.

Les conditions environnementales qui jouent sur le biosomatique donnent des réponses automatiques (modification du rythme cardio-vasculaire par exemple en fonction de la pression en oxygène). Dans ce cas l'interaction est entièrement automatisée et correspond à l'adaptation au milieu naturel au sens de l'écosystème terrestre actuel.

Ce modèle nous amène à considérer un Homme intégré dans l’Univers et en interaction avec ce qui l'environne. Cette conception sommaire de l'humain montre un individu placé dans un environnement avec lequel il interagit de différentes manières, ce qui a des conséquences sur l’environnement qui réagit en retour.

Pour ses besoins physiologiques, l’individu agit sur le milieu qui lui est nécessaire pour vivre. Chaque individu respire, boit, mange, ce qui provient de son environnement immédiat. Dans ses relations pratiques avec l’environnement, l'Homme interagit avec les choses concrètes. Il se heurte aux contraintes concrètes, aux lois physiques de base. C’est dans une interaction constante qu’il construit des capacités pratiques. Le concret rétroagit sur les comportements en indiquant par les échecs et réussites ceux qui sont adaptés et ceux qui sont inefficaces, voire nocifs.

Les relations entre l'individu humain et son environnement (il vaudrait mieux dire ses environnements) sont des interactions en boucles, actives et rétroactives. Il faut aussi noter les évolutions temporelles, car toute personne a une histoire. Les boucles successives forment nécessairement une spirale déployée au fil du temps. Si on considère la vie d’un individu, les spirales emmêlées sont innombrables et forment un ensemble complexe dont il est impossible de rendre compte de manière exhaustive.

2.3 Les interactions internes

Les quatre appareils considérés sont en continuité et en interaction les uns avec les autres. Il existe au sein de l'individu, des interactions entre le cognitivo-représentationnel, le neurobiologique et le reste du biosomatique. Les interactions se font entre entités contiguës et en cascade de proche en proche.

Enfin, disons un mot du psychisme défini comme ce qui détermine les conduites affectives et relationnelles. C'est une entité qui a été supposée par la psychanalyse pour expliquer les conduites humaines, sans que sa nature soit précisée. Freud est toujours resté flou à ce sujet et sa postérité a bataillé pour tirer le psychisme vers l'esprit ou vers le neurobiologique.

Le psychisme ne s'inscrit pas exactement dans l'un des niveaux tels qu'ils ont été vus ci-dessus. Pour notre part, nous supposons que le psychisme est mixte, mettant en jeu le niveau cognitif et neurophysiologique et leurs interactions constantes et continues, parfois non départageables. Pour autant, il n’est nullement négligeable, car il est l’instance de mémorisation et de pérennité des interactions relationnelles marquantes et de la socioculture. Le psychisme intervient de par la dimension affective qu’il donne aux conduites 2.

3. Une anthropologie pluraliste

3.1 L'esquive de la métaphysique

La modernité considère que l’Homme est un vivant, un être biologique et, à ce titre, il rentre dans le règne animal sous l’espèce Homo. De plus, l’Homme pense, se représente, imagine, invente, il est conscient de son existence, il agit selon des intentions. Il est du genre sapiens. D’où viennent ces capacités spécifiquement humaines ? Deux thèses s'affrontent. Soit il faut les attribuer à quelque chose comme l'Esprit soit à la substance matérielle. Ces deux points de vue opposés et leur affrontement sont caractéristiques de la modernité.

Il est possible d'esquiver les deux métaphysiques concurrentes, idéaliste et matérialiste, grâce à une vision pluraliste de l’Homme et de l’Univers. On peut, en effet, considérer le réel selon une pluralité de niveaux d’organisation/intégration que les connaissances empiriques explorent successivement. L’Homme y participe pleinement et sans exclusive. Si on passe à un point de vue macroscopique on saisit qu’il est en interaction avec tout ce qui l’environne.

3.2 Une anthropologie pourtant pas naturaliste

Appliquée à l’Homme, cette anthropologie permet de concevoir comme source de ses conduites le niveau physico-chimique, le niveau biologique, le niveau cognitif et le niveau social, sans qu’il y ait à les opposer. Ainsi, on peut concevoir l'Homme comme un être biologique doté de capacités intellectuelles et vivant dans un tissu social. Le clivage cartésien fondateur de la modernité disparaît sans qu’il soit besoin de faire prévaloir un matérialisme réducteur. En tant que niveau d'organisation à valeur ontologique, le niveau cognitif donne une assise et un centre de gravité aux diverses approches de type psychologique. Il en va de même pour le niveau social qui donne un fondement aux diverses approches sociologiques. Cela a été développé dans l’ouvrage Philosophie pour les Sciences humaines et Sociales3 auquel on voudra bien se référer.

Une conception qui positionne l'Homme de manière inclusive et en interaction avec l’Univers pourrait être dite naturaliste. Cependant, identifier l’Univers à la Nature au sens d'une entité métaphysique pose trop de problèmes. La Nature est seulement la façon humaine de considérer l'environnement légué par l'évolution, c'est-à-dire les équilibres écologiques permettant la vie sur Terre. De même, admettre une transition continue entre capacités cognitives et fonction neurophysiologique pourrait aussi être considérée comme naturaliste. Mais à côté de cela nous maintenons une différenciation entre les deux qui est niée par nombre de naturalistes au nom du matérialisme. Notre propos ne s’inscrit pas vraiment dans un naturalisme, même modéré comme celui de Daniel Andler 4 pour deux raisons : - d’une part il affirme une autonomie du cognitif et du social. - d’autre part il est universaliste, au sens très précis de concerner l’Univers connu par les sciences et pas la Nature telle qu’elle a été conçue par les hommes. On dira que ce n’est qu’une affaire de mots. Le langage contribue à la pensée et il faut être précis sans quoi des connotations diverses s’immiscent et biaisent la pensée.

Enfin, il est évident que, d’un point de vue pratique, l’Homme n’est pas dans un rapport direct avec le milieu environnemental terrestre, mais d’abord avec le milieu socioculturel et technique qu’il a créé. On doit en tenir compte. Il est assez vain de vouloir le naturaliser, car c’est nier ce qui le caractérise. Il nous est impossible de souscrire à une métaphysique naturaliste et matérialiste qui s'oppose à la pluralité dans les formes d'existence présentes dans l'Univers et veut réduire l'Homme à sa nature physique (physicalisme) ou éventuellement biologique. Nier ou minimiser ce qui le différencie des autres espèces vivantes est vain. La silhouette de l'humain que nous traçons ne s’inscrit pas dans le naturalisme.

3.3 Le social produit un clivage avec l’environnement

L'Homme a une vie sociale intense. La techno-socio-culture humaine constitue un environnement différent de l'environnement terrestre, un néo-environnement qui distancie les humains de la nécessité immédiate. Ainsi, une vaste nébuleuse sociale et culturelle enveloppe l'Homme de sa naissance à sa mort. Elle diffère selon les régions de l’Univers et évolue au fil du temps. Il faut donc conceptualiser la présence de ce second type d’environnement. C’est là où nous rejoignons l’école culturaliste (par opposition à naturaliste) qui défend l’existence d’un niveau social et culturel ayant sa propre force déterminante.

Dans toutes les cultures on trouve des mythes, légendes, idéologies sur les relations entre l'’Homme et la Nature. Autrement dit, la conception de la Nature est un fait de culture : une conception impliquant une manière d’habiter la Terre qui est en partie métaphysique. La Nature désigne une entité avec laquelle il s’agirait d’entretenir un rapport de fusion, de vénération, de respect, ou au contraire de domination, d’exploitation, de destruction, et souvent les deux à la fois. Il y une tendance humaine à se séparer de la Nature en la désignant comme telle et à édifier une norme collective par rapport à elle (quelle qu’elle soit).

Il existe une relation ambivalente avec les écosystèmes pensés comme « Nature » qui s'explique par la capacité de l'Homme à produire une société technique pour modifier un environnement auquel il est spontanément peu adapté. Sur le plan idéologique, on peut opposer la personnification animiste de la Nature à sa chosification mécaniste, mais de toutes les façons l'Homme vit au sein d'une techno-socio-culture qui constitue un intermédiaire avec l'écosystème terrestre.

On trouve déjà dans le récit de la Genèse un verset qui invite à « dominer » la Terre 5. Francis Bacon dans le Novum Organon annonce le règne de l’Homme qui par les arts mécaniques pourra avoir une maîtrise de son environnement. Avec Descartes l’Homme peut se déclarer « maître et possesseur de la nature » 6 ou avec Emmanuel Kant encore « seigneur de la nature »7. Du côté matérialiste et naturaliste, on ne trouve pas de critique de cet Homme séparé de son environnement naturel et qui collectivement se doit de maîtriser la Nature. C’est une tendance idéologique lourde présente en Occident et qui s’est largement répandue dans presque toutes les cultures. Ces thèses encouragent et accentuent le clivage de l’Homme et de son environnement, occasionné par l’organisation sociale.

4. Une société aux effets puissants

4.1 L’environnement socioculturel et technique

Le premier environnement des humains est social et culturel. L’enfant naît dans une famille au sein d’une société et y passe toute sa vie. Notre ontologie pluraliste suppose une existence du social attestée par le fait que les relations sociales sont observables et peuvent être constituées en faits attestés dont diverses théories scientifiques (sociologie, anthropologie culturelle) tentent de rendre compte.

L’interaction entre capacité intellectuelle et socioculture est constitutive à la fois de l’intellect, qui ne se développe pas de manière isolée, et de la culture, qui ne se développe pas sans humains. Jean Piaget présente une conception pertinente à ce sujet. Selon lui la pensée est d’emblée socialisée. La pensée en particulier conceptuelle est une pensée collective car elle obéit à des règles communes 8. L’intellection n’est en rien solipsiste car elle se construit dans l’échange avec les autres.

Les aspects institutionnels constitutifs de la société résultent d’une intentionnalité collective (partagée) mais aussi des pratiques qui les soutiennent, tout comme des règles qui préexistent et perdurent au fil des générations. Tout cela a nécessairement à voir avec l’intellection. Les règles et a fortiori des lois codifiées sont le fruit d’une réflexion et d’une élaboration.

La réalité sociale a un pouvoir contraignant qui lui est propre.

« L’ordre invisibles l’ordre de cette vie sociale que l’on ne perçoit pas directement avec les sens , n’offre à l’individu qu’une gamme très restreinte de comportements et de fonctions possibles. Il se trouve placé dès sa naissance dans un système de fonctionnement [organisé en] structures très précises » 9 .

L’autonomie du social trouve là son support, dans les fonctions interdépendantes, dont la structure donne aux groupes humains leurs caractères spécifiques. L’environnement social est fait d'interactions, de dépendances, de hiérarchies qui préexistent à l'individu, qui lui-même y contribue par sa pensée et ses actes. Une série de boucles interactives se constituent entre individus et société.

« Le tissus de fonctions interdépendantes par lequel les hommes se lient les uns aux autres a son propre poids et sa propre loi »10.

Le social n’est pas une fiction sans réalité car il a une force contraignante. Nous le considérerons donc comme un niveau d’organisation réel à l’égal des autres.

La culture est un milieu sémiotisé au sein duquel baigne les hommes de leur naissance à leur mort. Pour François Ratier dont nous partageons la conception :

« L’environnement humain (ou entour) est spécifiquement constitué de performances sémiotiques et de (re)présentations. L’autonomie et la complexité du sémiotique déterminent les caractères propres de la cognition humaine » 11.

L’homme vit d’abord et surtout dans un environnement culturel et social. Divers niveaux d’interaction existent mais, en ce qui concerne les effets intellectuels, il est certain que chaque individu rencontre la pensée et le langage des autres, avant que la sienne ne soit constituée et que ces dernières contribuent à la former. Il intègre des codes et des normes, des croyances et des manières de penser. La plus simple des conduites telle que bouger la tête pour dire oui ou non, constitue un acte finalisé à caractère sémiotique et intentionnel codifié.

<>Les aspects institutionnels constitutifs de la société résultent d’une intentionnalité collective mais aussi des pratiques qui les soutiennent, tout comme de règles qui préexistent et perdurent au fil des générations. La réalité sociale a un pouvoir contraignant qui lui est propre. Cet environnement social est fait d'interactions, de dépendances, de hiérarchies qui préexistent à l'individu, qui lui-même y contribue par sa pensée et ses actes. Une série de boucles interactives se constituent entre individus et société.

L’homme vit d’abord et surtout dans un environnement humain, culturel et social. Diverses interactions existent dans lesquelles l’intellect joue un grand rôle. L’environnement est aussi constitué par la technologie de la société considérée. Les capacités techniques, qui se transmettent de génération en génération depuis le Néolithique, ont été multipliées de manière exponentielles à partir du XIXe siècle. Elles ont augmenté qualitativement en étant plus efficaces, mais aussi et surtout quantitativement par l’industrialisation présente sur toute la planète.

4.2 Le problème de l'écosystème terrestre

Plutôt que de parler de nature nous employons le terme plus neutre d'écosystème terrestre, ce qui permet de mieux préciser la relation interactive de l’Homme en société avec ce qui l’entoure. Au plus simple, les hommes ont besoin de trouver de l’air dans l'environnement. Une interaction évidente a lieu : la respiration. Elle aboutit à une absorption de l’oxygène et un rejet de gaz carbonique. Pour respirer, les humains dépendent des équilibres écologiques permettant la formation continue d'oxygène sur Terre. De manière plus complexe, l'espèce humaine toute entière interagit massivement pour trouver nourriture, abri et extraire matières premières utiles à sa technique.

L'espèce humaine est incluse et participe ontologiquement de l’Univers mais, si on passe à une approche pratique, on voit que ce n'est pas une espèce animale spontanément adaptée à l'écosystème. C'est même exactement l'inverse : elle adapte l'écosystème à ses besoins. L'Homme seul ou en petits groupes survit difficilement dans l'écosystème naturel. Il a donc, à partir du Néolithique, entrepris de le transformer, ce qui est devenu possible grâce à son organisation sociale et à sa technologie.

La conception pluraliste que nous proposons dément que l’Homme puisse se considérer comme extérieur à l’Univers. Mais elle dément aussi qu’il soit un animal inclus et adapté à l'écosystème constituant son environnement immédiat. Il possède en lui la capacité de le transformer. De tout temps les humains ont tenté de modifier cet environnement pour améliorer leurs conditions de vie. Les moyens limités de l’élevage, de l’agriculture et de l’artisanat, ont eu longtemps des effets qui sont restés modérés.

Mais de nouvelles possibilités se sont offertes comme le note René Descartes à la fin du Discours de la méthode. Avec un certain enthousiasme, il annonce des connaissances utiles à la vie des hommes, celle des forces naturelles. Il compare les possibilités ainsi offertes par rapport à la nature à celles des métiers de l’artisanat. Comme l’artisan maîtrise par les moyens techniques de son art, nous pourrions par des moyens techniques manipuler les forces naturelles.

Descartes prophétise l’avènement d’une science appliquée, l’entrée dans l’ère des sciences de l’ingénieur, qui mettent en pratique les résultats des capacités intellectuelles humaines. Les savoirs devenus efficaces promettent une technologie puissante. L’annonce de Descartes prendra du temps pour se réaliser car il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que les techniques se répandent et c’est évidemment au XIXe siècle que tout basculera avec l’industrialisation qui amplifiera massivement les effets de la technique.

Conclusion

Bien qu’ils soient ontologiquement en continuité avec l’Univers les humains ont constitué des sociétés techniques qui sont activement en rupture avec l’écosystème. Leur but premier était de pourvoir aux besoins humains, mais les développement industriel vont bien au-delà. Devenues immenses les sociétés humaines se sont organisées en États. Ces États sont en concurrence, ce qui les pousse à disposer d’une puissance technologique et économique leur permettant de rivaliser militairement. Pour stigmatiser cette dynamique mortifère le terme de « mégamachine » 12 a été proposé. La montée en puissance de l’activité industrielle est telle qu’elle a modifié les équilibres écologiques de la planète. La réflexion menée dans cet ouvrage montre qu’il y a une parfaite continuité ontologique entre l’Homme et l’Univers. Par contre, lorsque l’on passe à un niveau macroscopique, celui de l’espèce humaine sur Terre, on constate qu’un fossé s’est creusé entre l’humanité et son environnement terrestre.

D’évidence l’Homme est inclus dans l'Univers et en interaction avec ce qui l’entoure. Mais si on passe d’un abord ontologique à un abord empirique et pratique, ces interactions ont des conséquences inattendues par rapport à l’environnement terrestre, car un intermédiaire aux effets clivants s'est crée : les sociétés technicisées.

 

Notes :

1 Juignet Patrick, Philosophie pour les sciences humaine et sociales, Nice, Libre Accès Éditions, 2023.

2 Juignet Patrick. Le psychisme humain. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03180176. Un modèle du psychisme. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03187243.

3 Juignet Patrick, Philosophie pour les Sciences humaines et Sociales, Nice, Libre Accès Éditions, 2023.

4 Andler Daniel, La Silhouette de l'humain, Paris, Gallimard, 2016.

5 Genèse 1, 28.

6 Descartes René,(1637) Discours de la méthode, in Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, 1953. p. 168.

7 Kant Emmanuel, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1968. p. 241.

8 Piaget Jean, La formation du symbole chez l'enfant, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel-Paris, 1976, pp. 315-316.

9 Elias Norbert, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 49.

10 Ibid., p. 51.

11 Rastier François, Faire sens, De la cognition à la culture, Paris, Garnier, 2019, p. 190.

12 Scheidler Fabian, La fin de la Mégamachine, Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement, Paris, Seuil, 2020.


Bibliographie :

Andler D., La silhouette de l'humain, Paris, Gallimard, 2016.

Descartes René, Discours de la méthode, Œuvres et Lettres, Paris Gallimard, 1953.

Juignet, Patrick. Le psychisme humain. Philosophie science et société.  2015. https://philosciences.com/148.
                          Une ontologie pluraliste est-elle envisageable ? Philosophie science et société. 2016. https://philosciences.com/117.
                          Philosophie pour les Sciences humaines et Sociales, Nice, Libre Accès Éditions, 2023.

Kant Emmanuel, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1968.

Morin Edgar, Le paradigme perdu de la nature humaine, Paris, Seuil, 1973.

Piaget Jean, La formation du symbole chez l'enfant, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel-Paris, 1976.

Rastier François, Faire sens, De la cognition à la culture, Paris, Garnier, 2019.

Scheidler Fabian, La fin de la Mégamachine, Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement, Paris, Seuil, 2020.

Sperber Dan, La contagion des idées, Paris, Ed.Odile Jacob, 1996.

Whitehead Alfred North, Modes de pensée, Paris, Vrin, 2004.

 

L'auteur :

Juignet Patrick