Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Méthodes et paradigmes en sciences humaines

Le réductionnisme neurobiologique

 

Le réductionnisme prend plusieurs formes dans les sciences humaines. Nous allons nous intéresser ici au réductionnisme neurobiologique, qui est le courant de pensée le plus puissant actuellement. Nous verrons les problèmes épistémologiques qu’il pose et indiquerons les effets appauvrissants de cette doctrine lorsqu'elle est appliquée à l'Homme.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Le réductionnisme neurobiologique. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/reductionnisme-sciences-humaines.

 

Plan de l'article :


1. La naturalisation de l'esprit
2. Une réduction imparfaite
3. Une auto-invalidation permanente
4. Des franchissements intempestifs
5. Une négation des différences
6. Une rhétorique tendancieuse
7. L’utilisation d’analogies
Conclusion : une réduction abusive


 

 Texte intégral :

1. La naturalisation de l'esprit

Le réductionnisme s’inscrit dans la démarche de naturalisation de l’homme. Depuis le XVIIe siècle, il s’est forgé une opposition devenue classique entre la nature et la culture, le corps et l’esprit, la substance matérielle et la substance spirituelle. L’esprit qui est le propre de l’homme, permettrait la pensée et la culture. La nature extérieure à l’homme se retrouverait en l’homme, dans son corps. L'Homme est dualisé. Cette bipartition est le plus souvent rapportée (depuis Descartes) au dualisme des substances, l’une matérielle pour le corps, et l’autre spirituelle pour l’esprit.

Depuis le début, cette dualité est en débat et, par rapport à elle, plusieurs possibilités s'offrent. On peut accepter le dilemme ou le récuser globalement ou trancher en choisissant l'une des branches du dilemme. Le naturalisme réductionniste actuellement dominant a choisi de trancher en résorbant l’esprit et la culture dans la nature et, finalement, dans la matière. Il prône un réductionnisme matérialiste.

Citons à ce sujet le philosophe de sciences Carl Hempel à ce sujet. Pour lui, la question du réductionnisme se pose de manière particulière intéressante eu égard au rapport corps-esprit :

« Une conception réductionniste de la psychologie soutient, en gros, que tous les phénomènes psychologiques sont fondamentalement de nature biologique ou physico-chimique ; elle affirme que les termes et les lois propres à la psychologie peuvent être réduits à ceux (et à celles) de la biologie, de la chimie et de la physique » (Éléments d'épistémologie, p. 166).

Depuis le XIXe siècle les tentatives pour ramener le comportement humain au fonctionnement de son cerveau sont incessantes. Aujourd'hui, nous avons la neurobiologie comportementale qui prétend relier causalement les diverses conduites humaines au cerveau. Entre-temps, nous avons eu le behaviorisme qui a voulu faire comme si la pensée les représentations n’existaient pas. Le réductionnisme a également donné la « neurophilosophie » selon laquelle la pensée dépend du fonctionnement neuronal.

Le réductionnisme comme résolution au problème du dualisme doit faire s'interroger sur la manière dont il procède, mais plus profondément si le problème qu'il cherche à résoudre (l'existence jugée douteuse de l'esprit) est bien posé, ce qui est loin d'être certain. Nous avons vu ailleurs les nombreux sens du terme esprit (voir : L'idée d'esprit). Envisageons quelques possibilités. 

Si par esprit, on désigne une entité métaphysique transcendante le raisonnement de la naturalisation de l’esprit est absurde. Avec une telle hypothèse, l’esprit est hors de la nature, puisqu’il se définit par opposition à la nature. Il est donc difficile d’intégrer quelque chose qui est défini comme extérieur. Si on n’admet pas l’esprit comme entité métaphysique, on peut difficilement naturaliser quelque chose qui n’existe pas. La conclusion est que, s’il existe, l’esprit ne peut être naturalisé et s’il n’existe pas, évidemment non plus. Le paralogisme de la  « naturalisation de l'esprit » apparaît d’évidence et nous laisserons ce cas de côté.

Si l'esprit désigne les capacités intellectuelles (cognitives) de l'Homme il faut admettre que l’activité de pensée de l’homme avec ses conséquences culturelles, sociales et relationnelles a un aspect factuel indéniable. Deux possibilités complémentaires pour la réduction de ses aspects s'offrent  : leur dénier une existence ou la minimiser comme simple apparence sans pouvoir causal et simultanément en récuser l'autonomie. La naturalisation-réduction consiste alors à considérer ces faits devenus secondaires comme les produits du cerveau. La culture devient le résultat des actions des hommes mus par leur cerveau. La démarche de réduction vise à remplacer les capacités intellectuelles par celles du cerveau. Cette thèse se dédouble ainsi  : - thèse ontologique : le cerveau existe, mais pas les processus cognitifs. Les phénomènes de la subjectivité consciente comme la pensée les sentiments sont superficiels sans valeur causale. - thèse épistémologique :  les aspects mentaux et cognitifs sont explicables par des théories appartenant aux neurosciences. Les explications formulées dans les termes des théories de plus haut niveau (comme la psychologie) sont superficielles.

2. Les arguments (valide) de la dépendance au neurobiologique

Les variations des capacités intellectuelles au fil du temps, montre leur dépendance vis-à-vis de la croissance et de la maturation du cerveau comme en atteste son évolution depuis l'enfance jusqu’à l’âge adulte. Mais aussi sa régression lors d’atteintes cérébrales qu’elles soient lésionnelles, toxiques ou dégénératives (démences). Pour que ce niveau se constitue, une maturation cérébrale, un bon fonctionnement neurobiologique et une interaction stimulante avec l'environnement sont nécessaires.

D'un point de vue pharmacologique, on constate que des molécules peuvent mettre hors circuit les capacités cognitives et libérer des comportements automatiques, ou au contraire rendre la pensée plus vive et plus alerte. Il est évident que les maladies neurologiques affectent les capacités intellectuelles. D'où l'évidence d'une dépendance des diverses capacités intellectuelles humaines par rapport au neurobiologique, mais jusqu’à quel point et de quelle manière ?

La psychopharmacologie clinique montre des relations complexes entre divers types de fonctionnements neurobiologiques et divers comportements, conduites ou formes de pensée. On ne peut concevoir le problème de manière simple et univoque. Il est probable qu'il faille parler d'émergences (au pluriel) et de divers degrés de dépendance. Cliniquement, on constate que plus les aspects intellectuels sont liés aux modalités réactionnelles, à l'humeur, à l'émotion, et plus ils peuvent être modifiés pharmacologiquement. Inversement, plus ils sont neutres et abstraits et plus, ils sont indépendants de l'action pharmacologique. Ceci est vrai dans le cadre d’une modulation contrôlée. Si les substances aboutissent à des états disruptifs aigus, confusionnels ou comateux, l’intellect est dévasté ou s’évanouit.

Les raisonnements abstraits de type logico-mathématique ne changent pas sous l'action modérée des psychotropes. Ils peuvent être rendus impossibles (abrutissement, coma) ou être facilités (stimulation), mais leur forme reste inchangée. On peut en déduire que la relation entre le niveau neurobiologique et le niveau cognitif a une forme particulière : celle d'un support nécessaire, mais permettant un degré d’échappement. En inversant le problème, on pourrait dire que c’est le bon fonctionnement neurobiologique qui permet à une pensée autonome de se déployer. C’est ce que j’ai pu constater en permanence au cours de ma carrière de psychiatre.

De cette dépendance certaine, il ne s’ensuit pas une complète détermination. Si le niveau neurobiologique est nécessaire, cela ne veut pas dire qui soit suffisant pour générer les capacités intellectuelles humaines.

3. Une réduction imparfaite

La thèse de la réduction au cerveau admet un seuil de réduction au niveau biologique et plus spécialement neurobiologique qui en limite la portée. Si le principe réductionniste est cohérent avec lui-même il s’applique de proche en proche et aboutit au « physicalisme », doctrine qui donne comme seul niveau ontologique la matière et comme seule science la physique. Le réductionnisme conséquent, au sens où il va jusqu'au bout du principe, aboutit au physicalisme. Le fait de se limiter à un seuil de réduction montrerait que le principe est relatif.

Or, on constate que les tenants du réductionnisme neurobiologisant, appliquent le principe de réduction jusqu'au cerveau, pas en deçà. S’ils étaient conséquents, ils appliqueraient également la réduction au cerveau, mais alors, ils élimineraient leur propre domaine d'étude. Ceci a deux implications possibles : soit le réductionnisme n’est pas valable, soit il est valable jusqu'à un certain seuil (niveau). En concédant un seuil, on admet une discontinuité, l’émergence d’une différence (non réductible) et l’on se contredit. Le réductionnisme biologisant n’est pas conséquent. 

Admettons que l’on soit conséquent dans l'application du principe réductionniste, et donc physicaliste. On se heurte alors à une impossibilité pratique. Jamais aucun physicien sérieux n’a prétendu expliquer par la physique l’intelligence ou un fait culturel, même s’il existe quelques tentatives bizarres et sans suite comme celle de Steven Weinberg. Tout au plus la physique nous donne-t-elle quelques lueurs en chimie, mais son pouvoir explicatif s’arrête assez vite.

Le réductionnisme appelé faible, qui limite volontairement son champ d'application et arrête son mouvement de réduction à un moment donné, est acceptable. Il diffère qualitativement du réductionnisme matérialiste fort ou physicalisme. La question se pose de savoir à quel (bon) moment arrêter la réduction ? Quel seuil choisir et selon quelle finalité ? Un seuil plus élevé ne serait-il pas heuristique ? 

4. Une auto-invalidation

L' argument de l'auto invalidation a été développé par Karl Popper. Si l’acte de penser n’échappe pas au déterminisme physique, la pensée n’est pas autonome, c’est-à-dire que ses processus de validation ne sont plus internes. Si la pensée est le produit d’un processus physique, la question de sa vérité ne se pose plus. Elle sort du cadre démonstratif, car les faits déterminés ne sont pas à discuter, mais seulement à constater (éventuellement expérimentalement).

La conception substantialiste matérialiste et réductionniste appliquée aux capacités intellectuelles de l'Homme fait surgir son envers. Si le sens, les concepts, les idées, la vérité, n’existent pas dans leur domaine propre, alors cette affirmation se retourne contre la conception matérialiste qui en fait partie. Elle s’avère n’être ni vraie, ni fausse, puisqu’elle se réduit elle-même à un fait physique. Le réductionnisme matérialiste étant le produit d’une détermination physique, on n’a pas à en tenir compte comme conception entrant dans une démarche de vérité, mais comme un événement du Monde parmi d’autres.

Le même type de raisonnement s’applique au behaviorisme. Selon cette doctrine, toute référence à la conscience et à la pensée doit être écartée et l’on doit se borner à observer des stimuli et des réponses. Si la théorie behavioriste est vraie, elle s’applique aux behavioristes. On doit donc s’en tenir à l’observation de type behavioriste pour comprendre le behaviorisme. Or, l’observation d’un behavioriste, selon les critères behavioristes, ne diffère pas de l’observation d’un homme ordinaire : il a des comportements en réponse à des stimuli. La différence avec un non behavioriste apparaît uniquement lorsque l’on donne un sens à ses propos. Mais, le sens, selon le behaviorisme, n’est pas observable et ne peut être pris en compte.

La tentative de justification pragmatique est peu probante. Pour certains, si la pensée est physiquement déterminée, une pensée qui aide mon organisme à survivre est supérieure à une pensée qui le conduit à une mort rapide. La question de la Vérité platonicienne ne se pose pas, mais la question de vérités pragmatiques, les seules qui comptent vraiment pour nous, est toujours là.

La vérité pragmatique comme adéquation aux faits concrets, permettant de survivre  est un cas limité. On constate empiriquement que les humains sont porteurs d’un déterminisme propre et très complexe qui ne produit pas nécessairement des conduites adaptées à la survie. Cette thèse est donc limitée. 

Une grande partie de la pensée humaine ne concerne pas ce type de situation.

5. Une homogénéisation abusive

La philosophie naturalisante pour se justifier assimile les divers types de connaissance que l'on trouve dans le vivant. C'est particulièrement net dans le courant de l'énaction décrit par Isabelle Peschard  :

« Ce modèle propose une conception participative de la connaissance et de la réalité qui s’étend continûment à toutes les échelles des phénomènes du vivant. Il met en jeu une conception de l’émergence qui rapporte la notion de connaissance à la dynamique du système cognitif et aux différentes modalités de couplage dans lesquelles il est impliqué. Le système est pensé comme une organisation dynamique, identifiée à l’identité du système, réalisée dans une structure physique » (La réalité sans représentation, la théorie de l’énaction et sa légitimité épistémologique. Sciences de l’Homme et Société. Ecole Polytechnique X, 2004. p.20).

Tout le vivant aurait le même procédé de connaissance par couplage entre système cognitif et environnement. Ce qui permettrait de faire l'économie de l’existence d’un appareil cognitif représentationnel et d'identifier la cognition à une structure physique. L'argument contre une telle assimilation, c'est que la connaissance n'est pas identique et ne concerne pas la même chose. De l'huitre à Albert Einstein en passant par le cheval ou le chien la connaissance n'est pas la même et en porte pas du tout sur les mêmes objets.    

Même lorsque l'existence d'une capacité intellectuelle est admise elle est rapportée par le réductionnisme naturaliste à un avantage adaptatif et limitée à produire des représentations, c'est-à-dire des copies du monde environnant.

«L’évolution comme processus de sélection, d’optimisation d’une certaine aptitude, sert aussi de source métaphorique d’explication de la connaissance comme mécanisme de sélection de certaines formes de représentation de la réalité pour leur valeur adaptative, métaphore qui vaut pour les structures cognitives comme pour les théories scientifiques » (Ibid., p. 18).

Le procédé est celui d'une homogénéisation d'un lissage qui nie les différences.

Un autre type d'homogénéisation consiste à réduire les différences entre domaines scientifiques. Si l’on observe les domaines de la connaissance, on constate que les sciences humaines et sociales ne concernent pas le même domaine que la neurobiologie. Il y a une hétérogénéité tant entre les champs factuels qu'entre les théories. Les champs de recherche sont disjoints.

Le réductionnisme biologisant cherche à expliquer des faits spécifiquement humains, tels que les conduites intelligentes finalisées impliquant une réflexion, en leur faisant correspondre des théories biologiques, comme l’activation de cartes neuronales ou le relargage de neuromédiateurs. En gros, les théories neurobiologiques feront l’affaire pour expliquer les faits spécifiquement humains.

On peut prendre l'exemple de la neuropsychologie réductionniste. Le niveau neurobiologique est caractérisé par des faits neurologiques desquels on donne une théorie neurobiologique. Cette doctrine relie des conduites humaines à des faits neurologiques théorisés par la neurobiologie. Théoriser une conduite par la neurobiologie, c'est effectuer un saut intempestif qui néglige le fossé épistémologique et ontologique qui sépare deux champs non homogènes.

Citons comme exemple l'argumentaire d'un récent congrès ("Conférence Ladislav Tauc", 2007). "From cell to behaviour, the nervous system can be described as networks of components interacting at different temporal and spatial scales, exchanging flux of information." Or, il n'y a pas de continuité de la cellule au comportement, si bien que ce ne serait qu'une question d'échelle. Les champs concernés sont hétérogènes. 

Citons encore un séminaire donné à l'École Polytechnique  sur « Cerveau et cognition » en  2009 : 

« Demain, grâce aux avancées dans le domaine des interfaces cerveau-machine, un simple « décodage » de la pensée à partir de l'activité cérébrale suffira à mouvoir des bras articulés, déclencher des actions, avant même que les muscles de notre corps ne soient mobilisés ».

ou encore

« Des méthodes de plus en plus sophistiquées d'extraction de paramètres et de classification des signaux doivent être mis en œuvre pour accéder aux mesures les plus spécifiques d'une activité mentale donnée ».

Dire cela, c'est comme prétendre que la mesure des ondes radioélectriques permettrait de donner le sens de ce que l'auditeur écoute, ou bien que la mesure de la taille des molécules permettrait d'accéder aux performances d'un convertisseur chimique. Ce sont des faits de nature radicalement différente. Pourquoi sont-ils donnés pour être identiques ? 

6. Des corrélations insuffisantes 

Outre la volonté réductionniste de principe, quelles sont les raisons plus spécifiques pour ne pas envisager divers champs avec chacun une explication propre ?

Pour certains, il y aurait un parallélisme absolu entre le niveau biologique et le niveau psychologique, et les faits de type psychologique seraient seulement des épiphénomènes. Cette doctrine ancienne, formulée par le neurologue Huglings Jackson au XIXe siècle, n'a jamais été prouvé. Les expérimentations pour le faire demanderaient que soit analysé simultanément le fonctionnement neurobiologique et les processus intellectuels. Deux siècles après, cela reste impossible. On sait uniquement montrer des corrélations. 

Le modèle « Memory, Unification, Control » proposé par Peter Hagoort postule que les aires du langage abritent au moins trois circuits parallèles correspondant aux trois principaux niveaux de représentation combinatoire du langage : phonologie, syntaxe et sémantique. Dans chacun de ces circuits, des secteurs distincts de la région frontale inférieure gauche interviendraient pour unifier les objets codés par les aires temporales et pariétales postérieures sous forme d’arbres cohérents. Ce qui correspond à l’association entre signifiant, structure syntaxique et sens. Il pourrait y avoir là un lieu d’émergence (Hagoort P., MUC (Memory, Unification, Control): A Model on the Neurobiology of Language Beyond Single Word Processing, Computer Science, Psychology. 2016).

Le projet de Hagoort est réductionniste, mais il peut être interprété de façon émergentiste, car la causalité entre les structures cérébrales et les arbres syntaxiques n’est pas fléchée. Rien n’empêche d’interpréter les corrélations qui ont été montrées comme des occasions d’émergence.

Dans une interview, le linguiste François Rastier constate :

« Il y a bien des corrélats neurologiques à notre activité, mais cela ne veut pas dire que ces corrélats soient des causes. Il y d’autres niveaux de l’action humaine que celle des [interactions] entre neurones » (Rastier F., Interview 2019).

Ce terme de niveau que François Rastier emploie de manière hypothétique, nous lui donnons une signification ontologique précise, celle de niveau d’organisation porteur des capacités d’intellection produisant la pensée-langage et de manière plus générale l’activité intellectuelle cognitive et représentative humaine.

Les travaux de Stanislas Dehaene peuvent être exploités de la même manière.

Sous sa direction, Marie Amalric a étudié les aires cérébrales impliquées dans la réflexion mathématique de haut niveau par IRM fonctionnelle  (Amalric, M. et Dehaene S., «Origins of the brain networks for advanced mathematics in expert mathematicians», Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 113, no 18, 2016). Lorsque la réflexion portait sur des objets mathématiques, un réseau dorsal pariétal et frontal était activé, réseau qui ne présentait aucun recouvrement avec les aires du langage. À l’inverse, lorsqu’on demandait de réfléchir à un problème d’histoire ou de géographie, le réseau qui s’activait était complètement différent des régions mathématiques et impliquait certaines aires du langage. Le réseau d’aires cérébrales mis en évidence dans cette étude entre en jeu lors du traitement du nombre et du calcul mental et s’active également en réponse à la simple vue de nombres ou de formules mathématiques.

Il serait sans intérêt de multiplier les exemples qui tous montrent la même chose : il existe une corrélation entre une activité fonctionnelle neurobiologique de certaines aires du cerveau et une activité intellectuelle particulière. Toutes ces expérimentations peuvent être interprétées sur un mode réductionniste ou sur un mode émergentiste.

Il faut bien noter aussi que toutes mettent en évidence une activité fonctionnelle des zones concernées, ce qui va dans le sens de notre thèse : ce n’est pas l’infrastructure cérébrale qui est à considérer, mais son fonctionnement. Cependant, aucune théorie particulière de l’activité proprement neurophysiologique et neurosignalétique n’est proposée. Nous voulons dire, aucune théorie particulière ayant une valeur explicative par rapport aux performances testées.

La constatation d’une presque simultanéité entre faits de type biologique et de type psychologique, et la nécessité du champ biologique, permettrait de sauter du psychologique au neurobiologique. Ces arguments sont insuffisants pour nier l’existence des divers champs intermédiaires. Par ailleurs, l’explication concernant l’enchaînement conduisant directement du fait psychologique au neurobiologique brille par son absence. En vérité, on passe d’un fait à un autre sans lien. Il y a une rupture dans la chaîne des déterminations.

La vie intellectuelle, culturelle, sociale, affective, les connaissances philosophiques, scientifiques et artistiques donnent un domaine d’une telle épaisseur, qu’il paraît impossible que des faits de ce domaine puissent être rapportés causalement à des liaisons neuronales ou à des taux de neuromédiateurs, même théorisés de manière très fine. On sent que le fossé explicatif est gigantesque et qu’il faut des paliers intermédiaires. 

Aucune étude sérieuse ne permet d'expliquer les capacités cognitives supérieures à partir de la neurobiologie.

Un argument puissant contre l’existence de quelque chose de différent du champ biologique, c'est-à-dire d'une forme d'existence autre et quel que soit son statut, est du type « rasoir d’Occam », nommé ainsi en souvenir de Guillaume d’Occam. Selon ce principe, il convient de ne rien supposer d’inutile. Ce principe paraît juste et il est assez généralement appliqué dans les sciences. Mais, ici, son emploi est litigieux, il aboutit à nier des domaines factuels irréfutables.

7. Un appauvrissement factuel

Pour justifier sa conception, le réductionnisme biologisant organise un appauvrissement du champ d’expérience et le cantonne à des comportements simplifiés. La plus grande partie des activités spécifiquement humaines sont mises de côté, afin d’avoir des faits susceptibles de justifier l’approche. On s’arrange avec les faits pour ne retenir que ceux qui veulent bien convenir à l’option réductrice. Ceci provoque subrepticement un changement d’objet d’étude. Ce n’est plus vraiment l’homme qu’on étudie, mais un aspect (réduit) de ce qu’il est.

Outre cette option réductrice, la simplification satisfait la volonté naturaliste d’intégrer l’homme dans la nature. Par exemple, on considère que la connaissance de l’homme fait partie de « l’ensemble des pratiques cognitives », ensemble « qui inclut le cas de la bactérie et de son exploration du milieu » (Prigogine I., Stengers I., La nouvelle alliance, 2e Ed, Gallimard, 1979). 

Dans cette approche naturaliste, on voit Changeux prétendre que les rats ont des « concepts ». Il suppose des « représentations » qui sont d’abord des images, puis par simplification, peuvent donner des concepts. La matérialité des images est affirmée sans démonstration et finalement concept et image appartiendraient à la « même matérialité neurale » (L’homme neuronal, Paris, Fayard, 1983). 

Cette assimilation est erronée. La « connaissance » de la bactérie n’est pas du même ordre que celle des rats, qui n’est pas la même que celles des enfants, qui n’est pas la même que celle des philosophes. Les mettre dans le même sac, nie les propriétés les plus évoluées. Sous-entendre que le concept humain et le signal chimique de la bactérie sont des mécanismes cognitifs du même ordre est une négation de différences essentielles : elles ne procèdent pas de la même manière et n’ont pas le même résultat.

Quel est l’effet de cette dédifférenciation ? S’il y a une identité entre la cognition bactérienne, celle de la grenouille et la cognition humaine, l’étude des unes et des autres peut être conduite selon les mêmes principes (behavioristes). C‘est ce que défendait Watson le père du behaviorisme. Mais, si ce n’est pas le cas, l’étude de la cognition humaine est faussée, car elle n’est pas faite selon la méthode qui lui conviendrait. 

Nous sommes d’accord avec le principe des naturalistes (la connaissance comme interaction entre un individu organisé et le monde), mais celui-ci doit être associé à un deuxième principe consistant à tenir compte des niveaux de complexité. Ceux-ci produisent des différences irréductibles et nous contestons la négation de ces différences. Le respect des différences implique une adaptation des méthodes d’étude.

8. Une rhétorique tendancieuse

Le procédé constamment retrouvé est celui de la « traduction ». Prenons l’exemple de propos tenus par des personnes qui ne sont pas expressément réductionnistes comme Squire et Kandel dans leur ouvrage La mémoire

On assiste à la substitution de notions neurophysiologiques à des notions de psychologie descriptive. Ainsi, les souvenirs, les savoirs, sont remplacés par des notions comme codage, information, engrammation. Le souvenir devient « une représentation distribuée dans le cortex », les représentations mentales provenant de stimuli sont « encodées », etc. Par exemple, l’évocation consciente d’un souvenir est remplacée par une activation neuronale supposée la remplacer. On substitue la description d’une catégorie de faits par une autre.

Il s’agit de remplacer le vocabulaire psychologique par un vocabulaire neurophysiologique. Cette manière de faire, qui date du début du XIXe siècle, s’est perpétuée. Il suffirait de le dire pour que cela soit. Le procédé est sans intérêt et purement magique. Remplacer un mot par un autre n’apporte aucune connaissance, ni aucune démonstration. Ce procédé se justifie par l'affirmation d’un parallélisme absolu psycho-physiologique. Si bien que comme le dit Le Dantec dans Le déterminisme biologique (Paris, Alcan,1904), « Il y aurait même lieu d’établir un langage psychologique parallèle au langage physiologique ». Jamais un tel parallélisme n'a pu être montré.

Du côté du computationnisme, on trouve une rhétorique tendancieuse d’un autre type. Dans ce cas, on ne remplace pas un mot par un autre, on utilise le même mot en changent sa signification, mais toujours dans une même intention. Ici, réduire le sens à une syntaxe. On appelle « symboles » des sigles dépourvus de signification (qui ne sont donc pas des symboles au sens ordinaire) et « information » une valeur statistique (qui n'est donc pas une information au sens communément admis). On parle de « langage » pour les systèmes syntaxiques formalisés. Les symboles sont équivalents à des représentations, des « représentations symboliques ».  

On retrouve ces procédés jusqu’en biologie où l’on parle d’information, de message, de code, sans préciser qu'il ne s'agit que d'une analogie. On le retrouve même dans la psychanalyse avec Lacan pour qui le symbole devient signifiant lui-même élément matériel (Lacan Jacques, Séminaires I et II ; 1953-1955) et dépourvu de sens. 

C’est là un abus de langage concernant le langage. Les mots qui servent à parler du langage pourvu de sens sont utilisés pour parler d’une pure syntaxe, puis d’agencements matériels (électronique, biologique), afin de suggérer leur équivalence. Ces aspects ne sont pas équivalents.

9. L’utilisation d’analogies

Comme exemple emblématique d’analogie abusive, on peut citer celle qui assimile l’homme à un ordinateur. Parti de problèmes purement théoriques et techniques sur le calcul, le signal et le codage, le computationnisme en arrive à une anthropologie affirmant que « nous sommes au fond, nous-mêmes des ordinateurs » (Haugeland John, L’esprit dans la machine, Paris, Odile Jacob, 1989). 

En gros, la doctrine assimile l’homme à une machine biologique dans laquelle seraient implémentés des programmes, au même titre qu’un ordinateur. Cette hypothèse est intéressante, mais elle est fausse. C’est une analogie fondée sur des arguments erronés. 

Le premier argument suppose que la machine calcule, comme si elle le faisait spontanément. La machine ne fait rien spontanément. Elle réalise les instructions qui lui sont données par des commandes. Le programme ne donne pas des informations ayant un sens à la machine, le programme commande le traitement du signal. L’analogie entre la machine et l’homme néglige ce qu’est un programme informatique. Un programme est conçu en vue de produire un résultat par l’intermédiaire d’une machine informatique. Le programme dirige (mécaniquement ou électriquement) le fonctionnement de la machine. C’est une commande du fonctionnement. Que cette commande permette de reproduire un système syntaxique peut donner l’illusion que la machine agit spontanément, mais c’est une illusion. 

La seconde erreur consiste à postuler que toute connaissance serait un calcul et que ceci constituerait le fondement de l’esprit. La recherche d’une formalisation de la pensée remonte à la logique d’Aristote, elle a eu des rebondissements avec Leibnitz, on en retrouve la velléité chez Hobbes, et enfin, elle prend la forme de l’algèbre logique de Boole. Cette formalisation est le fruit de plusieurs milliers d’années d’accumulation culturelle et de réflexion humaine.

1/ Elle n’est pas le fondement de la connaissance humaine, mais au contraire son produit. Que la connaissance humaine en son fondement soit un calcul n'est pas prouvé et très improbable.

2/ C’est une attitude projective de supposer que le biologique calcule. Le fonctionnement neurobiologique, si on se situe au niveau du traitement du signal qui lui est propre, fonctionne à sa manière et cette manière, nous ne l’avons pas encore découverte. Et quand bien même, rien ne dit que la pensée pourrait s'y réduire. 

Le troisième point litigieux tient à ce que l’analogie suggérée néglige que simuler une capacité n’est pas rendre compte de cette capacité, car il y a plusieurs moyens d’arriver au même résultat. Pourquoi le moyen humain serait-il le même que le moyen informatique ? Voyons les arguments. 

La machine est construite par un humain et surtout construite d’une certaine manière, précisément pour calculer. L’homme est un être vivant, fruit d’une longue évolution (finalisante quoique sans finalité) et son cerveau fonctionne selon des processus biologiques qui lui sont propres. L’ordre de genèse est inverse entre la machine et l’homme. L’homme s’est auto-organisé au cours de l’évolution et finalement produit de l’information. À partir de l’information que l’homme maîtrise, il construit des machines qui réifient la syntaxe. À partir de là, ce serait un pur hasard qu’il y ait une ressemblance.

Quatrième bizarrerie, la négation du sens ou de ce qui s’y apparente (signification, sémantique, conceptualisation, etc.). L’analogie repose sur une conception purement syntaxique de la pensée. Les machines manipuleraient, grâce à leur organisation, des signaux selon un ordre qui correspond à des symboles organisés selon une syntaxe. Et les hommes aussi. Mais, cette seconde assertion est fausse par omission. Derrière la syntaxe, les hommes font jouer des concepts. L’humain produit le saut qualitatif qui permet de pourvoir les données codées d’un contenu sémantique. L’homme sait faire cela et c’est ainsi que se constitue l’information, au sens plein du terme (qui n'est pas de linformatique).

Cette conception s’accompagne d’abus de langage par glissements sémantiques. Le choix de termes ambigus comme « information » ou comme « informatique » donne à penser qu’il s’agirait d’une information du même type que ce qui est communément appelé ainsi. Il n’en est rien, dans les machines, il s’agit d’un codage matériel des signaux qui ne contient aucune information sensée. 

10. Une croisade matérialiste

Le réductionnisme neurobiologique utilise, une série d’assimilations abusives, d’exclusions volontaires, de paralogismes et de procédés rhétoriques litigieux. Les erreurs épistémologiques constatées ne sont pas là par hasard, elles sont trop nombreuses et trop systématiques pour cela. Elles sont la conséquence d’un choix métaphysique fait a priori et qu’il faut maintenir malgré son inadéquation. Ce choix est celui d'un matérialisme de principe, un matérialisme militant. On parle aussi de naturalisation  de l'homme.

Le réductionnisme neurobiologisant est mû par une idéologie rétive à toute nuance, une croisade contre l’esprit comme en témoigne la 4ᵉ de couverture du livre de Françoise Parot, L’esprit en héritage. D’où vient l’esprit qui hante la psychologie ? :

 « La croyance dans les pouvoirs de l’esprit continue encore aujourd’hui de hanter la psychologie : des théories de l’esprit aux neurosciences cognitives, impossible d’échapper à la construction d’un ensemble de concepts que rien ne vient étayer et dans lequel on retrouve les traces du passé de l’esprit. Pourquoi, par exemple, recherche-t-on les modules de l’esprit quand rien n’en démontre l’existence ? Pourquoi inconscient, interprétation des rêves, surmoi trônent-ils encore sur nos étagères thérapeutiques ? Les procédures épistémologiques d’une grande partie de la psychologie, tout comme le bestiaire ontologique qui la peuple, témoignent des intenses réticences à en faire une science des manifestations du cerveau et, par conséquent, à en présenter une science aboutie ».

Le terme « esprit » dans beaucoup de cas désigne une entité métaphysique sans consistance, mais aussi parfois désigne la réalité empirique des diverses formes de pensée et de représentation humaines, qu'il est ridicule de nier. La volonté de les ramener à la seule réalité cérébrale peut être considéré comme un forçage épistémologique motivé par le présupposé matérialiste.

Le réductionnisme neurobiologisant, qui fait de l’Homme une machine biologique, un animal sans spécificité, est un parti pris qui a des conséquences  idéologiques. Si tel est le cas il n'y a pas lieu de considérer l'Homme comme une personne, ce que l’on nous permettra de juger comme fâcheux. Il y a dans toute cette argumentation réductionniste une imbrication entre métaphysique, science et idéologie qui n'ont pas lieu d'être. 

La science, certes met en évidence des déterminismes biologiques qui existent vraiment, ce que  personne ne conteste, mais l’insistance à y réduire l’humain est un parti pris étrange. De plus cette orientation n'est pas neutre politiquement. On comprend aisément qu’une bio-machine est l’idéal anthropologique des idéologies oppressives et totalitaires. Le conditionnement et l’asservissement qu’elles prétendent exercer s'en trouve justifié.

Conclusion : une réduction abusive

On peut considérer de manière empirique un vaste domaine mis en évidence par les sciences humaines qui concerne les conduites, l'intellect, le langage, etc.. Diverses disciplines s’en occupent comme la psychiatrie, la psychanalyse, la psychologie, la sémiotique, l’anthropologie, les sciences cognitives. Ces disciplines mettent en évidence divers domaines d'études empiriques dont on ne voit pas comment on pourrait les rapporter à la seule neurobiologie. Cette attitude par son exclusive constitue un appauvrissement dans la tentative d'explication scientifique de l’Homme.

Pour le réductionnisme la cause neurobiologique identifiable se traduit directement par un effet de type comportemental y compris sophistiqué et intelligent. Selon toute vraisemblance (voir article L'émergence d'un niveau cognitif et représentationnel chez l'Homme), entre la cause neurobiologique identifiable et la conduite intelligente, il y a un probablement intermédiaire. L’enjeu épistémologique de cet intermédiaire, c’est d’expliquer ce qui semble ne pas pouvoir l’être par le circuit direct. Cela dit, tout dépend du type de fait considéré. Chez l'Homme, un acte réflexe, la conduite automobile, l’élaboration d’une recette de cuisine, la résolution d’un problème mathématique, une discussion philosophique, une réalisation artistique, etc. ne peuvent pas être considérés de la même manière.

En attendant que la coordination entre neurobiologie et sciences humaines apporte des réponses plus solides que celles existant actuellement, il semble prudent de maintenir l'hypothèse d'un niveau intermédiaire, plutôt que de militer pour le réductionnisme que l'on peut suspecter d'être, plus idéologique que scientifique.

 

Bibliographie :

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L'auteur :

Patrick Juignet