Les personnalités dites "états-limites"

 

Cette étude porte sur l'une des formes cliniques de la sphère intermédiaire entre névrose et psychose, que nous appellerons personnalité limite. Nous n'employons pas l'appellation la plus courante « d’état-limite » qui est trompeuse, car il ne s’agit pas d’un état transitoire, mais d’une organisation stable de la personnalité.

 

Pour citer cet article :

Juignet Patrick. Les personnalités dites « états-limites ». Philosophie, science et société. 2021. https://philosciences.com/personnalites-limites

 

Plan : 


  1. Description clinique
  2. Théorisation psychopathologique
  3. Conclusion : des personnes créatives

 

1. Description clinique

L’enfance

Les signes de souffrance apparaissent tôt, mais ne sont pas forcément remarqués. L'enfant présente des angoisses de séparation caractéristiques qui se manifestent à partir de trois à quatre ans. Elles se traduisent par un désarroi, une sidération, ou bien une anxiété accompagnée de somatisations (nausées, vomissements, coliques). Ces symptômes surviennent lorsque l'enfant est séparé de sa famille, même pour un temps assez court.

Un peu plus tard, les troubles du comportement apparaissent sous forme d'une alternance entre des périodes de tranquillité et des périodes d'instabilité et d'agressivité. Les périodes dépressives se traduisent par un ennui, un désintérêt général, une inactivité. Chez certains enfants, on trouve une inhibition et un conformisme qui sont liés à la dépendance envers l'adulte. L'impossibilité à se faire reconnaître éteint l'enfant qui se réfugie dans le vide et l'inhibition. Chez d'autres vont dominer des troubles du caractère, associant agressivité et attitude de demande provocante, qui laissent l'entourage désemparé et mécontent.

On note une immaturité par rapport aux enfants du même âge, des difficultés scolaires dues à un sentiment d'infériorité, une timidité, un manque d'assurance, qui rendent les interrogations orales, faites devant la classe, terrifiantes. Le risque d'un jugement négatif entraîne des conduites d'inhibition et d'échec. Pourtant il n’y a aucun trouble intellectuel.

La famille, la mère en particulier, n’est pas rassurante, soit qu’elle laisse l’enfant seul dans le désarroi, soit qu’elle le couve trop, parfois les deux alternativement. On trouve aussi des enfants séparés des parents, mis en nourrice, laissés aux grands-parents, mis en pension.

Le caractère

La personne est assez agréable et avenante, elle recherche le contact, mais l'humeur est variable et la relation peut virer rapidement et se rompre. Le sujet est toujours assez impulsif, avec un manque de retenu, de maîtrise. La réflexion ne tempère pas l'action. La colère et l'agressivité surviennent facilement mais les passages à l'acte violents sont modérés dans cette forme moyenne. Dans ses sentiments, son vécu, le sujet oscille dans les extrêmes : c'est tout ou rien, parfait ou nul, enthousiasmant ou ennuyeux.

Il existe pour ces sujets un risque de dévalorisation qui donne une fragilité face aux aléas de la vie qui est généralement masqué par une carapace de hâblerie agressive. Ce qui donnera une attitude une apparence gestuelle et vestimentaire forcée de bravade.

Le sujet se croit volontiers obligé de choisir entre des opinions extrêmes, ne supportant pas les compromis. Il se propose des buts très élevés, des objectifs illusoires. Le monde social et relationnel est vu sous un jour péjoratif, car il apparaît dangereux et hostile. Le sujet se sent une victime potentielle de la société, des autres et du monde en général qui est hérissé de difficultés.

On constate une dépendance aux autres, surtout à leur jugement d'où une forte réactivité et des variations d'humeur rapides. Ils ont du mal à se définir du fait de l'instabilité dans les investissements et les choix (valeurs amitiés carrière). Il y a aussi une incertitude quant à la sexuation qui peut donner une androgynie.

La souffrance dépressive et l'angoisse

La dépression fréquente, revêt une forme bien particulière. Le syndrome basal est d'intensité variable parfois faible, souvent prononcé. Mais surtout il présente des caractères spécifiques :

- Ces sujets ont un sentiment d'incomplétude, de manque à être, de solitude, qui s'accompagne d'une sensation de vide et de creux se manifestant dans le vécu générale et corporel. -Ils se sentent perdus, abandonnés, sans possibilité de vivre, d'autant qu'ils sont nuls et ne valent rien.

- La mentalisation est pauvre et le sujet ne sait pas exprimer son malaise et ne demande pas d'aide. Il y a un contraste entre l'ampleur de l'effondrement et la pauvreté d'expression.  

L'angoisse se manifeste sous forme de crises aiguës. Il n'y a généralement pas d'anxiété chronique. Elle n’est pas caractéristique de ces personnes.

Les conduites caractéristiques

La vie est émaillée de ratés de divers ordres. Ce sont des épisodes de divers types, limités dans leur intensité et dans le temps qui rompent l'apparente adaptation.

Les épisodes d'illusion associent des illusions sensorielles à une indistinction entre imaginaire et réalité. La fantaisie imaginative se déploie dans la réalité (les meubles craquent, les fantômes rodent, la grosse bête sort du placard, les cambrioleurs pénètrent dans la pièce). Souvent brefs ils cèdent spontanément. Ils sont favorisés par la solitude, le sommeil, les toxiques.

Les épisodes de rationalisme entraînent le sujet dans des torsions démonstratives, une pseudo logique, pour justifier son opinion. Les propos sont tenus avec conviction, le jugement est aboli et la réflexion est au service d'une idée scénario imaginaire. Le sujet est emporté dans un tourbillon qu'il ne maîtrise pas, mais qui disparaît spontanément au bout de quelques temps. Les épisodes asociaux se manifestent sous des aspects divers. Ce peut être une démission devant les difficultés, l'abandon de son rôle ou si l'occasion se présente, une tricherie, un vol. Le respect des règles tout à coup s'abolit, ce qui occasionne des ruptures dans l'insertion sociale : échecs dans le travail ou les études, licenciements, brouilles avec l'entourage.

Le passage à l'acte est une tendance constante. La mise en acte est liée au degré de mentalisation et à tolérer les frustrations. Elle est modérée dans cette forme moyenne. Sur le plan sexuel, on retrouve l'absence d'inhibition. Par contre, une incertitude dans la sexuation (acquisition du genre)  et des difficultés dues au manque d'assurance, entraînent souvent divers problèmes. Il existe souvent un manque de désir et des tendances fusionnelles. L'activité est en général limitée à certains secteurs car elle est grevée par les risques d'échec que comporte tout engagement actif. Dans certains cas, elle est faible car le sujet souffre d'un désintérêt général pour le monde.

Les conduites addictives concernent principalement la nourriture, l'alcool, le tabac, l'héroïne. Si l’on distingue la toxicophilie (recherche de produits à effet psychotrope) et la toxicomanie (avec dépendance et jeu avec cette dépendance), il s’agit plus souvent d’une toxicophilie dans cette forme moyenne. La prise de produit sert à lutter contre la dépression engendrée par les échecs. Elle s’accompagne parfois d’une dimension masochiste impliquant de se faire du mal. Les conduites à risques sont constantes et entraînent des accidents, des maladies et parfois la mort.

Les modes relationnels typiques

La relation de camaraderie se fait dans l'immédiateté et  sont labiles. En cas de problème, c'est vite la méfiance, agressivité, rivalité, jalousie, les sentiments de persécution. Il n'y a pas ou peu de principes pour réguler les relations. Il faut faire bonne figure ne pas perdre la face. Dans ce cas, le sujet limite est prêt à braver tous les dangers.  Peu sensible au bien et au mal, il range les autres en deux catégories. 

La relation amoureuse est "en accordéon". Comme objet d'amour l'autre est vu sous des jours très variable avec des moments d'alternance rapide. Il est perçu comme tantôt très bon, tantôt entièrement mauvais et méchant. Il y a recherche d'une présence, d'un accord constants et une dépendance. La distance est mal vécue. Il y a une crainte d'abandon qui parfois aboutit à provoquer la rupture par anticipation.  Tout ces facteurs font que la relation dans laquelle alternent rupture et réconciliation.

Sa convivialité permet au sujet d'éviter la solitude qu'il redoute. Il a une difficulté voire une incapacité à vivre seul et recherche une compagnie, la bande, le groupe. Concernant le champ relationnel, lorsqu'il n'y a aucune menace pour le narcissisme, le sujet peut être parfaitement adapté et se sentir bien.

L’évolution

Avec l'âge, il y a généralement une stabilisation des aspects les plus bruyants. Par contre, vers le milieu de la vie il y a une aggravation générale du fait de la confrontation aux difficultés liées aux responsabilités. Les « ratés » sont beaucoup moins bien tolérés par l'entourage et ont des conséquences plus lourdes. Les sujets n'ayant pu nouer des liens de couple stables se retrouvent seuls et l'alcoolisme s’accentue. Ces sujets payent un lourd tribut aux toxiques, aux maladies, aux accidents, à la violence et à la réussite de leur suicide.

2. Théorisation psychopathologique

On peut expliquer la clinique par l'interaction entre un soi constitué, mais fragile, une instance idéale trop puissante et des imagos archaïques toujours prêtes à se cliver et à être projetées. Le moi n’organise pas des défenses efficaces et secondarisées. Les processus primaires prennent le dessus dès qu'une forte poussée pulsionnelle se fait sentir. La structure psychique limite n’est pas labile et transitoire.

L'effondrement narcissique

La carence du référent parental a induit une défaillance narcissique chez le sujet limite. Ultérieurement les difficultés de la vie, les échecs (favorisés par l'idéal excessif), la solitude, les ruptures (favorisées par l'abandonnisme), réouvrent la faille narcissique. Cela se manifeste soit de manière chronique par un sentiment de manque à être permanent, soit sous un aspect aigu par des crises dépressives.

Le mouvement psychique aboutissant à la dépression se produit en plusieurs temps. Il vient du désinvestissement massif du soi et de la prévalence dans le fonctionnement psychique de l'imago archaïque mauvaise. Celle-ci est suscitée et mise en jeux par des événements. Devant cette menace et par mesure défensive, le soi se clive et il est désinvesti. Simultanément il y a projection sur les référents extérieurs (les personnes, la société, le monde) de l'imago mauvaise idéalisée.

Il s’ensuit un mouvement de haine intense et le surgissement d’une violence archaïque. Ces pulsions destructrices sont très violentes et mal contrôlables. Suite à cela le monde apparaît alors détruit, y compris ce qu’il avait de bon. Parfois la répression fait que la violence ne s'exprime pas. Il s'ensuit une culpabilité archaïque et un retournement de l'agressivité contre soi-même, ce qui accentue le désinvestissement du soi. Cette modalité archaïque de fonctionnement consacre la prévalence du mauvais objet et du Soi fusionnés. Le désinvestissement massif qui suit donne à la dépression sa tonalité particulière de vide, de creux, concernant le soi et l’objet.

La séquence globale caractéristique peut être décomposée en trois temps. - premier temps : la déception produite un premier effondrement. - deuxième temps : la projection entraîne une réaction violente et destructrice. - troisième temps : le contrecoup produit un deuxième effondrement. Les effondrements sont principalement narcissiques (le soi est massivement désinvesti), mais ils comportent aussi une note libidinale dans la mesure où l’objet est désinvesti.

Dans cette séquence, une bifurcation défensive est possible grâce à un repli sur soi. Lors du deuxième temps, simultanément à la violence contre les autres, il se constitue un repli autarcique. Le sujet se survalorise, dévalorise tous les référents possibles et s'isole dans sa toute puissance. Cet aménagement défensif évite le second effondrement.

La cause des ratés

Ces moments de vacillement, caractéristiques des états limites, et qui concernent différents domaines, sont susceptibles d'une explication métapsychologique commune. Il y a chez l'état-limite une faiblesse de la fonction symbolique associée à une carence du rôle du père qui n'amène pas suffisamment de stabilisation de la loi. Il y a de plus une insuffisance de la fonction qui indique la réalité et, d'autre part, le schème de permanence ne fonctionne pas en ce qui concerne le référent objectal. Par moments, ces fonctions faiblissent et le processus secondaire s'efface pour un temps.

Les grandes fonctions ne sont pas absentes, mais elles sont mal assurées, si bien que sous l'influence de poussées pulsionnelles ou de contraintes environnementales, leur efficacité baisse. Les ratés correspondent à des moments de déliaison et de perturbation des grandes fonctions.

Toxicophilie et assujettissement

La prise de produits psychotropes (alcool, drogues diverses) est liée au trouble narcissique. Elle sert à lutter contre la souffrance dépressive engendrée par les déceptions. On voit immédiatement le rapport avec les défaillances du Soi et de l'objet. Le produit sert de référent objectal de substitution. Il vient apporter au Soi le support de l'objet idéalisé manquant. Il permet un repli dans une toute puissance défensive (identification à une imago de soi grandiose face au mauvais objet). En général les prises de produits psychotropes font suite à un premier effondrement dépressif. Elles favorisent la modalité défensive autarcique en favorisant le repli sur soi et servent de médication grâce aux effets anxiolytiques, euphorisants et ataraxiques du produit.

L'assujettissement toxicomaniaque ou dépendance psychologique est une problématique particulière de rapport à un produit que l'on peut interpréter comme un référent objectal partiel non humain. Si elle est simple sur le plan du comportement elle est très complexe sur le plan psychopathologique, car elle associe plusieurs mécanismes simultanés qui ont eux-mêmes des dérivés défensifs. L'assujettissement n'est pas constant dans la forme limite centrale et l'utilisation de toxique n'est généralement pas permanente.

La prise de produit a une dimension de plaisir. Ce peut être la recherche d'une satisfaction orale directe (boire, manger) ou indirecte (se remplir). Ce peut être une satisfaction de type anal telle que se souiller, vautrer dans l'abject. C'est toute la dimension des investissements prégénitaux qui apparaît là. Enfin les effets divers des ivresses sont recherchés comme une fin en soi pour meubler le vide. Les mécanismes défensifs (absence de mentalisation, répression, déni) produisent un vide mental, lui-même pénible, que le sujet cherche à meubler.

L'ingestion toxique comporte une violence dans l'excès. D'une part, il y a déclenchement d'une sorte de voracité (processus archaïque sans limite) ; d'autre part, il y a le besoin « d'effacer », qui nous amène du côté agressif. La conduite addictive est une manifestation agressive ambivalente à la fois hétéro-agressive et auto-agressive. Il y a une satisfaction partielle de la pulsion violente archaïque dans l'aspect hétéro-agressif (vengeance contre l'autre, la société etc.) ou dans un registre auto-agressif (il faut se punir en se faisant du mal, en s'empoisonnant et en risquent la mort).

Les relations objectales

L'autre en tant que personne concrète peut avoir des fonctions diverses. L'une est de jouer le rôle de référent objectal  c'est-à-dire de représenter l'objet. Dans ce cas se noue une relation objectale. Comme référent objectal, l'autre subit des déformations imagoïques majeures qui ne sont pas tempérées par la secondarisation et le rapport pratique (la réalité concrète de l'autre). Il est vu au travers d’une imago parentale idéalisée toute-puissante. Le clivage fait qu’il est donc perçu comme tantôt très bon, tantôt entièrement mauvais. Bon, il est parfait, invulnérable, pourvoyeur de gratifications infinies. Mauvais, il est abject, nul, méchant et ne peut rien apporter de bon.

La tendance abandonnique (le fait de toujours se croire délaissé) est un trait constant. De nombreux indices (un retard, un éloignement, une attitude) sont interprétés comme un signe de rupture de l'autre et entraînent un vécu abandonnique. Il y a parfois une répétition des ruptures dans un but inconsciemment préventif. Puis au bout d'un certain temps, la relation se renoue. Ceci s'explique par la combinaison entre la déficience du schème de permanence concernant le référent, la fragilité narcissique (qui fait douter de valoir l'amour de l'autre) et le clivage de l'objet.

Le rapport à l'autre comme référent, mi-objectal, mi-narcissique, est donc tourmenté. On retrouve les trois temps vus précédemment. L'enchaînement est le suivant. - premier temps : l'autre ne m'aime pas, donc je ne vaux rien (premier effondrement). - deuxième temps : c'est un salop, donc il faut se venger et le détruire. - troisième temps : tout est mauvais et détruit, donc le monde ne vaut rien (deuxième effondrement). Les occasions de mise en route du mécanisme sont multiples. Un désaccord, une attitude distante suffisent. L'intérêt non exclusif (attention pour les autres, pour le travail), l'absence concrète (même pour un temps limité) sont des motifs de déclenchement de la séquence.

La relation à l'autre est marquée par la problématique de la castration qui reste irrésolue. Cet aspect est souvent au premier plan dans la forme type lorsque la faille narcissique n'est pas massive et c'est plutôt une souffrance phallique-narcissique qui se manifeste. Il reste chez le garçon une angoisse de castration et chez la fille un dépit, tous deux très violents. Surtout il y a une mauvaise intégration de la fonction paternelle qui laisse le sujet sans défense contre l'envahissement par l'imaginaire et fait perdurer des imagos parentales males sexualisées et trop puissantes. La relation aux autres s'organise sur un mode opposant deux types de personnages : l’un grand, puissant, sans manque, et l’autre petit, impuissant, manquant. La personne va adopter, selon les cas, l'une des deux positions.

Conclusion : des personnes créatives

Nous avons affaire à des personnes fragiles, mais intéressantes et vivantes pour lesquelles un soutien peut éviter les crises et leurs conséquences sociales désastreuses et ainsi permettre une vie créative.

 

Bibliographie :

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Freud S. (1912) « La dynamique du transfert », (1913), « Le début du traitement », (1918), « Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique », in La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1993.

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Juignet P.

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Manuel de psychopathologie générale : Enfant, adolescent, adulte, PUG, Grenoble, PUG, 2015.

Nacht S. (1965), Guérir avec Freud, Paris, Payot, 1971.

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L'auteur : Juignet Patrick