L'émergence du niveau cognitif chez l'Homme

 

Poser le problème des capacités cognitives humaines autrement qu'en termes de leur réduction au cerveau ou de leur appartenance à l'esprit paraît envisageable grâce aux avancées scientifiques contemporaines. On peut leur supposer assise solide et exclusive en utilisant les concepts d’émergence et d'organisation.

Posing the problem of human cognitive capacities other than in terms of their reduction to the brain or their belonging to the mind seems possible, taking into account contemporary advances in philosophy. We can hypothesize their autonomy, using the concepts of emergence and organization.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. L'émergence d'un niveau cognitif chez l'Homme. Philosophie, science et société. 2021. https://philosciences.com/etude-cognition-representation.

 

Plan de l'article :


  • 1. Un niveau de complexité en l'Homme
  • 2. Envisager l'émergence de l'intellect ?
  • 3. Quelques données en neurobiologie
  • 4. Une tentative de synthèse
  • Conclusion : des faits et un niveau générateur en lieu et place de l'esprit

 

Texte intégral :

 

1. Un niveau de complexité en l’Homme

Dissiper un malentendu

Certaines conceptions, bien que très présentes, voire dominantes, sont trompeuses et de peu d’intérêt. C'est le cas du dualisme, qui énonce que l’esprit se juxtapose au cerveau.  Plutôt que d'opposer l'esprit et le cerveau (la substance pensante et la substance étendue) on peut envisager d'une part, le fonctionnement neurobiologique et d'autre part, le fonctionnement cognitif. D'autres principes et un autre type de questionnement apparaissent alors, permettant de penser autrement, selon d'autres concepts.

D'évidence le fonctionnement neurobiologique ne peut produire que des faits de type neurobiologique (avoir des propriétés de ce type). Il y a nécessairement une cohérence entre une forme d’existence supposée et les faits qui la manifestent. Les faits et propriétés sont des caractéristiques liées à ce qui les produit. De même le fonctionnement cognitif ne peut produire que des faits intellectuels. En d'autres termes, nous supposerons qu'il est le support des capacités cognitives humaines. 

Dans une optique réaliste, nous supposerons que ces deux types de fonctionnement existent réellement, que ce ne sont pas des fictions. Le plus simple est de supposer qu'à chaque forme d'existence identifiable correspond des capacités spécifiques produisant des faits et manifestant des propriétés spécifiques. Chaque type de fonctionnement est manifestée par des faits et des propriétés caractéristiques, les uns intellectuels et les autres neurobiologiques.

L'hypothèse de la complexification et de l'émergence

La théorie des niveaux d'organisation/intégration suppose l’existence d'une complexification dans l’Univers. Si on applique ce principe au cas qui nous préoccupe, on peut considérer qu'il existe dans le système nerveux des niveaux d'organisation de complexité croissante. La question que l'on doit se poser ensuite est la suivante : à partir d'une complexification suffisante, peut-on supposer qu'il se forme un niveau présentant une différence par rapport au neurobiologique et si oui comment ?

Nous employons ici le terme d’émergence pour qualifier les relations entre les niveaux constitutifs et voisins l'un de l'autre. Ce concept impose deux exigences : celle d’une dépendance et, simultanément, d’un échappement, soit une différenciation qui donne une singularité et une certaine autonomie au niveau émergent. Cela implique une hiérarchie particulière au sens ou le niveau émergent dépend du précédent pour son existence, mais est aussi régi par un déterminisme qui lui est propre. Les deux niveaux existent, ils sont constitutifs de l’Univers, mais le second dépend de l'existence du premier. Dans certains cas le niveau émergent rétroagit sur son niveau fondateur, si bien que les relations entre eux sont interactives.

Concevoir le niveau d’organisation qui est à l’origine des capacités intellectuelles humaines comme émergent, c'est dire que ses éléments constitutifs sont formés à partir de ceux du neurobiologique, mais qu'ils n'y sont pas réductibles, car ils sont autonomes - ce qui se manifeste par des propriétés particulières. Autrement dit, l'hypothèse repose sur le postulat selon lequel le fonctionnement neurobiologique, à partir d’un certain seuil de complexification, est capable de former de nouvelles entités possédant des qualités particulières. Les ensembles structurels et fonctionnels ainsi formés constitueraient le niveau supportant/générant les capacités d’intellection humaines.

Le but de cet article est de donner des pistes de recherche sur la liaison entre le neurobiologique et le support du fonctionnement cognitif et représentationnel. Ce niveau d'organisation, dont l'existence est plausible, faute d’avoir été identifié jusqu'ici, n'a pas de nom. Nous utiliserons d'abord le terme barbare de niveau générateur de l’intellect humain (avec pour acronyme NGI) pour indiquer la perspective qui est celle d'une production, d'une genèse, et pour rester neutre quant à sa nature. Ensuite viendra le terme de niveau cognitif (ou plus explicitement cognitif et représentationnel) lorsque la démonstration aura avancé.

2. Envisager l'émergence de l'intellect

Une double approche

Expliciter l'émergence supposée correspond à trouver les chaînons manquants entre le niveau générateur de l’intellect et le niveau neurobiologique. Dans la mesure où il s'agit d'une approche entièrement nouvelle, nous pouvons seulement donner quelques indications sommaires sur la manière d'envisager les recherches. L'idée générale est de repérer la jonction entre les niveaux en conjuguant une approche du plus complexe vers le plus simple, et du plus simple vers le plus complexe, les anglophones diront top-down et bottom-up. Voyons comment envisager cette double approche.

L'hypothèse de l’émergence permet de faire un projet de recherche, même si le savoir actuel est insuffisant. Deux voies sont possibles, l'une descendant en complexité (complexité décroissante) et l'autre montant en complexité (complexité croissante), la première partant des sciences humaines et la seconde partant de la neurobiologie. La solution (lointaine) consisterait à identifier les éléments générateurs ou support et les éléments natifs émergents. Les premiers sont les aspects neurobiologiques les plus complexes connus dont l'auto-organisation produit les seconds, c’est-à-dire les constituants cognitifs autonomes de base. Expliciter le changement qualitatif, c’est définir le passage d'un niveau à l'autre.

Donnons immédiatement un exemple. La sensation est l'aspect le plus simple et le plus anciennement étudié. L'aboutissement des influx sensoriels dans les aires corticales donne lieu à des cartes fonctionnelles donnant des capacités comme la reconnaissance environnementale. Ces ensembles peuvent entrer spontanément en interaction pour produire une évocation sensorielle. Si on les considère d'un bloc, ces ensembles interactifs peuvent parfaitement constituer des éléments du niveau cognitif.

Mais à partir de quel moment peut-on considérer que le processus neurophysiologique est assez intégré et stabilisé pour être considéré comme une représentation perceptive avec ses qualités et sa dynamique propre ? Pour l'instant, la neurophysiologie ne donne aucun détail sur la liaison et la stabilisation de tels ensembles. Seule l’imagerie cérébrale montre des corrélations entre l'évocation volontaire de représentations précises et l'activation de réseaux cérébraux. Ces corrélations, plutôt que d’être interprétées de façon réductionniste, peuvent parfaitement être interprétées comme manifestant l’émergence d’aspects cognitifs et de représentation.

L'étude en complexité décroissante passe par les sciences humaines

Au vu de l’ampleur du champ cognitif, qui couvre aussi bien les conduites pratiques, sociales que la pensée et le langage, il est évident qu'il n’est pas uniforme. Nous partirons donc du principe que, par leurs méthodes propres, les sciences humaines existantes construisent diverses approches empiriques des divers processus, fonctions et systèmes, ou structures, pouvant être attribués au niveau générateur de l’intellect humain (NGI).

Pour décrire les éléments natifs au niveau cognitif et représentationnel, il faut une démarche simplificatrice réduisant les composants jusqu'au moment où les éléments constitués pourront être mis en rapport avec des ensembles de types neurobiologiques (ceux qui seront constitués par la démarche complémentaire). Les constituants cognitifs et représentationnels supposés doivent garder les propriétés qui les caractérisent. Il n'y a pas de limite précise, à part celle de ne pas sortir du niveau considéré. On peut donc raffiner progressivement les éléments à considérer jusqu'à trouver les éléments et processus élémentaires.

Ce que semble indiquer la diversité des disciplines (linguistique, psychologie cognitive, psychanalyse, anthropologie, épistémologie génétique), c'est qu'il y a plusieurs approches possibles et qu'il est probablement vain de chercher une jonction unique. Le chaînon manquant est probablement constitué par plusieurs maillons parallèles se complétant. S'appuyer sur ces connaissances permet d'éviter l'impasse philosophique de l'esprit, car elles s'appuient dans leurs recherches sur des faits : des conduites observables, des tests, la résolution de problèmes, la description des formes de la pensée, etc., tous ces aspects factuels et identifiables qui témoignent des effets du niveau cognitif.

L'étude en complexité croissante passe par la neurobiologie

Du côté biologique, la tâche consiste à déterminer les éléments neurobiologiques de haut niveau qui, assemblés, peuvent s'autonomiser et former des ensembles stables pouvant interagir avec d'autres du même type et former des supports à une recomposition de degré supérieur. L'idée d'un niveau propre à l'intellection est fondée sur le principe émergentiste de constitution d'éléments d'un type nouveau issus d'autres moins complexes. La constitution d'entités et de fonctions cognitives ayant une autonomie correspond à une réorganisation du fonctionnement neurobiologique par une complexification qui donne des caractéristiques différentes.

Notons que cette approche a aussi cours en neurobiologie.

Jacques Neirynck rappelle que c'est la « complexe organisation du cerveau qui en fait la puissance et non pas le composant de base » (le neurone). C'est le « point de vue de nombreux scientifiques qui, comme Scott (1995), admettent l'existence de niveaux d'organisation (physico-chimique, biologique, psychique) en interaction, non réductibles les uns aux autres, mais avec des propriétés émergeant d'un niveau hiérarchique à l'autre »1.

Il existe actuellement une « brèche épistémologique entre le niveau de l'individu social avec son cerveau et le niveau moléculaire et cellulaire » et « combler la brèche ne sera probablement possible que par le développement de nouveaux concepts, mais surtout par la compréhension des réseaux neuronaux ». Nous ajouterons que ce fossé ne se comblera certainement pas sans l'établissement d'un niveau cognitif ayant une existence à l'égal des niveaux de complexité neurobiologiques.

La recherche ascendante passe par celle des aspects neurobiologiques qui peuvent être candidats en vue de constituer les éléments natifs générateurs du représentationnel. Ils sont nécessairement complexes. Pour Jacques Neirynck, « Les neurosciences proposent que les réseaux neuronaux corticaux parviennent à générer [des] représentations en travaillant ensemble »2.

La seule manière de les générer est qu'elles émergent, c'est-à-dire s'autonomisent en se formant et qu’elles prennent une individualité qui permette de les considérer pour elles-mêmes.

L'émergence est nécessairement locale et progressive

Si on se fie aux données empiriques sur l'évolution de la connaissance chez l'enfant, il faut admettre que le niveau cognitif et représentationnel, dont elle dépend, se construit progressivement. Il est insignifiant à la naissance et se développe plus ou moins selon les individus. Il est sans cesse en construction et en évolution (parfois en involution). Il n’est donc pas toujours déjà-là, mais toujours en formation et reformation. Concernant sa formation chez l'enfant, on peut la situer vers l'âge de deux ans, lorsque le cerveau a atteint une complexification suffisante.

Rien ne permet de supposer l'existence de représentations autonomes chez le très jeune enfant. Ce n'est qu'à partir d'un certain âge que les conduites d'imitation, de jeu, celles indiquant « la conservation de l'objet » (selon les travaux de Jean Piaget) et l'acquisition du langage font supposer l'existence de représentations et de processus particuliers les concernant. Se pose aussi la question des souvenirs. Comment les traces mnésiques se transforment-elles en souvenirs, c'est-à-dire en formes remémorations formulables consciemment, pouvant faire l'objet d'une expérience subjective ? Cette transformation est aussi une piste de recherche. Piaget met en évidence le passage vers l'assimilation et l'accommodation qualifiées de « mentales », qui caractérisent le début de la représentation, la formation du symbole comme imitation intériorisée. Il s'agit de remplacer cette métaphore insatisfaisante de « l'intériorité » et de préciser, par une hypothèse ontologique, ce qu'est ce passage au « mental ».

Selon cette thèse de transformation, de passage, il faut en déduire que l’émergence du niveau cognitif et représentationnel se produit sur la base du fonctionnement neurobiologique à partir d'un certain degré de perfectionnement de celui-ci. Il s'ensuit une dépendance fonctionnelle. L'existence de la dimension cognitive et représentationnelle demande au minimum un fonctionnement neurologique complexe, de haut niveau. S’il n'existe pas ou s'il cesse, le cognitif cesse. On peut situer ce niveau comme une forme d'existence potentielle s’actualisant ou se réactualisant en permanence.

Avec le niveau de la représentation cognitive, on est devant un objet qui n’a pas d’équivalent dans le reste du monde. Il est en relation avec le neurobiologique, mais il est aussi autonome (il a ses propres règles de fonctionnement). On pourrait parler d’émergence fonctionnelle pour noter ce rapport de dépendance et d’autonomie conjuguées. De plus, son existence est variable au fil du temps individuel, puisqu'elle se constitue lors de l'enfance, puis évolue et prend de l’ampleur à l’âge adulte. Pour que ce niveau émerge, une maturation cérébrale et une interaction avec l'environnement est nécessaire.

On dira qu’il s’agit là de généralités abstraites très insatisfaisantes. Nous en convenons hélas volontiers, mais, en l’absence de travaux sur ce problème, la seule chose que l’on puisse faire c’est de proposer quelques idées pour ceux qui voudront bien mener des recherches dans l’avenir.

Dépendance et échappement

Les variations de l’intellect au fil du temps individuel, montrent sa dépendance vis-à-vis de la croissance et de la maturation du cerveau qui évolue depuis l'enfance jusqu’à l’âge adulte. L'étude des variations montre aussi sa régression lors d’atteintes cérébrales qu’elles soient lésionnelles, toxiques ou dégénératives (démences). On peut en conclure que pour que ce niveau se constitue, une maturation cérébrale, un bon fonctionnement neurobiologique et une interaction stimulante avec l'environnement sont toutes nécessaires.

D'un point de vue pharmacologique, on constate que des molécules peuvent mettre hors circuit les capacités cognitives et libérer des comportements automatiques, ou au contraire rendre la pensée plus vive et plus alerte. Il est évident que les maladies neurologiques affectent les capacités intellectuelles. D'où l'évidence d'une dépendance des diverses capacités intellectuelles humaines par rapport au neurobiologique, mais jusqu’à quel point et de quelle manière ?

La psychopharmacologie clinique montre des relations complexes entre divers types de fonctionnements neurobiologiques et divers comportements, conduites ou formes de la pensée. On ne peut concevoir le problème de manière simple et univoque. Il est probable qu'il faille parler d'émergences (au pluriel) et de divers degrés de dépendance. Cliniquement, on constate que plus les aspects intellectuels sont liés aux modalités réactionnelles, à l'humeur, à l'émotion, et plus ils peuvent être modifiés pharmacologiquement. Inversement, plus ils sont neutres et abstraits et plus, ils sont indépendants de l'action pharmacologique. Ceci est vrai dans le cadre d’une modulation contrôlée. Si les substances aboutissent à des états disruptifs aigus, confusionnels ou comateux, l’intellect est dévasté ou s’évanouit.

Les raisonnements abstraits de type logico-mathématique ne changent pas sous l'action des psychotropes. Ils peuvent être rendus impossibles (abrutissement, coma) ou être facilités (stimulation), mais leur forme reste inchangée. On peut en déduire que la relation entre le niveau neurobiologique et le niveau cognitif a une forme particulière : celle d'un support nécessaire, mais permettant un degré d’échappement. En inversant le problème, on pourrait dire que c’est le bon fonctionnement neurobiologique qui permet à une pensée autonome de se déployer. C’est ce que j’ai pu constater cliniquement au cours de ma carrière de psychiatre.

Il s’ensuit l’idée que le niveau générateur de l’intellect combine une dépendance vis-à-vis du niveau neurobiologique associée à un échappement. Mais à partir de quels éléments et de quel degré de complexité cet échappement se produit-il ?

3. Quelques données en neurobiologie

Des savoirs incertains

Du point de vue neurobiologique, les années 2010 ont apporté la découverte des processus d’auto-organisation qui se produisent tant au niveau du traitement du signal qu’à celui de constitution, de reconstitution des réseaux neuronaux et de la stabilisation de fonctionnements neurophysiologiques. La capacité du cerveau à utiliser de nouveaux neurones (un processus que l’on nomme neurogenèse secondaire) permet de supposer des processus d’auto-configuration du cerveau adulte.

Ces processus pourraient être ce qui permet l’émergence des composants du niveau cognitif et représentationnel et leur renouvellement (que ce soit leur élimination ou leur consolidation). Cette conception renvoie au modèle de la flex-stabilité du niveau neurobiologique. Ce serait un processus dynamique caractéristique des équilibres métastables biologiques, c’est-à-dire des systèmes dynamiques dotés de plusieurs points d’équilibre correspondant à plusieurs minimums locaux d’énergie potentielle.

Il est possible de concevoir des systèmes formés de variables neurobiologiques en utilisant des équations différentielles. Cette approche, que l’on qualifie de dynamique, permet de faire apparaître des propriétés dites émergentes régies par des équilibres instables. Mais nous récusons la pertinence du terme d’émergence s’il s’agit simplement de propriétés caractéristiques du niveau considéré. Pour qu’il y ait émergence, il faut qu'il s'agisse de nouveaux éléments d'un autre type qui se forment. Notre compétence ne nous permet pas de nous prononcer sur ce point.

C'est l'ensemble de ces fonctionnements qui pourraient être porteurs potentiels d'émergence. Ils concernent les réseaux neuronaux parcourus de signaux qui entrent en relation par l'intermédiaire de réseaux associatifs de niveau 5. Décrire et modéliser un tel fonctionnement n'est pas simple. Il est aussi impossible de savoir quand la neurobiologie va progresser suffisamment pour proposer des candidats générateurs pertinents qui puissent être mis en relation avec ces aspects cognitifs natifs.

Les réseaux neuronaux

On sait qu'il existe une réorganisation anatomique et fonctionnelle de zones neuronales lors des apprentissages. Certains utilisent la notion d'engramme, terme que l'on doit à Susumu Tonegawa3 , qui désigne des ensembles de neurones liés entre eux et affectés par des modifications durables lors d'un apprentissage. D'autres chercheurs parlent du fonctionnement des réseaux neuronaux, ce qui est une approche plus fine.

Ce sont les constituants déjà fortement organisés qui nous intéressent. L'organisation entre neurones forme des réseaux qui eux-mêmes sont connectés et forment une organisation de degré variable. Au vu des connaissances actuelles résumées par Jacques Neirynck4, si l'on considère le neurone comme le niveau 1, le microcircuit péri-synaptique sera le niveau 2, le réseau local sera le niveau 3, le réseau régional le niveau 4 et enfin le réseau supra-régional le niveau 5.

Dans la mesure où le principe est de trouver, pour envisager une émergence possible, l'élément le plus complexe possible, il est probable que l'on ait à chercher dans les niveaux 4 ou 5. Le problème à résoudre peut se formuler ainsi : trouver le degré de complexité nécessaire pour que la transformation en éléments cognitifs et représentationnels puisse se produire. On peut penser, par exemple, aux réseaux des aires corticales de niveau 4 lorsqu'ils sont mis en relation avec d'autres du même type (niveau 5) par les faisceaux d'association ou par le thalamus.

Une approche déjà ancienne inscrite dans la feuille de route pour l’étude des systèmes complexes de la Complex Systems Society 5 consiste à explorer les dynamiques spatio-temporelles à méso-échelle dans les colonnes corticales ou encore les assemblages de neurones synchronisés (ou, plus largement les assemblages polysynchrones). « Ces dynamiques spatio-temporelles peuvent être utiles pour élucider la dynamique neurobiologique microscopique derrière les processus symboliques ». Le but est de comprendre les liens entre processus neurobiologique et les processus symboliques.

La neurosignalétique et la neurobiologie computationnelle

Il est évident que ce ne sont pas les réseaux inertes qui nous intéressent, c'est leur fonctionnement. L'aspect fonctionnel de la neurobiologie est constitué par les signaux électrochimiques qui parcourent les réseaux neuronaux. On sait que l'organisation temporelle des signaux, leur stabilisation en motifs, jouent un rôle dans le codage. À partir de là, on peut imaginer que des motifs signalétiques structurés, en se formant et se reformant régulièrement, constituent des schémas constants et autonomes que l'on pourrait considérer comme la base d’émergence de éléments premiers du niveau cognitif et représentationnel. Seule une modélisation mathématique sophistiquée mise en œuvre par ordinateur pourra donner une idée à ce sujet.

Mais la complexité est immense et la tâche pour constituer un modèle mathématique manipulable que par des ordinateurs de grande puissance est immense. Le cerveau humain a plus de 100 trillions (un trillion = 1018) de connexions qui se font grâce à un mélange de transmissions de type « digital » (influx le long des axones) et « analogique » (libération de neuromédiateurs selon un processus continu), transmission modulée par un nombre incommensurable de rétroactions et selon des processus en parallèle et en temps continu.

Pour l'instant, les connaissances en informatique neuronale ou neurobiologie computationnelle (il n'y a pas de terme fixé) sont très faibles. En octobre 2015, une équipe du Blue Brain Project a publié un article décrivant la simulation d'un micro portion cerveau de rat, portant sur 31 000 neurones et 40 millions de synapses correspondant à un volume du néocortex d'environ 0,29 mm³. On voit immédiatement les limites actuelles de ce type d’ambition qui par ailleurs ne concerne pas les capacités intellectuelles, mais uniquement le fonctionnement neurosignalétique 6.

Le Human Brain Project (Projet du cerveau humain) qui vise à simuler l’ensemble du fonctionnement du cerveau humain grâce à un ordinateur semble bien illusoire7, car excessivement ambitieux.

La rémanence neuronale

Toutes les capacités intellectuelles ont une persistance, elles sont pérennes et reproductibles. Il y a donc ce qu’on nomme une mémoire qui ne se limite pas aux souvenirs. Il doit y avoir une relation entre la mémoire intellectuelle et l’existence d’une permanence ou d’une rémanence du fonctionnement neurobiologique.

La mémoire, du point de vue neurobiologique, est constituée par les traces permanentes dans les circuits neuronaux du cerveau. Un mécanisme possible pour maintenir les traces est de maintenir l'activation d'une partie des neurones après la disparition de ce qui a causé leur activation. Cette « activité persistante » ou « activité réverbérante » est considérée comme le mécanisme le plus plausible de la mémoire à court terme (en particulier la mémoire de travail).

À long terme, un autre mécanisme doit rentrer en jeu. Ce sont les modifications des synapses qui se produisent grâce à la « plasticité synaptique ». Cela s'applique probablement à la formation des éléments porteurs d’une possible émergence que nous cherchons. La plasticité permet de former de nouveaux réseaux qui ont une stabilité au moins transitoire, ce qui peut se faire de deux manières, soit par persistance intrinsèque, soit par reproduction à l'identique au fil du temps. On peut y voir une possibilité de mémoire intellectuelle au sens de la formation de néo-circuits à partir desquels peuvent émerger les schèmes fixes des processus intellectuels.

Les corrélations neurobiologiques

Les aires langagières

Le modèle « Memory, Unification, Control » proposé par Peter Hagoort postule que les aires du langage abritent au moins trois circuits parallèles correspondant aux trois principaux niveaux de représentation combinatoire du langage : phonologie, syntaxe et sémantique. Dans chacun de ces circuits, des secteurs distincts de la région frontale inférieure gauche interviendraient pour unifier les objets codés par les aires temporales et pariétales postérieures sous forme d’arbres cohérents. Ce qui correspond à l’association entre signifiant, structure syntaxique et sens. Il pourrait y avoir là un lieu d’émergence8.

Le projet de Peter Hagoort est réductionniste, mais il peut être interprété de façon émergentiste, car la causalité entre les structures cérébrales et les arbres syntaxiques n’est pas fléchée. Rien n’empêche d’interpréter les corrélations qui ont été montrées comme des occasions d’émergence.

Dans une interview, le linguiste François Rastier constate :

 

« Il y a bien des corrélats neurologiques à notre activité, mais cela ne veut pas dire que ces corrélats soient des causes. Il y a d’autres niveaux de l’action humaine que celle des [interactions] entre neurones »9.

 

Ce terme de « niveaux » que François Rastier emploie de manière vague, nous lui donnons une signification ontologique précise, celle des niveaux d’organisation porteurs des capacités d’intellection produisant la pensée-langage et de manière plus générale l’activité intellectuelle cognitive et représentative humaine.

Des aires mathématiques

Les travaux de Stanislas Dehaene peuvent être exploités de la même manière.

Sous sa direction, Marie Amalric a étudié les aires cérébrales impliquées dans la réflexion mathématique de haut niveau par IRM fonctionnelle10. Lorsque la réflexion portait sur des objets mathématiques, un réseau dorsal pariétal et frontal était activé, réseau qui ne présentait aucun recouvrement avec les aires du langage. À l’inverse, lorsqu’on demandait de réfléchir à un problème d’histoire ou de géographie, le réseau qui s’activait était complètement différent des régions mathématiques et impliquait certaines aires du langage. Le réseau d’aires cérébrales mis à jour dans cette étude entre en jeu lors du traitement du nombre et du calcul mental et s’active également en réponse à la simple vue de nombres ou de formules mathématiques.

Quelle leçon tirer des corrélations

Il serait sans intérêt de multiplier les exemples qui tous montrent la même chose : il existe une corrélation entre une activité fonctionnelle neurobiologique de certaines aires du cerveau et une activité intellectuelle particulière. Toutes ces expérimentations peuvent être interprétées sur un mode réductionniste ou sur un mode émergentiste.

Il faut bien noter aussi que toutes mettent en évidence une activité fonctionnelle des zones concernées, ce qui va dans le sens de notre thèse : ce n’est pas l’infrastructure cérébrale qui est à considérer, mais son fonctionnement. Cependant, aucune théorie particulière de l’activité proprement neurophysiologique et neurosignalétique n’est proposée. Nous voulons dire, aucune théorie particulière ayant une valeur explicative par rapport aux performances testées.

4. Une tentative de synthèse

Les quatre niveaux considérés sont en continuité et en interaction les uns avec les autres. Il existe des interactions entre le niveau cognitivo-représentationnel, neurobiologique et le reste du biosomatique (que nous considérons en bloc pour simplifier le raisonnement).

Interactions de contiguïté

Entre le neurophysiologique et le cognitif, il y a d’abord une dépendance du second qui émerge du premier et, d’autre part, une double interaction. Dans un sens, celui des systèmes intégratifs, le neurofonctionnel forge les contenus et processus cognitivo-représentationnels et dans l’autre sens, celui de l’effectuation, il y a une transcription du cognitif en processus neurophysiologiques absolument indispensables pour commander des actions.

Le neurophysiologique (action des neuromédiateurs, transfert et dynamique des signaux, modulation hormonale), s'appuie sur la constitution neurologique (neurones et cellules gliales, des réseaux neuronaux, des systèmes précâblés). Le fonctionnement neurophysiologique a une certaine autonomie au sens où le traitement de signaux (dit aussi de l’information) a ses propres règles, qui échappent en partie au support neuronal. En mode descendant, ce fonctionnement envoie des commandes qui empruntent nécessairement les voies neurologiques.

Enfin, le neurologique et le biosomatique interagissent. Le système neurologique commande les systèmes moteurs et viscéraux. Ceci est trop connu pour être développé. Mais inversement, ce système nerveux est entièrement supporté par le biosomatique sans lequel il n'existerait pas. Le biosomatique l'informe de l'environnement en envoyant des signaux issus des divers appareils sensoriels et ainsi que par voie endocrinienne.

Les actions en cascade

Il s'agit de l'action du cognitif sur le biosomatique, qui est certaine et évidente puisqu’il faut passer par le biosomatique pour réaliser un acte quelconque commandé par une idée. Le neurofonctionnel et le neurologique agissent constamment sur les régulations du tonus musculaire et sur le système neurovégétatif ayant ainsi des actions viscérales. L'action du biosomatique jusqu'au cognitif est plus obscure, mais on sait que, par voie montante, les dysfonctions biologiques d’origine purement somatiques provoquent des effets neurophysiologiques et cognitivo-représentationnels.

Nous sommes loin de connaître avec précision ces interactions, mais elles existent nécessairement. Le niveau cognitif et représentationnel pour produire des conduites finalisées intelligentes demande des actes qui mettent en jeu les niveaux neurologique et biologique qui commandent les actions corporelles. Sans cette interaction rien ne se fait. Une mauvaise nouvelle intégrée au niveau cognitif engendre une suite de pensées affligeantes qui retentissent sur le neurobiologique en donnant une humeur dépressive (corrélée à des modifications dans la dynamique des neuromédiateurs) avec des effets biologiques : perte d’appétit, inhibition motrice, etc. Quel que soit le domaine concerné l’interaction entre niveaux est constante.

Le psychisme

Enfin, disons un mot du psychisme défini comme ce qui détermine les conduites affectives et relationnelles. C'est une entité qui a été supposée par la psychanalyse pour expliquer les conduites humaines, sans que sa nature soit précisée. Freud est toujours resté flou à ce sujet et sa postérité a bataillé pour tirer le psychisme vers l'esprit ou vers le neurobiologique. Le psychisme ne s'inscrit pas exactement dans l'un des niveaux tels qu'ils ont été vus ci-dessus. Si on se réfère aux caractéristiques du cognitif et à celles du neurobiologique, le psychisme ne répond ni aux unes, ni aux autres. Cependant, il est indispensable de l’identifier au titre de l’explication des conduites humaines. C’est l’instance de mémorisation et de pérennité des interactions relationnelles marquantes et de la socioculture. Une énigme apparait. On peut la résoudre en supposant que le psychisme soit mixte. Il met en jeu les deux niveaux, cognitif et neurophysiologique, et leurs interactions. Ces dernières sont constantes et continues, et parfois non départageables.

Conclusion : des faits et un niveau générateur en lieu et place de l'esprit

Pour les réductionnistes, c’est le fonctionnement neuronal qui produirait la pensée, les comportements intelligents, etc. Cette hypothèse n'est évidemment pas fausse, car un bon fonctionnement neurobiologique est toujours nécessaire à la cognition. Cependant, il n'a pas été démontré qu'il soit suffisant. C'est dans l'interstice logique entre nécessaire et suffisant que s'inscrit l'hypothèse présentée. C’est dans cet espace logique que se glisse l'hypothèse d’un niveau d’organisation de complexité supérieure au niveau neurobiologique pour porter les capacités cognitives humaines. C'est une thèse ontologique : elle affirme l'existence effective d'un niveau d'organisation. Ce qui permet d’expliquer l'autonomie de la pensée et de l'intelligence humaine sans faire appel à des hypothèses métaphysiques sur l'esprit.

Poser le problème des capacités cognitives et représentationnelles humaines autrement qu'en termes de leur réduction au cerveau, ou de leur rattachement à l'esprit, paraît intéressant et plausible compte tenu des avancées contemporaines du savoir. Cette thèse est fondée sur une ontologie de l'organisation par opposition à une métaphysique de la substance (qui débouche nécessairement sur l'opposition corps-esprit et ses vaines tentatives de résolution). Nous dissocions la globalité de l’esprit en un objet d’étude composé d’un ensemble de faits mis en relation avec une forme d’existence (un niveau) susceptible d’en expliquer la genèse.

Notre positionnement méthodologique est le suivant :

- La pensée, l’imagination, etc. (dits aussi états mentaux) sont considérés comme des aspects factuels tout autant que les conduites intelligentes.

- L'ensemble de ces faits sont attribués à l'activité intellectuelle humaine (connaissance, intelligence, représentation), ce qui implique des capacités intellectuelles propres à l’Homme.

- Ces capacités, nous affirmons qu’elles ne surgissent pas du néant, ni ne tombent du ciel des Idéalités. Elles sont portées par quelque chose en l’Homme supposé avoir une forme d'existence pérenne.

- Cette forme d'existence constitue le niveau générateur de l’intellect (NGI). Il est sous cette appellation considéré comme indéterminée quant à sa nature (sa forme d’existence ontologique).

- Sur ce dernier point, nous suggérons de le considérer comme une forme d'organisation. Nous défendons la thèse selon laquelle ce niveau émerge du niveau neurobiologique selon des modalités multiples et complexes qui pour l'instant nous échappent. Nous le nommons finalement pour être explicite par rapport à ses effets le niveau cognitif et représentationnel (il génère les diverses formes de la pensée, de l'intelligence et des types de représentations). Bref, le niveau cognitif peut être considéré comme émergeant par rapport au niveau neurobiologique. 

Poser le problème d’une émergence possible des capacités intellectuelles humaines, c’est se délivrer du problème corps-esprit ; autant celui (postcartésien) de la relation entre des substances incompatibles, que celui des interactions impossibles entre des états physiques et mentaux (séparés par la clôture causale déclarée infranchissable par la philosophie analytique). La réalisation des idées dans des conduites finalisées, ne pose aucun des problèmes métaphysiques âprement discutés tels que l’interaction des substances ou le franchissement causal, puisqu’il existe une interaction entre niveaux.

Le problème une fois posé, il est nécessairement délégué aux sciences humaines et à la neurobiologie qui doivent inventer les recherches permettant d'étudier empiriquement les liens entre le niveau générateur de l'intellect et le niveau neurobiologique. En effet, s’il existe des arguments rationnels pour supposer un niveau émergent, il faut des preuves empiriques pour confirmer la thèse.

 

Notes :

1 Neirynck Jacques, Introduction aux réseaux neuronaux, Bruxelles, De Boeck, 2010.

2 Ibid., p. 150.

3 Tonegawa Susumu, « Memory Engram Cells have come of age », Neuron, 2015.

4 Neirynck Jacques, Introduction aux réseaux neuronaux, Bruxelles, De Boeck, 2010.

5 French roadmap for complex systems. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00392486/document.

6 Henry Markram et al., « Reconstruction and Simulation of Neocortical Microcircuitry », Cell, vol. 163, Issue 2,‎ 8 octobre 2015, p 456-492. (DOI 10.1016/j.cell.2015.09.029.

7 Le « The Human Brain Project » , lancé par la division des technologies futures émergentes (FET) de l’Union européenne devrait s’achever en 2024.

8 Hagoort Peter, MUC (Memory, Unification, Control): A Model on the Neurobiology of Language Beyond Single Word Processing, Computer Science, Psychology. 2016.

9 Rastier François, Interview, 2019.

10 Amalric Marie. et Dehaene Stanislas, « Origins of the brain networks for advanced mathematics in expert mathematicians », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 113, no 18, 2016.

 

Bibliographie :

Davidson Donald, Actions et événements, Paris, PUF, 1993.
         -            Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, Nîmes, Chambon, 1993.

Descombes Vincent, Les Institutions du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1996.

Durand Gilbert, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Dunod, 1992.

Engel Pascal, Davidson et la philosophie du langage, Paris, PUF, 1994.

Kim Jaegwon, Philosophie de l’esprit, Paris, Les Éditions d'Ithaque, 2008. 

Lévi-Strauss Claude, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

Morizot B., Portes C., Montant M., Cours « Le langage entre nature et culture », Aix-Marseille Université, 2015.

Neirynck Jacques, Préface, in Introduction aux réseaux neuronaux, Bruxelles, De Boeck, 2010.

Piaget J., (1945) La formation du symbole chez l'enfant, Delachaux & Niestlé,  Neuchatel-Paris, 1976. 

Popper Karl, Conjectures et réfutations, Paris, Payot, 1985.

Popper, Karl Sur la théorie de l’esprit objectif. in La connaissance objective (pp. 245-293). Paris, Aubier, 1968.

Richard Jean-François, Les activités mentales, Paris, Armand Colin, 2004, p. 213.

Saussure Ferdinant (de), Cours de Linguistique Générale, Paris, Payot, 1981.

Savioz A., Leuba G., Vallet P., Walzer C., Introduction aux réseaux neuronaux, Bruxelles, De Boeck, 2010.

 

L'auteur : 

Patrick Juignet