Le procès de Galilée et ses enjeux idéologiques
L'image ci-dessous montre Galilée (de son nom Galiléo, fils de Galiléi) se rétractant lors de son procès. Il est placé au centre, entre un homme d'arme et un homme d'Église, soit entre la violence et l'autorité religieuse. C'est une figure allégorique peinte par Joseph-Nicolas Robert-Fleury (XIXe siècle) représentant le procès qui a eu lieu en 1633.
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. Le procès de Galilée et ses enjeux idéologiques. Philosophie, science et société. 2015. https://www.philosciences.com/galilee-proces.
Plan de l'article :
- L’affaire Galilée
- La controverse philosophique
- Les deux points majeurs de friction idéologique
- Récit philosophique contre récit idéologique
- Conclusion : un grand récit non idéologique
Texte intégral :
1. L'affaire Galilée
Le procès de Galilée a eu lieu pendant la période troublée du début du XVIIe siècle. Les guerres de religion sévissent et diverses révoltes éclatent en Europe. Surtout, la controverse intervient à un moment où le pape est contraint d'apporter son soutien à la Contre-Réforme définie lors du Concile de Trente, qui est mise en œuvre de façon de plus en plus rigoureuse. Le contexte est celui d'une lutte politique et idéologique violente.
Galilée vit en Italie, protégé par le pape Urbain VIII et le grand-duc de Toscane. Un premier livre L'Essayeur publié par Galileo Galilei en octobre 1623 (Il Saggiatore, nel quale con bilancia squisita e giusta si ponderano le cose contenute nella Libra) ne fait pas de problème. Un passage est resté célèbre :
« La philosophie est écrite dans cet immense livre qui continuellement reste ouvert devant les yeux (je dis l'Univers), mais on ne peut le comprendre si, d'abord, on ne s'exerce pas à en connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. II est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible humainement d'en saisir le moindre mot ; sans ces moyens, on risque de s'égarer dans un labyrinthe obscur ». (1)
L'affirmation métaphysique (affirmation sur l'être) reste dans un espace épistémique admis à la Renaissance, celui d'un Univers créé (par Dieu), accessible à l'homme qui en connait le langage, celui des figures mathématiques, qu'il faut savoir déchiffrer. Un entrelacement du langage et des choses dirait Michel Foucault (Les mots et les choses, p. 53), car la philosophie est déjà écrite dans les choses constituant l'Univers. Philosopher consisterait dans le déchiffrement du livre de l'Univers, ouvert devant nos yeux. Les caractères de ce livre ne sont autres que triangles, carrés, cercles, sphères, cônes et autres figures mathématiques.
Mais, en 1632, Galilée fait paraître à Florence ses Dialogues sur les deux grands systèmes du monde, dans lesquels il se prononce contre le géocentrisme de Ptolémée. Cet ouvrage est publié après imprimatur, c'est-à-dire avec l'approbation de l'Église. Mais ensuite, une autre affaire se joue.
Le livre décrit les échanges entre Filoppo Salviati, un défenseur du système de Copernic, Simplicio, le défenseur de Ptolémée et de la physique aristotélicienne. Sagrado, Vénitien éclairé, est en place d'arbitre. Non seulement Simplicio est traité avec ironie et la théorie ptolémaïque récusée, mais, de plus, Salviati prétend s'affranchir de l'autorité et du dogmatisme. Selon lui, la connaissance de la nature devrait s'appuyer sur l'observation, le raisonnement et les calculs mathématiques.
Avec le succès du livre, Galilée devient un personnage connu et l'Église se doit de réagir. Galilée est convoqué par le Saint-Office. Il se rend à Rome en 1633, où il est interrogé. Sur ordre du pape, une menace de torture est évoquée pour l'effrayer. Galilée cède. Le 22 juin 1633, au couvent dominicain de Santa-Maria, la sentence est rendue :
« Il est paru à Florence un livre intitulé Dialogue sur les deux systèmes du monde, ceux de Ptolémée et de Copernic dans lequel tu défends l'opinion de Copernic. Par sentence, nous déclarons que toi, Galilée, t'es rendu fort suspect d'hérésie, pour avoir tenu cette fausse doctrine du mouvement de la Terre et repos du Soleil. Conséquemment, avec un cœur sincère, il faut que tu abjures et maudisses devant nous ces erreurs et ces hérésies contraires à l’Église. Et afin que ta grande faute ne demeure impunie, nous ordonnons que ce Dialogue soit interdit par édit public, et que tu sois emprisonné dans les prisons du Saint-Office ».
Galilée, sous la contrainte, prononce la formule d'abjuration préparée pour lui :
« Moi, Galiléo, fils de feu Vincenzio Galilei de Florence, âgé de soixante dix ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j'ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l'aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église catholique et apostolique affirme, présente et enseigne ».
« Cependant, alors que j'avais été condamné par injonction du Saint-Office d'abandonner complètement la croyance fausse que le Soleil est au centre du monde et ne se déplace pas, et que la Terre n'est pas au centre du monde et se déplace, et de ne pas défendre ni enseigner cette doctrine erronée de quelque manière que ce soit, par oral ou par écrit ; et après avoir été averti que cette doctrine n'est pas conforme à ce que disent les Saintes Écritures, j'ai écrit et publié un livre dans lequel je traite de cette doctrine condamnée et la présente par des arguments très pressants, sans la réfuter en aucune manière ; ce pour quoi j'ai été tenu pour hautement suspect d'hérésie, pour avoir professé et cru que le Soleil est le centre du monde, et est sans mouvement, et que la Terre n'est pas le centre, et se meut. J'abjure et maudis d'un cœur sincère et d'une foi non feinte mes erreurs. […] ».
(Texts from The Galileo Affair : A Documentary History, edited and translated by Maurice A. Finocchiaro (Berkeley : University of California Press, 1989).
2. La controverse philosophique
Certains arguments ont été avancés contre Galilée par des auteurs contemporains et, plus précisément, contre son attitude. Celle-ci aurait été trop intransigeante, ce qui n'était pas fondé, et il aurait pu sagement éviter le procès. Voyons quelques-uns de ces arguments vis-à-vis desquels nous proposerons une contre-argumentation.
Pierre Duhem justifie l'attitude du Cardinal Robert Bellarmin selon qui les théories cosmologiques ne peuvent prétendre qu'à énoncer des hypothèses fondées sur les apparences, sans prétendre à la réalité. Duhem écrit que « Les combinaisons de mouvements proposées par les astronomes [sont] de pures conceptions dénuées de toute réalité » (Sauver les apparences, p. 22). C'est la position dite « instrumentaliste » derrière laquelle s'était protégé Copernic. Le point de vue instrumentaliste est prudent et philosophiquement acceptable, mais il n'est pas adopté par Galilée. Voyons pourquoi.
Alexandre Koyré note que Galilée s'est appuyé sur des résultats d'observation douteux. Koyré suppose Galilée animé par la passion et l'orgueil (Du monde clos à l'univers infini, p.116). On notera quand même contre Koyré qu'il arrive toutefois qu'une conception soit juste, même contredite par certains faits mal interprétés. Le rapport entre théorie et faits est un jeu subtil qui intervient dans l'évolution de la science au fil du temps. Toutefois, il est certain que Galilée s'est en partie trompé et que les observations de Kepler étaient meilleures que les siennes.
Paul Feyerabend reproche à Galilée son intransigeance, car défendant sa théorie comme vérité, il empiétait sur le domaine de la foi (la métaphysique), ce qui n'était pas nécessaire. Sur le plan épistémologique, les vérités en science sont relatives et sujettes à révision. Elles ne doivent pas être proposées comme des absolus, si bien que Galilée aurait dû rester prudent.
Ces arguments sont contestables, car Galilée n'attaque pas la foi chrétienne et ne cherche certainement pas le conflit avec l'Église. Que s'est-il vraiment passé ? A-t-il vraiment été imprudent, voir impudent, par orgueil comme le suggère Alexandre Koyré ?
Rappelons l'histoire, qui demande, en plus des faits, une interprétation pour prendre pleinement son sens ; ce qui nous fait rentrer dans le cadre de l'épistémologie historique et celui plus large de l'histoire des idées.
Dès 1610, Galilée présente les résultats de ses observations dans le Sidereus Nuncius (le Messager des étoiles), largement diffusé à travers l’Europe. Parmi ses découvertes les plus spectaculaires se trouve celle des quatre principaux satellites de Jupiter et l’existence de phases de Vénus. Comme la Lune, Vénus se présente soit pleine soit comme un croissant. C’est la preuve qu’il existe dans le ciel des astres qui ne tournent pas autour de la Terre et, pour Vénus, qu'elle tourne autour du soleil et non de la Terre. Il découvre aussi l’existence de montagnes sur la Lune, qui n’est donc pas une sphère parfaite, comme le supposait l’idée de la perfection du ciel dans la physique d’Aristote. La découverte des taches du Soleil, qui apparaissent et disparaissent comme le montrent ces dessins de Galilée en 1613, fournit également une preuve que le ciel, comme la Terre, n’est pas immuable.
Les observations réalisées par le moyen de la lunette d'approche sont décisives parce qu’elles fournissent des arguments physiques concrets (d'observation) pour l’adoption du système héliocentrique. Celui-ci ne doit donc plus être seulement considéré un modèle mathématique commode, il y correspond une réalité concrète naturelle, un état de l’Univers qui remet en cause la physique scolastique. Galilée a une culture néo-platonicienne issue de la Renaissance et accorde une importance essentielle aux idées mathématiques qu’il considère comme un sous-jacent aux apparences. Il est persuadé que les mathématiques jouent un rôle dans l’organisation et le fonctionnement de la nature. Le système de Copernic, bien que complexe et imparfait, est plus harmonieux que celui de Ptolémée.
Dans une lettre du 12 avril 1614 (citée par Pierre Duhem p. 64-65) le cardinal Bellarmin conseillait de parler ex suppositoinne et non absolument. Ce qui voulait dire plus qu'hypothétiquement, mais rendre compte des apparences phénoménales selon des théories mathématiques adéquates car « cela ne présente aucun danger ». Cette dernière partie de la phrase est capitale et intéressante pour bien comprendre de ce dont il s'agit. Danger : et le mot est fort ! Le danger en question c'est la mise en cause du dogme mythologico-métaphysique issu de la Bible qui dit ce qui est réellement.
En 1616, Galilée se rend à Rome pour s’expliquer, mais ne convainc pas Bellarmin. Il reçoit un avertissement de ce dernier qui lui intime l’ordre de se taire en même temps que le De Revolutionibus de Copernic est mis à l’index, et le restera jusqu’en 1835.
L’élection du cardinal Barberini au siège pontifical, sous le nom d’Urbain VIII, en 1623, laisse espérer à Galilée que l’Église reviendra sur la condamnation. Urbain VIII conseille à Galilée d’écrire un ouvrage dans lequel il présenterait en parallèle les deux systèmes, celui de Ptolémée et celui de Copernic, avec les arguments pour l’un et pour l’autre. Galilée se met au travail et produit Le Dialogue sur les deux systèmes du monde publié en 1632.
Au lieu de se montrer prudent en donnant une liste d'arguments savants dans un livre en latin, c'est un ouvrage pamphlétaire en italien qu'il publie, ce qui dépasse la controverse savante et donne à l'ouvrage une dimension idéologique et sociale. « Le Dialogue est un livre qui, s'adressant au grand public, vise à détruire la conception aristotélicienne du monde », écrit Alexandre Koyré (Koyré, 1973, p. 124).
Galilée est convoqué à Rome. Lâché par son protecteur, le grand-duc de Toscane, il doit partir le 21 janvier 1633. Pendant deux mois, le procès est instruit secrètement par l’inquisition. Galilée est interrogé trois fois. Le 22 juin 1633 la sentence est prononcée. Galilée est contraint à abjurer ses erreurs, faute de quoi il sera condamné aux peines dues aux hérétiques. Il s’exécute immédiatement. Il est désormais assigné à résidence et n’a plus le droit de s’exprimer sur le système du monde.
3. Les points majeurs de désaccords avec l'Eglise
On peut identifier trois désaccords importants.
- Premier point, Galilée veut substituer à la conception aristotélicienne de l'Univers, une vision plus adaptée qui reprend la thèse de Copernic concernant l'héliocentrisme. Cette conception d'un Univers continu, il la doit surtout à sa lunette astronomique qui permet une vision (au sens premier du terme) du ciel différente de celle de la tradition scolastique chrétienne (issue d'Aristote). Elle est tout simplement plus empirique et moins imaginaire. Galilée se pose en observateur du ciel et s'adresse aux « observateurs de la nature » (Siderieus Nuncus, 1610).
C'est la raison pour laquelle il n'adopte pas le prudent agnosticisme instrumentalisme qui serait de mise. Il ne construit pas seulement une théorie plausible à partir de principes généraux et de données (celles des tables astronomiques), il observe et, à partir de là, suppose que ce qu'il voit et comprend a une réalité empirique. S'il empiète sur la métaphysique, c'est indirectement, en niant la perfection du monde supralunaire. Pour Salviato,
« l’opinion qui prétend que la terre est de la même espèce que les autres corps célestes est plus vraisemblable que l’opinion contraire » (Dialogue, deuxième jour).
La cosmologie de Galilée s'oppose à l'idée d'un monde coupé en deux, issu de la cosmologie d'Aristote finalement adoptée (après divers débats) par la hiérarchie ecclésiastique. Au-dessus de la Terre, centre de la région sublunaire du changement et de la corruption, se déploieraient les sphères célestes parfaites. Dans la conception proposée par Galilée, le Ciel, la Lune, la Terre, le Soleil sont entièrement naturels, participant, en continu, du même Univers. Tout cela bouleverse la culture scolastique et plus précisément le récit scolastique sur le monde issu de la synthèse entre la physique d'Aristote et le dogme chrétien. Mettre le Soleil au centre, c'est mettre en péril un ensemble de mythes hiérarchisant le Ciel et la Terre, et donc les représentants de ce mythe. C'est mettre en cause l'ordre du monde et l'ordre social.
- Le second point qui fait problème, sur le plan idéologique, est celui de la méthode de pensée. Comme le dit Sagrado au début des Dialogues, ce dont il est question c'est « de la faculté de compréhension humaine » que les hommes « ne possèdent pas tous au même degré ». Galilée considère « l’intelligence comme la principale des qualités que possède l’homme créé par la nature » et affirme
« que l’intellect humain comprend quelques vérités d’une façon aussi parfaite et avec une certitude aussi absolue que peut le faire la nature elle-même. Les connaissances purement mathématiques, en particulier la géométrie et l’arithmétique, appartiennent à cette catégorie » (Dialogues, Premier jour).
Ce livre des Dialogues, d'un abord facile, est destiné à un large public cultivé et ainsi, il divulgue assez largement le savoir. Il est écrit en italien, ce qui, à l'époque, est politiquement significatif. Le conflit entre les partisans de la tradition et ceux de la nouveauté se joue par rapport au choix de la langue : latin pour les premiers et langue vernaculaire pour les seconds. C'est directement reproché à Galilée lors du procès : il propage la doctrine copernicienne « en italien, qui est la langue la plus indiquée pour entraîner derrière lui le vulgaire et l'ignorant, sur lequel l'erreur a plus facilement prise ».
La tradition chrétienne n'est pas favorable à la divulgation du savoir. Saint Augustin a dénoncé les dangers de la curiosité scientifique :
« Nous ne devons pas non plus avoir peur que les chrétiens soient plutôt ignorants concernant la puissance et le nombre des éléments, le mouvement, l'ordre et les éclipses des corps célestes la forme des cieux, les espèces et nature des animaux, des végétaux et des minéraux [...] Il suffit au chrétien de croire que la cause de toutes les créatures, qu'elles soient terrestres ou célestes, qu'elles soient visibles ou invisibles, n'est rien d'autre que la bonté du Créateur qui est le seul vrai Dieu » (Enchiridion III).
Galilée à recours au toscan, et non au latin, pour la plupart de ses œuvres majeures – c’est le cas du Saggiatore (1623), du Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo (1632) et des Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nuove scienze attenenti alla mecanica e i movimenti locali (1638]. Ce n'est la langue du vulgaire, mais plutôt celle des gens cultivés ce qui inscrit son travail dans la société de son temps.
Rappelons que les Universités, apparues à partir de l'an 1000, furent soumises au pouvoir spirituel de la papauté dont le but est de mettre l'enseignement au service de la tradition. Les savoirs profanes doivent être subordonnés à la doctrine sacrée. Même les textes d'Aristote suscitent l'inquiétude de la hiérarchie ecclésiastique. La première censure intervient en 1210 avec une interdiction de la lecture et commentaires, tant en public qu'en privé, des livres naturels d'Aristote (Physique, Traité de l'âme, Métaphysique), sous peine d'excommunication. En 1215 et 1277, il y aura de nouvelles interdictions. Au-delà du religieux, il y a une action politique pour empêcher la divulgation du savoir.
L'affaire Galilée est devenue emblématique de l'opposition entre la connaissance scientifique et le dogme religieux. Mais, on peut en donner une autre interprétation, un peu plus large, celle du maintien d'une idéologie par le pouvoir politique qui s'appuie sur elle pour se légitimer. Le procès de Galilée n'est pas simplement une controverse scientifique, ni un débat théologique, car Galilée partage la même foi et les inquisiteurs le savent bien.
Ce procès est une manifestation sociale, provoquée par le pouvoir politique, à visée répressive. Il a été déclenché à partir du moment où le livre de Galilée commence à se répandre et avoir une audience. Pourquoi le pouvoir politico-religieux s'inquiète-t-il à ce moment ? Parce que deux points sont idéologiquement inacceptables dans la philosophie qui se répand : d'une part la possibilité d'une nature séparée de Dieu et d'autre part la raison individuelle comme source de vérité. En effet, les deux touchent indirectement à l'autorité et au pouvoir de l'Église. Par contraste, on voit apparaître le rôle de l'idéologie : asseoir et légitimer l'autorité d'une partie du corps social sur la population et, plus largement, de constituer le ciment d'un ordre social donné.
- Dernier point de désaccord, la question de la vérité. Selon Galilée
«...de même, il est clair que le système qui s'accorde très bien avec les apparences peut être vrai et, en une position, on ne peut ni ne doit rechercher une vérité autre ni plus grande que celle qui consiste à répondre à toutes les apparences particulières. » (cité par Domenico Berti, Duhem P. 131).
Galilée met en avant la question de la vérité, mais en quelle manière ?
Il s’agit ici de la vérité sur l’Univers. La vérité rationnelle comme adéquation aux apparences de l’Univers serait suffisante en particulier, si elle répond à toutes les apparences (tous les phénomènes observés). Mais à côté de cela, il y a la vérité par la foi, la théologie, sur ce même Univers qui va au delà des apparences. C’est à cette a cette « vérité autre » que la phrase fait allusion. Comment concilier les deux ?
Avec l’introduction de la philosophie aristotélicienne dans la doctrine chrétienne, deux discours ont coexisté. L’aristotélisme s'est intégré progressivement, mais avec des difficultés, car il propose une explication rationnelle de l’Univers peu compatible. La thèse du double discours a été mise en place comme ligne de défense : d’un côté discours philosophique et de l’autre discours théologique qui bien entendu prévaut. Avec Albert le Grand et Saint-Thomas, les deux domaines de la foi et de la raison finissent par coexister, deux vérités semblent possibles. La dualité des vérités est relativement admise au XVIe siècle .
On trouve cette thèse reprise dans la préface au livre de Nicolas Copernic. En 1543, Osancier, lorsqu’il publia De revolutionibus orbium coelestium, expliqua prudemment que le système héliocentrique n'était qu'un instrument mathématique expliquant l’apparence du système solaire. En adoptant une attitude (qu’on dirait de nos jours instrumentaliste) un compromis ménageant les deux vérités est possible. C’est ce type de compromis qu’Urbain VIII et le cardinal Robert Bellarmin demandèrent à Galilée d'accepter. Une vérité par raison expliquant les apparences était admissible par l’Église, même si elle contredisait les Écritures. Galilée refusa, ce qui lui valu son procès.
Dans la phrase citée par Domenico Berti, Galilée refuse explicitement qu'il y ait deux vérités. Pourquoi ? On peut avancer une hypothèse à ce sujet. Galilée a refusé car son projet n’était pas de donner une explication rationnelle conforme aux apparences, mais de proposer une nouvelle conception de l’Univers. Ce n’est pas d’une démonstration dont il est question, mais d’une vision de l’Univers au sens propre (au travers de sa lunette) et au sens figuré d’un récit collectif partagé.
En effet, Galilée a constaté de visu qu’il n’y pas de monde céleste au-dessus du sublunaire, mais une unicité de l’Univers et donc une unicité de la vérité à son sujet. Galilée a une conception qu’il estime juste par rapport à la conception scolastique, qu’il estime trompeuse. Ce qu’il propose, c'est un grand récit philosophique.
Une autre piste d'interprétation est donnée par la culture néo-platonicienne de la Renaissance, selon laquelle les idées mathématiques seraient comme le réel sous-jacent aux apparences. La phrase va aussi dans ce sens. Le système mathématique mis au point n’est pas un instrument, une fiction théorique utile qui rend compte des phénomènes. Il y a une correspondance obligée entre le calcul mathématique et l'Univers. Dans un cadre néo-platonicien l’Univers est Un et la vérité le concernant unique. Mais plus encore, il y a l'affirmation du déterminisme naturel typique de l'entrée dans la modernité. L'univers n'est pas capricieux, changeant, il est stable et c'est pour cela qu'on peut le connaître précisément et non par diverses interprétations.
Dans une lettre à son élève Castelli, Galilée écrit:
« La nature au contraire est inexorable et immuable ; elle ne s'inquiète nullement que les raisons et les voies cachées par lesquelles elle opère soient mises ou non à la portée de l'intelligence des hommes, elle ne franchit jamais la limite des lois qui lui sont imposées. Il semble donc que, quand il s'agit des effets naturels qu'une expérience sensible nous met devant les yeux, ou que nous concluons de démonstrations nécessaires, on ne peut en aucun sens les révoquer en doute par des passages de l'Écriture qui sont susceptibles de mille interprétations diverses, attendu que chaque parole de l'Ecriture n'est pas astreinte à des obligations aussi sévères que chaque effet de la nature ... »
4. Récit philosophique contre récit idéologique
Galilée propose, après Copernic et en même temps que Kepler, un récit philosophico-scientifique différent du récit chrétien. Il décrit un univers naturel duquel est exclu le supralunaire, c'est-à-dire le lieu supposé du divin. Dans la mesure où l'ordre social prétend se calquer sur l'ordre du monde créé par Dieu, déranger le premier met en péril le second. Le rôle de l'idéologie est de maintenir l'ordre social et, involontairement, car son propos n'était assurément pas là, Galilée dérange le pouvoir en place. Essayons de voir plus précisément de quelle manière.
L’héliocentrisme supposé par Copernic est condamnable à double titre : il est contraire à la philosophie scolastique et à la Bible dont certains passages notent que le Soleil se déplace dans le ciel. Mais il y a plus grave. Galilée ne donne pas comme Copernic une théorie mathématique astronomique, il prétend que concrètement l'Univers est comme il le dit. Qu'il en soit conscient ou pas, cela va bien plus loin, car, considérer l'Univers d'un seul tenant, c'est contraire la division métaphysique centrale entre le céleste et le terrestre. Cette division est certes reprise de la philosophie naturelle d’Aristote, mais surtout elle est devenue, sur le plan idéologique et religieux, le fondement de l'ordre du monde et de l'ordre social.
Pour comprendre cette affaire Galilée, à l'opposition traditionnelle entre science et religion, il faut en ajouter une autre : celle entre récit philosophico-scientifique et récit idéologique. Nous voulons parler des grands récits, ceux qui traversent la société et donnent sens à la vie de la plupart des contemporains.
Par récit philosophico-scientifique, on peut appeler un récit appuyé sur les connaissances empiriques issues des sciences. Il se définit par une double différenciation : ce n'est pas un récit fictif fondé sur l'observation ordinaire du monde ; ce n'est pas un mythe à caractère religieux.
Galilée, à partir de ses calculs et observations, propose un récit qui dépasse le domaine scientifique, car il donne une vision de l'Univers et qui, par ricochet, concerne l'ensemble du corps social. Il propose un récit philosophico-scientifique sur l'Univers qui heurte le récit religieux et idéologique admis. L'idéologie est une pensée normative sur le monde qui apporte des justifications à l'ordre social au travers de valeurs et de croyances. L'idéologie religieuse de l'époque est encore dans le cadre des mythes traditionnels qui associent ordre social et ordre de l'Univers.
Mais, au début du XVIIe siècle, on est au début de ce que les historiens appellent les « temps modernes ». Cette période se caractérise par la sécularisation de la vie politique et la laïcisation de la pensée. L'idée de « nature » prend une signification nouvelle, celle de l'Univers au sens moderne comme partie du monde déterminée à considérer rationnellement indépendamment de la théologie - ce qui va l'encontre d'une vision globalement religieuse du monde-. Nous sommes là dans un combat idéologique concernant le droit à considérer une partie du monde comme naturel et déterminé et, donc, échappant au surnaturel. L'enjeu est aussi politique, car l'emprise de l'Église sur la pensée et l'ordre social devient alors en droit contestable. La Nature au sens de l'Univers connu rationnellement échappe à la juridiction religieuse. On comprend pourquoi il était important d'obliger Galilée à se rétracter.
C'est aussi un récit philosophique concernant l'homme que propose Galilée. Il lui suppose une autonomie de la pensée. Avec le procès de Galilée, il est question de vérité et de fausseté, et du droit d'en décider. Qui détient ce droit et selon quels critères ? Selon les termes de l'inquisition, Galilée est condamné « pour avoir tenu pour véritable la fausse doctrine enseignée par aucun que le Soleil est le centre du monde ... »
C'est évidement un moment historique de passage de la vérité d'autorité (la vérité comme révélation et comme parole d’autorité, l’une et l’autre produisant des affirmations auxquelles on doit croire - voir alètheia - ) à la vérité démontrée. Dans le cas du procès de Galilée, ce qui est tenu pour vérité, c'est la doctrine idéologico-religieuse de l'Église catholique fondée sur la Bible et intégrant l'aristotélisme.
Selon Sophie Roux (La méthode scientifique, Galilée : de la Terre à la Lune, France culture, 29 novembre 2018),
« La question est vraiment de savoir qui dit la vérité, qui est-ce qui détient les normes de la vérité. Un certain nombre de représentants de l'église catholique pensaient, en particulier dans le contexte de la réforme, qu'ils ne devaient pas laisser à n'importe qui la capacité à énoncer la vérité [...], la capacité à interpréter le texte Biblique en fonction d'une autre source de la vérité. »
Sur le plan de la vérité, il y a une différence entre la science et la croyance. La première tente de promouvoir une connaissance rationnelle en s'appuyant sur des faits et l'autre un savoir certain en s'appuyant sur une révélation et le dogme. La validité potentielle de l'une et de l'autre ne sont pas identiques. Mais, sur le plan humain et social non plus. Dans le premier cas, l'individu devient source de vérité sur l'Univers sans avoir à se référer à la mythologie, aux "écritures", ni à l'autorité de ceux qui s'en déclarent les dépositaires. Prétendre que l'homme puisse penser et raisonner de manière autonome, c'est le libérer, au moins potentiellement, de la croyance et du dogme.
La scolastique opérait une liaison entre la philosophie naturelle (principalement celle d'Aristote) et la pensée métaphysico-théologique en un discours totalisant sur le monde et la société. La séparation des deux et la prétention à une autonomisation de la philosophie naturelle menacent l'ensemble. Supposer que la nouvelle philosophie naturelle fait des hypothèses fictives expliquant les apparences était une façon à ne pas empiéter sur la globalité du discours, c'est-à-dire sur le grand récit organisateur de l'époque à fondement théologique. Mais, Galilée ne s'en est pas tenu à cette position.
Avec le succès des Dialogues sur les deux grands systèmes du monde, c'est un nouveau grand récit à caractère philosophique qui se répand en Europe et il entre en opposition avec le récit idéologique à caractère religieux imposé par le clergé et admis par une grande partie de lettrés. Avec le terme de "grand récit", nous voulons parler des conceptions qui traversent une culture et donnent à la fois une vision du monde et un sens à la vie de la plupart des contemporains. Les grands récits peuvent être fondés de diverses manières et ce que l'on voit avec le procès de Galilée, c'est l'amorce d'un récit indépendant de la tradition chrétienne ainsi que la réaction de l'Église face à cette tentative.
5. Conclusion : un grand récit non idéologique
Galilée, avec la publication de ses Dialogues sur les deux grands systèmes du monde, a fait une proposition philosophique innovante, et c'est bien cela (plus que la controverse sur l'héliocentrisme et la critique de Ptolémée) qui a provoqué la colère de l'Église et son procès. Il a proposé un nouveau grand récit sur l'Univers, différent du récit scolastique et il l'a largement diffusé (au lieu de le réserver aux clercs).
Le problème soulevé par un tel procès est aussi d’ordre éthique et c'est en cela qu'il retentit à notre époque. Les menaces contre Galilée sont contraires à l'éthique humaniste et laïque qui défend la liberté de penser et le respect de l'individu. Par contre, elles sont admissibles selon une éthique religieuse dans laquelle l'homme est fait pour servir et adorer Dieu (et son clergé) et répéter la Vérité révélée. Tout ce qui y contrevient doit être combattu.
On dira que ce conflit, qui date du XVIIe siècle, est apaisé et dépassé. Il le fut un moment en Occident, mais les menaces politico-religieuses réapparaissent en ce début de XXIe siècle. L'association entre la religion et l'ordre social semble toujours se recomposer, car elle constitue un puissant levier du pouvoir politique. L’opinion publique est constamment entraînée dans des mouvements idéologiques appuyés sur des dogmes religieux. L'un des rôles de la philosophie serait d'en montrer les dangers et de proposer des grands récits philosophiques plus adaptés et adéquats.
Notes:
« La filosofia è scritta in questo grandissimo libro che continuamente ci sta aperto innanzi a gli occhi (io dico l'universo), ma non si può intendere se prima non s'impara a intendere la lingua, e conoscer i caratteri, ne' quali è scritto. Egli è scritto in lingua matematica, e i caratteri son triangoli, cerchi ed altre figure geometriche, senza i quali mezi è impossibile intenderne umanamente parola ; senza questi è un aggirarsi vanamente per un oscuro laberinto. » Opere di Galileo Galilei, éd. nationale, Firenze 1968, V, p. 232. (URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/
La traduction de Christiane Chauviré, (L’Essayeur de Galilée”, p. 141) est la suivante : « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l'Univers, mais on ne peut le comprendre si l'on ne s'applique d'abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d'en comprendre un mot. Sans eux, c'est une errance vaine dans un labyrinthe obscur. »
Bibliographie :
Chauviré Ch., L’Essayeur de Galilée, Paris, Les Belles Lettres, 1980.
Duhem P., Sauver les apparences : Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, Paris, Vrin, 2005
Koyré A., Du monde clos à l'univers infini, Paris, Gallimard, 1973.
Rossi P., Aux origines de la science moderne, Paris, Seuil, 1999.
Galilée,
-Il Saggiatore, nel quale con bilancia squisita e giusta si ponderano le cose contenute nella Libra, Opere di Galileo Galilei, éd. nationale, Firenze 1968, V, https://gallica.bnf.fr/ark:/
- Siderieus Nuncus, 1610. Traduction Alexandre Koyré in Koyré A., Du monde clos à l'univers infini, Paris, Gallimard, 1973.
- Dialogues sur les deux grands systèmes du monde, 1632, Traduction Alexandre Koyré.
Gilson É, Études de philosophie médiévale, Strasbourg, Faculté des lettres, 1921.
Le procès :
The Galileo Affair : A Documentary History, edited and translated by Maurice A. Finocchiaro, Berkeley : University of California Press, 1989.
Webographie :
Clavelin Maurice. " Galilée et le refus de l'équivalence des hypothèses. Revue d'histoire des sciences. 1964. https://www.persee.fr/doc/rhs_0048-7996_1964_num_17_4_2370
Klein Etienne. La physique moderne : de quoi Galilée est-il le nom ? Parenthèse culture. 2014. https://www.youtube.com/watch?v=hJygEJmk1Mc
Roux Sophie. Galilée : de la Terre à la Lune . [en ligne]. France culture, La méthode scientifique. 2018. Podcast. https://www.franceculture.fr/emissions/la-methode-scientifique/la-methode-scientifique-du-jeudi-29-novembre-2018
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