La méthode clinique en psychopathologie

 

Par méthode, on entend les conditions générales d'une science, mais plus particulièrement les procédés qui règlent l’expérience de façon à la rendre efficace et adaptée à l’objet d'étude. C’est en ce sens que nous parlerons de méthode clinique en psychopathologie. La méthode clinique conjugue l’acquisition des faits pertinents avec des procédés d’exposition qui les rendent partageables et contrôlables par la communauté des praticiens.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. La méthode clinique en psychopathologie. Philosophie, science et société. 2021. https://philosciences.com/la-methode-clinique-en-psychopathologie.

 

Plan de l'article :


  • 1. Généralités sur la clinique en psychopathologie
  • 2. La clinique à visée diagnostique en psychopathologie
  • 3. La clinique permettant de guider les psychothérapies psychanalytiques
  • Conclusion

 

Texte intégral :

1. Généralités sur la clinique en psychopathologie

1.1 La mise en œuvre

L’expérience clinique en psychopathologie

La clinique se présente sous forme d'un savoir combiné à des manières de le mettre en œuvre. C'est avant tout une pratique réglée par une méthode qui aboutit à la saisie et à la description de faits dans le domaine de la psychopathologie. Les faits ainsi décrits concernent la personne prise individuellement, mais aussi son environnement familial et socioculturel. On regroupe les faits sous des rubriques permettant de les associer de manière homogène et cohérente (par exemple, faits mentaux, conduites, traits de caractère, manifestations somatiques, etc.). La clinique permet d’accéder à la réalité propre à la psychopathologie.

Le savoir-faire clinique s'acquiert par la mise en œuvre en situation des concepts cliniques au cours d'un apprentissage. Le savoir qui en résulte doit pouvoir être exposé, transmis et discuté par les pairs. Il prend deux formes soit l'étude de cas individuelle, soit les tableaux types exposés dans les manuels, car il y a des régularités constamment retrouvées. Les descriptions fournies doivent conserver un fort degré d’empiricité, mais aussi éviter l’atomisation en éléments disparates, car, en matière humaine, la parcellisation détruit la pertinence du fait ou de l'événement.

La méthode clinique vient d'une transformation assez profonde de l’expérience première et immédiate. Elle doit s’en séparer par une distanciation et sa transformation en une expérience spécifique consistant à manier et à appliquer les concepts et catégories cliniques qui sont spécifiques. De plus, elle demande deux qualités spécifiques qui la différencient de toutes les autres formes d'expérience : la relativisation et la réflexivité. Sans cette transformation qui demande un patient apprentissage, il est patent que l'on ne perçoit rien de la réalité qui constitue le champ de la psychopathologie.

Relativisation et réflexivité

La relativisation rapporte le fait à l’expérience qui le produit et s’oppose à l’idée selon laquelle le fait serait indépendant de l’observateur. Il n'y a pas d'objectivité absolue  car tout fait est relatif à l'expérience qui le met en évidence en matière humaine cette dépendance est forte. Il y a plusieurs manières de traiter le problème. Dans un certain nombre de cas, les expériences cliniques sont faites en double aveugle pour déjouer les biais d'interprétation des résultats. Dans d'autres cas, ce n'est pas possible. Il faut mettre en œuvre la réflexivité, un retour interrogatif et critique, qui questionne l’expérience de manière spécifique par rapport au domaine considéré.

Dans la clinique psychopathologique, le praticien, par sa personnalité, est identique (de même nature) que ce qui est à connaître, le patient. Situation particulière et problématique. Il interfère donc avec la connaissance, il en est l'instrument. Son expérience est spontanément déformée par ce qu'il est, si bien qu’une partie de la réalité lui échappe alors qu'une autre l'interpelle violemment. Dans ce dessein, la psychanalyse a (pour la première fois dans l’histoire des sciences de l’Homme) apporté un processus de rectification (la connaissance de son propre fonctionnement psychique avec ses effets contre-transférentiels et l'aveuglement qu'il produit).

La réflexivité permet une rectification systématique accomplie du mieux possible. Il n’est pas envisageable de faire de la clinique en psychopathologie sans tenir compte de son propre fonctionnement psychique. De plus et malheureusement , la réflexivité doit sans cesse être réactivée, car elle a tendance à s’oublier. La réflexivité distingue l’approche clinique en psychopathologie de l’approche empirique classique qui se veut objectivante et néglige de tenir compte de l’interactivité entre le praticien et son objet, et donc des déformations et biais produits par cette interaction.

L’apprentissage clinique

La transformation progressive de l’expérience première s’effectue grâce à un apprentissage. C’est un apprentissage au sens traditionnel d’une acquisition personnelle qui se fait lors d’une confrontation qui instruit et transforme, aidé en cela par l'exemple et les conseils des seniors. Mais, ce n’est pas que cela. C’est aussi la capacité à se situer dans une expérience d’orientation scientifique, guidée par des concepts et respectant une méthodologie. Nous insisterons sur la réflexivité évoquée ci-dessus, car elle est ignorée par une partie des praticiens.

Le clinicien étant son propre instrument de mesure, il doit le rendre efficace en apprenant corrigeant les déformations que sa propre personnalité impose spontanément aux faits. Dans certaines circonstances déstabilisantes, la perception peut être singulièrement faussée et perdre toute objectivité. Pour avoir accès à cette réalité particulière dont s’occupe la psychopathologie, il faut obligatoirement que le praticien compense les illusions que l'interaction avec les patients provoque. 

Contrairement aux autres sciences qui peuvent se bâtir sur une objectivité instrumentalisée, la psychopathologie ne peut pas procéder ainsi. Il est impossible d’avoir accès à toute une partie de la clinique mettant en jeu sa personne, ce qui impose une réflexivité qui compense et tempère ses propres déterminations psychiques. Pour surmonter cet obstacle, il faut appliquer à soi-même la pratique. L’apprentissage de la réflexivité nécessite un travail sur soi.

1.2 Les modalités techniques

Noter les faits et événements

La première approche porte sur ce qui est directement observable et elle permet de décrire des faits comme des comportements ou des symptômes ou des manières de faire ou de réagir. C’est une approche plutôt objective qui découle d’une observation visuelle des gestes et attitudes et de l'écoute du récit des événements ainsi que des plaintes rapportées par les patients. Il faut poser des questions pour orienter vers des thèmes pertinents du point de vue psychopathologique.

L'abord est en partie direct, dans le cadre de la consultation concernant les manières d'être et de penser de la personne, mais elle est aussi indirecte, car les événements sont rapportés par le patient ou par son entourage et ils doivent être considérés comme tels. Ils sont pris dans un récit qui présente une différence parfois très  importante avec les événements qui se sont effectivement produits.

L’intelligence de la situation

Le terme consacré « d'écoute » souvent employé (patiente, attentive) ne rend pas raison à ce qui est nécessaire d'un point de vue clinique, car la réflexion théorique doit être en mouvement de manière intense lors de l’expérience clinique. Le praticien doit penser et comprendre ce qui est dit ou ce qui apparaît dans l'attitude et la conduite de son patient. Il met en œuvre une grille de lecture conceptuelle constituée par sa connaissance de la psychopathologie. La théorie fait partie intégrante de la situation clinique en la référant au fonctionnement psychique. Nous allons le voir en détail un peu plus bas.

Il faut comprendre le sens (en être capable, ne pas y être sourd), puis utiliser les concepts appropriés (théoriser en se référant aux concepts psychopathologiques). C’est une approche qui inclut le praticien dans l’observation et demande un certain degré d’interprétation. La situation présente doit être située dans son contexte par rapport à la personne et à son entourage et dans un déroulement temporel. 

L’interprétation et l'explicitation

L’interprétation permet d’aller au-delà de ce qui est explicitement transmis. Elle permet de saisir un sens caché dans de ce qui est énoncé ou donne un sens en reliant des aspects éparpillés. Cet aspect herméneutique (d’interprétation du sens) ne prétend pas à la vérité, mais seulement à une validité partielle qui tient à sa vraisemblance et aux effets produits chez le patient.

La confrimation vient de l’assentiment de la personne devant l’évidence éclairante d'une interprétation, ou bien d’un effet thérapeutique : une interprétation juste transmise au patient permet, si elle tombe au bon moment, une mobilisation de la dynamique psychique. Elle donne à penser quelque chose de pertinent, ce qui sans intervention ne se serait pas produit. Elle peut concerner des faits et attitudes évidents, mais dont la signification échappe à la personne concernée. On peut alors parler simplement d'explicitation ou de mises en évidence. 

La caractérisation des faits

Aucun des faits mis en évidence par la clinique psychopathologique ne peut être mesuré. Cela n'empêche pas qu’il soit possible de se mettre d’accord sur leur existence ou non et de les caractériser de diverses manières, grâce à un vocabulaire spécifique.

La caractérisation des faits cliniques s’effectue par leur présence ou leur absence ; en effet l'absence de certains symptômes ou syndromes est importante et doit être notée, car elle élimine certains diagnostics, ce qui peut être d'une importance majeure. Parmi les caractéristiques, on doit noter leur intensité (force, fréquence), leur mode (archaïque/élaboré), leur extension (limitée ou envahissant tous les domaines). 

1.3 Les aspects caractéristiques

Divers degrés de complexité dans l'approche clinique

Il existe aussi dans la clinique divers degrés d’abstraction et de spécialisation. Le premier repérage clinique, très empirique, aboutit à des descriptions qui sont faites à partir de catégories assez vastes comme la qualité du contact et de la communication, l’insertion dans l'environnement social, le rapport à la réalité, les types de comportements et les traits de caractère. Les concepts utilisés sont spécialisés, mais ils ont un degré d’abstraction faible. Par contre, ils sont précis, robustes (peu de risque d’erreurs) et les résultats sont facilement transmissibles et contrôlables.

La clinique avancée met en jeu des concepts plus spécialisés. Par exemple, si le patient raconte un événement, le praticien va se demander : sommes-nous dans une problématique archaïque, prégénitale ou œdipienne ? S’il s’agit d’un événement, s’est-il produit ou non ? Si oui, son retentissement a-t-il été direct ou dans un après-coup lointain ? Sinon, s’agit-il d’un souvenir reconstitué (souvenir-écran ou fantaisie imaginative) ? Les propos tenus sur cet événement entrent-ils, pour le patient, dans la construction de son histoire, ou plutôt dans celle du roman familial, ou dans celle d’un mythe fantasmatique ? Pourquoi est-il rapporté à ce moment de la séance ou de la cure ? Cela reproduit-il quelque chose ? N’y a-t-il pas un redoublement de la dimension relationnelle de l’événement dans la relation transférentielle actuelle ? On entre alors dans un degré différent de la clinique. Il y a une réflexion incessante à mener.

Une clinique complexe et riche 

On s’interroge sur la position globale du patient par rapport aux grands problèmes humains : existe-t-il une nostalgie de l’expérience fusionnelle ? L’individuation s’est-elle produite et la personne peut-elle exister et vivre sereinement grâce à une confiance en soi suffisante ? L’intégration des interdits s’est-elle faite, le dépassement du désir incestueux et l’ouverture vers l’extérieur de la famille se sont-ils harmonieusement produits ? Le positionnement dans son sexe et l’accès à la féminité chez la fille et chez le garçon à la masculinité se sont-ils effectués ? Détecter l’irrésolution de certaines problématiques donne une indication sur le travail thérapeutique à effectuer.

On tient compte du détail, du contexte et du moment évolutif. Noter le contexte, observer les détails et considérer toute donnée particulière comme partie d’un processus de développement sont des aspects essentiels de la clinique psychanalytique. La sélection des thèmes, la dénégation, l’insistance, la répétition, les lapsus, les changements de tons, etc. sont autant d’indicateurs précieux. Ils sont la trace dans les faits des mouvements psychiques mis en jeu dans le travail thérapeutique et doivent être notés pour entrer dans l’élaboration théorique. On voit la difficulté de cette clinique avancée. Il faut des efforts et du temps pour restituer les nombreuses facettes de la personnalité.

Mais l'écueil possible est d'aller vers l'excès et de se perdre dans les détails d'un récit sans fin, inadéquat à saisir le fonctionnement psychique.

L’implication, l’interaction et la dynamique

Dans la première approche clinique, on peut s’en tenir à l’idée de « l’inclusion de l’observateur dans l’observation ». C’est suffisant pour situer la description d’un symptôme qui préexiste à l’entretien et dont il ne dépend nullement, sauf à être transmis ou non. Dans la clinique avancée, l’observateur n’en est plus du tout un. Non seulement il intervient, mais sa présence est déterminante. Dans le cadre d’une psychanalyse, le transfert et le contre-transfert interviennent et un grand nombre de faits n’apparaissent que grâce à cette situation transférentielle. Cette clinique demande de la part du praticien une expérience élaborée.

Spontanément, dans l’expérience immédiate, le transfert et le contre-transfert n’apparaissent pas d'évidence, ils ne sont pas très conscients. Pourtant, les manifestations qui apparaissent dépendent de l’organisation transférentielle et contre-transférentielle. L’interaction est prépondérante dans le déroulement d’une psychothérapie psychanalytique. Il faut aussi tenir compte de la dynamique de la cure. Certaines manifestations n’apparaissent que dans certaines conditions d’évolution du patient et pas dans d’autres.

L’interactivité donne une situation qui déroge partiellement aux conditions traditionnelles de la science : les faits dépendent des conditions de l’expérience et ne sont répétables que dans ces conditions particulières. Ici, les faits dépendent bien des conditions, mais ces conditions relationnelles, intersubjectives, sont difficiles à maîtriser. D'où l'utilité de la réflexivité et de la supervision. Cependant, on ne peut avoir les mêmes garanties d’objectivité que dans les sciences classiques.

1.4 Les résultats de la clinique

Un champ de la réalité

La clinique donne accès à différentes catégories de faits qui, rassemblés, constituent un champ cohérent de la réalité, celui de la psychopathologie clinique auquel le praticien va avoir affaire. Le type de faits importe peu. Ce n’est pas la catégorie des faits (mental, somatique, conduite complexe, symptôme) qui compte, mais leur construction par la même méthode et selon les mêmes règles. C’est cela qui permet de les inclure de manière pertinente dans le champ de la réalité considéré qui est celui auquel s’intéresse la psychopathologie.

Les descriptions

Une fois mis en évidence par l’expérience clinique, les différents faits sont répertoriés et regroupés selon des catégories. Les descriptions résultantes doivent être claires et pertinentes pour les autres praticiens de façon à pouvoir transmettre ces faits et constituer une base de discussion irréfutable. C’est une des conditions de la scientificité que de pouvoir faire porter la discussion théorique sur une réalité bien définie et non-équivoque. La description, en utilisant un vocabulaire précis, permet la transmission qui est un temps essentiel de la clinique. Cela donne l’observation clinique. Concernant la constitution d’un corpus stable et sa transmission, on dresse des tableaux cliniques.

L’observation clinique, si elle est intégrée à l’histoire et à l’explication psychopathologique d’un individu particulier, devient une étude de cas. On reconstruit la subjectivité singulière, on établit les problématiques essentielles pour le sujet, le tout distribué dans l’histoire individuelle. On peut se référer aux études inaugurales de Sigmund Freud qui restent exemplaires pour cette intégration telles que « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle » ou « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile ».

Les tableaux cliniques classiques et les formes de la personnalité

Le caractère probant des tableaux cliniques classiques ne vient ni de cas typiques (trop menacés de particularisme), ni d’une accumulation quantitative (statistique), mais d’un intermédiaire entre les deux, associé à une explication étiologique. Il faut un nombre de cas typiques suffisant corroboré par un nombre suffisant de praticiens, ce qui demande plusieurs générations de chercheurs et de nombreuses publications permettant la transmission et la confrontation. Il faut relier la clinique à une explication étiologique probante, faute de quoi on a juste un catalogue (voir l'article : Psychopathologie et DSM).

Adopter le concept de personnalité en psychopathologie, c’est préférer une approche globale. Cette manière de faire regroupe et synthétise la clinique en relation avec l'organisation psychique. Dit autrement, l'aménagement stable du psychisme manifesté par le caractère, les conduites et les symptômes que la clinique permet de saisir, c'est ce qui forme la personnalité.

La symptomatologie prend une tournure pathologique lorsque cette organisation psychique se décompense, c'est-à-dire que des facteurs internes ou externes déséquilibrent les mécanismes de défense et d'adaptation. Les formes de la personnalité conçues sous l’angle de la structure psychique peuvent être rangées sous trois grandes catégories qui produisent des formes de pathologies différentes. (Voir l’article : Les formes de la personnalité en psychopathologie).

2. La clinique à visée diagnostique en psychopathologie

Elle doit être mise en route lors des premières consultations. C'est une pratique objectivante qui doit cependant tenir compte de l’inclusion du clinicien dans la situation, car l'interaction modifie le résultat. Elle est guidée par des concepts cliniques assez simples venus de la psychiatrique classique qui, depuis le XIXe siècle, s'est donné les moyens de produire des descriptions saisissantes et détaillées des conduites humaines pathologiques. Nous allons donner modèle indicatif d'approche clinique.

2.1 D’abord, se repérer !

Le contact 

Le contact concerne le sentiment donné par la relation et l'appréciation de sa qualité dans la situation présente. Il s'appuie sur les interrogations suivantes : ce que la personne dit et fait est-il en rapport avec le contexte relationnel, cela est-il congruent avec son propre vécu, est-ce lié à ce qu'elle ressent, a-t-on le sentiment que la relation est cohérente et adaptée ? Y a-t-il une cohérence entre la demande faite, la situation de consultation et l'histoire personnelle ? Le contact dépend aussi de l’attitude générale et du maintien corporel. En vérité, l’appréciation est assez intuitive et demande de l’expérience. Bien relativisé et régulé, c’est un indicateur très utile et souvent de première importance.

La communication 

L'appréciation de la communication porte sur sa possibilité et sa qualité. La conversation est-elle facile et compréhensible, les propos ont-ils un sens, le langage présente-t-il des particularités, des bizarreries ? La communication non verbale (gestes, attitudes, mimiques) est-elle adaptée à ce qui est dit ou bien est-elle en contradiction flagrante ? Y a-t-il un échappement provoquant des dérives et des discordances entre l’utilisation des signifiants et les idées. Ce qui est rapporté de l'histoire et de la vie quotidienne (la temporalisation des événements, leur enchaînement) est-il compréhensible ?

Le rapport aux divers environnements

On peut en distinguer différents aspects. Concernant le rapport au concret, il est possible de se poser les questions suivantes : La réalité, au sens ordinaire du terme, est-elle correctement perçue et appréciée ? Y a-t-il une adaptation aux contraintes concrètes et une distinction entre l'imagination et la réalité ? Puis, on cherche si l’insertion dans l’environnement social est correcte. L’enfant suit-il une scolarité normale, l’adulte a-t-il un travail, une famille, des relations, subvient-il correctement à ses besoins ?

Pour cerner le rapport à l'environnement humain, il faut questionner la personne sur les relations courantes, les rapports familiaux et professionnels. On souhaite savoir si l'autre existe en tant que personne autonome et respectable ou bien s'il est seulement un moyen dont on se sert. Si oui, à quelles fins ? Est-ce un personnage supérieur et effrayant ? Est-il au contraire considéré comme inférieur, dévalorisé, sans importance ni intérêt ? Est-ce un égal, un pair ?

Il faut tenter d’apprécier le sentiment existentiel global du sujet. Le monde est-il perçu comme accueillant ou hostile ou neutre ? Est-ce plutôt l'environnement social général qui est perçu de manière spéciale ou seulement un certain milieu, ou encore plutôt le monde naturel ? Le sujet a-t-il une place, la ressent-il comme légitime ? Y a-t-il un bon investissement des autres et de l’environnement ou encore une tendance à la fusion, à l’indistinction ? Y a-t-il un malaise qui empêche l’insertion ou la rend difficile ?

La pensée et la mentalisation

Les pensées que transmet le patient en les verbalisant peuvent être plus ou moins rationnelles, plus ou moins riches, avec des enchaînements plus ou moins rapides. La pensée délirante se caractérise par une thématique et une forme particulière (en réseau, en secteur). Ce n'est pas seulement son inadéquation à la réalité qui la caractérise comme délirante, mais sa fermeture sur elle-même et le rationalisme qui l'accompagne.    

La mentalisation se définit comme la production de pensées ayant un rapport direct avec le fonctionnement psychique. Évaluer la capacité de mentalisation, c'est évaluer la possibilité de penser son propre fonctionnement psychique. La mentalisation peut être bonne ou faible ou nulle (pensée opératoire) ; ou encore possible, mais absente dans certains secteurs. Elle peut aussi être remplacée par une intellectualisation coupée du fonctionnement psychique. La mentalisation dépend de la capacité de représentation, de la mise en jeu de l’auto-perception et des mécanismes de défense. C'est une résultante.

Ce premier repérage clinique est très important. À eux seuls, ces éléments, s’ils sont correctement appréciés, donnent une bonne indication sur la personnalité du sujet.

2.2 Retrouver des syndromes communs

Il faut rechercher l'existence d'un syndrome caractéristique tel que la souffrance, l'angoisse, la dépression, l'excitation, la confusion.

La souffrance

La souffrance est un vécu douloureux qui résulte de circonstances très diverses. Elle peut être chronique ou aiguë et atteindre une forte intensité, on parle alors de « douleur morale ». C’est un sentiment douloureux intense qui ressemble à la douleur physique, mais n'est pas localisable. La souffrance a parfois des conséquences somatiques et s'accompagne d'un rétrécissement du champ vital.

L'angoisse

L'angoisse donne un vécu désagréable lié à une attente péjorative, d'une intensité très variable, allant de l'inquiétude à la crise. C'est une réaction à une information de danger qu’il soit concret ou purement imaginaire. Elle associe un vécu particulier (sensation désagréable de crainte, attente d'une catastrophe) à des aspects somatiques fonctionnels (boule dans la gorge, tachycardie, paresthésies, spasmes, etc.). Elle peut être chronique ou aiguë.

La dépression

La dépression provoque un éprouvé désagréable tant mental que corporel de tristesse, d'inhibition, de ralentissement. Le plaisir à vivre a disparu et fait, au contraire, place à une souffrance. La personne a une représentation péjorative de soi, un sentiment d'infériorité ou de dévalorisation. Elle ressent parfois une culpabilité, des regrets. L'intellect est ralenti et diminué, la mémoire est moins bonne, l'attention est altérée. On retrouve des répercussions somatiques comme l'asthénie, l'altération de l'appétit. Le sommeil est perturbé en qualité et en quantité.

L'excitation

L'excitation provoque une agitation motrice, une hyperactivité, une insomnie. Le sujet ne tient pas en place et a de nombreuses activités. Le vécu d'euphorie et de supériorité s'accompagne d'une vivacité intellectuelle et mnésique, avec parfois une perte du contrôle de soi, une désinhibition, aboutissant à un mépris des règles sociales.

Les particularités syndromiques

Selon l’organisation psychique sous-jacente, les syndromes cités au-dessus prendront une intensité et une tournure spéciales. En cernant cette variation, on retrouve alors, par-delà ce qui est commun, des aspects spécifiques. Par exemple, le vécu dépressif peut être associé à un effondrement de l'estime de soi, ou bien à un sentiment de culpabilité selon l’organisation psychique. Ces inflexions particulières sont spécifiques du type d’organisation psychique, elles sont donc essentielles à noter.

2.3 Identifier une modalité réactionnelle

Les modalités réactionnelles sont les manières de réagir globalement en face de situations diverses qui demeurent constantes au fil du temps. Elles sont très peu spécifiques. Ces façons de réagir sont influencées par l’environnement (augmentées ou diminuées). Elles sont en nombre limité, mais avec des variations infinies. Chez l’enfant, elles prennent parfois le devant de la scène et constituent parfois, à elles seules, le motif de consultation.

La tendance au calme

On constate que la personne a une bonne capacité à maîtriser ses émotions et à se contrôler, elle est calme, placide, se met rarement en colère, reste pondérée, circonspecte en toutes circonstances. Après un effort ou une action, elle se détend facilement, généralement, elle dort bien et facilement.

La tendance au stress et à l'hyperémotivité

La personne se sent facilement énervée, elle a souvent des somatisations fonctionnelles (douleurs, spasmes, hypotension, sudation, etc.) Ces personnes s'angoissent facilement, réagissent violemment aux stimulations diverses de l’environnement social.

La tendance à l’action

Si cette tendance est accentuée, on se trouve face à un individu hyperactif, toujours en mouvement avec une possibilité de passage à l'acte irréfléchi dû à une mauvaise maîtrise de soi. Les émotions provoquent des comportements incontrôlés. L'individu laisse monter l'excitation, la joie, l’agressivité, il réfléchit peu et il agit parfois de manière inconsidérée et inadaptée du fait de sa précipitation.

Particularités et circonstances

On notera une intensité ou une tournure spéciale et, surtout, on cherchera le rapport entre ces modes de réaction et l’histoire ou les relations actuelles du sujet, afin d’avoir des informations plus spécifiques. Par exemple, l’agitation de l’enfant est généralement liée à un climat familial d’instabilité et de conflit. Il faut préciser cette circonstance.

Ces syndromes et modalités réactionnelles complètent le repérage en indiquant des tendances constitutionnelles et leurs variations en fonction des circonstances. À ce point de l’approche clinique, il faut s’orienter vers une recherche plus pointue qui précisera la personnalité.

2.4 Trouver les traits spécifiques de la personnalité

L'étape suivante consiste à chercher des syndromes, symptômes et traits de caractère spécifiques du fonctionnement psychique qui permettront de mieux cerner la personnalité. 

Symptômes et syndromes définis

Nous ne pouvons en donner que quelques exemples, car symptômes et syndromes sont innombrables. Généralement, ils suscitent une plainte, mais il faut poser des questions pour les préciser, car le sujet ne les évalue que partiellement. Parmi les plus courants, citons, à titre d’exemple, les obsessions (représentations qui assiègent le sujet de manière involontaire), les phobies (peurs immotivées et irrépressibles), les somatisations (manifestations corporelles désagréables et inquiétantes). Ce peut être le délire (construction intellectuelle non fondée), les hallucinations (perceptions sans justification), etc.

Dans certains cas, le patient non seulement ne s'en plaint pas, mais dénie les symptômes (alcoolisme, anorexie) ou les masque volontairement (certains délires). Il faut le soupçonner et à partir de cette intuition essayer d'en savoir plus sans brusquer le patient.

Le caractère

Le caractère est constitué par les traits constants chez la personne et qui, par définition, la caractérisent. On y inclut la perception de soi, du monde, les types de réactions aux situations relationnelles.

Les particularités de la personne : Les catégories communes de la perception d'autrui permettent de situer la personne par son âge, son sexe, sa culture, son ethnie. Les rapports particuliers que la personne entretient avec ces aspects constituent des traits de caractère : contraste entre âge apparent et âge civil, entre sexe anatomique et sexuation, intégration ou contestation socioculturelle, originalité ou conformisme, etc.

Les particularités cognitives : De par leur accentuation, elles constituent des traits de caractère. Par exemple, on remarquera une intellectualisation qui peut aller jusqu'au rationalisme, ou, au contraire, un refus de l'intellect, une tendance au flou, à la pensée magique. La personne peut être réaliste ou irréaliste ou avoir tendance à confondre désir et réalité ou inversement être « raisonnable ».

Les particularités relationnelles : Les aspects constants du style relationnel constituent des traits de caractère : méfiance ou confiance, agressivité, gentillesse, distance ou contact immédiat, froideur ou chaleur ou variations rapides, etc. Quel est l'intérêt porté à l'une ou à l'autre, y a-t-il un contraste entre la richesse de l'une et la pauvreté de l'autre ? On constate, selon les cas, une richesse ou une pauvreté d'imagination. La personne peut être uniquement tournée vers le concret. Elle peut avoir tendance au rationalisme et à penser de manière abstraite et désaffectisée ou, au contraire, à se montrer imaginative.

Les comportements et conduites saillantes

Les conduites sont des actes finalisés par une motivation (consciente ou non). Il faut inventorier un très large spectre de conduites, mais, évidemment pas toutes, car ce serait impossible et toutes ne sont par pertinentes. Rappelons que, pour l’être humain, il s’agit en général de conduites ayant un sens, le terme de comportements renvoyant à des actions simples plus ou moins automatiques. 

Les comportements élémentaires : On cherche à savoir si les conduites simples comme les soins corporels, le sommeil, l’alimentation sont assurés et comment ? Chez l’enfant, y a-t-il un retard ou une régression, provoquant énurésie ou encoprésie ? Il faut aussi s’intéresser aux conduites plus complexes concernant la vie familiale, l'intégration scolaire ou professionnelle, la société (existence de réactions antisociales ?). 

Les conduites complexes : Les conduites peuvent s'associer entre elles pour donner des ensembles caractéristiques. Par exemple, la tendance au repli qui associe une diminution de la sociabilité, une inhibition, une vie rétrécie. Sur le plan sexuel, y a-t-il une inhibition, une insatisfaction, une impossibilité, des particularités ? Les conduites peuvent se répéter avec ou sans l'assentiment du sujet. Il est important de noter cet aspect de répétition, en particulier s’il s’agit de conduites d’échec.

Les relations interpersonnelles

Par relations interpersonnelles, on entend les rapports avec les autres en ce qu'ils sont affectifs. On les évalue en se posant un certain nombre de questions.

La qualité des relations : Dans la vie courante, les relations d'amitié et de camaraderie sont-elles faciles ou difficiles, stables ou brèves ? Y a-t-il la possibilité de relations amoureuses durables et satisfaisantes ou au contraire une instabilité et une insatisfaction vis-à-vis des partenaires ? La solitude provoque-t-elle un sentiment agréable, pénible, mais supportable, ou est-elle insupportable ? Pour l’enfant, ce sont les relations actuelles avec les parents qui sont prépondérantes et elles doivent donc être soigneusement évaluées, car un certain nombre de symptômes y sont purement réactionnels. On recherchera des attitudes pathogènes de l’entourage familial : étouffement, dévalorisation, intrusion, culpabilisation, violence verbale ou physique, maintien de la dépendance, incohérence, etc.

La forme des relations : Quelle forme prennent les relations d’amitié et de camaraderie avec les autres ? Sont-elles faciles, difficiles, impossibles, durables ou non ? Prennent-elles un caractère systématiquement conflictuel ? Les relations amoureuses sont-elles stables ? La solitude est-elle possible ? Le sujet peut-il nouer des relations qui lui apportent des satisfactions ? Les modalités relationnelles se reproduisent toujours plus ou moins lors des consultations avec le praticien, ce qui offre une occasion de les percevoir.

Faire une approche chronologique élargie

Sans entrer dans une historicisation complexe, il faut situer la chronologie des événements et les grands moments de l'existence de l'individu. On reconstitue l’organisation chronologique, d'une manière plutôt objectivante, des principaux temps de la vie personnelle et familiale. Cette chronologie sera reprise ensuite dans la clinique avancée et comparée aux histoires subjectives qui s'écrivent alors.

Il est nécessaire de situer la naissance, la manière dont s’est passée l’enfance, le déroulement de la scolarité, la vie professionnelle, la vie amoureuse et familiale, s’il y a lieu. On remarque s’il y a des répétitions. On recherche des régularités et influences trans-générationnelles. La vie du sujet a-t-elle été chaotique ou régulière, son enfance s'est-elle déroulée dans une famille relativement structurée ? Les rôles paternels et maternels ont-ils été joués de manière stable ? Le sujet a-t-il pu bénéficier d’une scolarité suivie, la famille a-t-elle subvenu à ses besoins, y a-t-il eu un entourage socio-éducatif (les enseignants, les amis des parents, le reste de la famille) porteur ? Y a-t-il eu une déstructuration grave des liens familiaux (abandon, placement, inceste) ?

Au terme de cette approche, on doit commencer à cerner la personnalité du sujet.

2.5 Mettre en œuvre une clinique comparative

Dans le cas de décompensation aiguë ou lors d’une phase processuelle des maladies multifactorielles ; la grille clinique exposée ci-dessus ne peut être utilisée : - Tout d’abord parce que l’attitude du sujet la rend difficilement applicable (absence de réponse, incohérence, attitude violente, etc.). - Ensuite parce qu’elle devient insuffisamment précise.

Dans les moments d’aggravation, le sujet vit des expériences diverses selon qu’il s’agit d’autisme, de trouble maniaco-dépressif ou de schizophrénie : coupure d’avec le monde, modifications de l’humeur, hallucinations, délire, dissociation mentale. Le contact devient très mauvais et il est parfois radicalement impossible ; l'autre est vu sous un jour très déformé ou peut être nié. La conversation peut devenir impraticable (hermétisme, propos incohérents, logorrhée, vociférations, mutisme total). Les distorsions de l’expérience sont majeures et donnent une impression particulière : on perçoit immédiatement la gravité et l’étrangeté de la situation. Les distorsions cognitives sont patentes (troubles de la mémoire, du jugement, de l’attention, etc.). En pratique, cette réorientation dans l’approche clinique doit se faire assez rapidement. Avec l'habitude, on y est conduit facilement, car ces signes d'appel sont assez caractéristiques.

Il faut alors mettre en œuvre une approche clinique de recherche et comparaison de la symptomatologie avec des tableaux connus. On part à la recherche de groupements symptomatiques caractéristiques (bouffée délirante, syndrome dissociatif, manie, mélancolie, syndrome confusionnel). Cela implique de bien connaître les syndromes typiques et de savoir les rechercher.

Cette approche comparative oriente vers une maladie multifactorielle précise.

3. La clinique permettant de guider les psychothérapies psychanalytiques

Cette clinique demande beaucoup plus de temps que la clinique à visée diagnostique et se fait au fil du travail thérapeutique. Le degré de spécialisation et d’abstraction des concepts est plus important. L'interaction entre le psychothérapeute et le patient devient forte si bien que la réflexivité s’impose constamment, ce qui nécessite une psychanalyse personnelle du praticien. Le mode relationnel intersubjectif (le transfert), et ses fluctuations, peut ainsi être saisi et décrit. L’attention flottante permet une écoute large, permettant des rapprochements inédits. Cette clinique n’est pas formalisable de manière aussi précise que la clinique à visée diagnostique. Il s'agit de saisir les effets du psychisme se déployant lors des psychothérapies psychanalytiques de façon à pouvoir intervenir de manière adaptée et efficace.

3.1 Le matériel clinique

Les contenus de la mentalisation : Le domaine de la mentalisation est très vaste et va de l'idéation au rêve en passant par les sentiments, le vécu, les rêveries, les intuitions, les idées. Le praticien lui, de son point de vue, saisit ce qui lui est transmis et le transforme en faits cliniques. Il ne prend jamais la mentalisation du patient au premier degré. La première topique freudienne qui a un usage clinique, renvoie au fait que certains aspects peuvent être mentalisés (ils sont conscients) et d’autres non (ils sont inconscients). D’autres peuvent, si les conditions s'y prêtent, devenir conscients (ils sont dits préconscients). Dans ce cas, conscient, préconscient et inconscient qualifient des degrés d’auto-perception, qui, outre les capacités de représentations, dépendent des mécanismes de défense et de l'évolution du moi.

La mentalisation est la pensée de quelque chose que l'on appelle, une fois saisi, le matériel ou les contenus. Il convient de décrire les contenus qui sont très divers. On peut citer en exemple : - les thèmes choisis, leurs développements, leur arrêt, leurs reprises, les conditions de ces mouvements - les rêves nocturnes sont élucidés grâce à un travail interprétatif, leur fonction dans la cure, leur liaison avec la dynamique transférentielle - les rêveries diurnes, passées, présentes ou construites en séance - le vécu (idées, sentiments, scénarios) venus dans telles ou telles occasions.

Rêves, actes manqués, lapsus sont typiques du matériel analytique. Ils manifestent les aspects pulsionnels malgré les défenses qui demandent pour apparaître une interprétation. Ils permettent donc une approche plus directe en offrant un passage par-dessus les résistances. Les rêves sont souvent riches et permettent d’accéder à des souvenirs refoulés, d’exprimer des désirs obscurs. Pour cela, il faut une interprétation du contenu manifeste.

Il ne s'agit pas simplement d'écouter, le psychothérapeute-analyste n'est pas au spectacle, attendant l'apparition d'homophonie approximatives ou de quelques lapsus significatifs. Il doit penser et concevoir des hypothèses. 

«Grâce à vos connaissances techniques, vous vous créez, tout en écoutant, certaines conceptions d'attente, qui vous dirigent dans ce travail » écrivait Sigmund Freud (Psychanalyse et médecine, p. 37).

Ce travail demande une mise œuvre intelligente des connaissances du praticien afin de comprendre, dans les propos qui lui sont tenus, la dynamique psychique en cours, ce qui guidera les interventions à effectuer.

Il faut simultanément comprendre ce qui est énoncé, faire des rapprochements avec l'histoire individuelle et familiale de la personne, avec ses rêves et idéations diverses et tout autre contenu intéressant. Il faut comprendre les mécanismes psychiques en jeu. Il faut enfin intervenir si c'est utile en évaluant la situation transférentielle et les effets potentiels de l'intervention. 

L’histoire du sujet : Pas de vraie clinique sans historicisation, c'est-à-dire sans une organisation à la fois chronologique et causale (au sens large), c’est-à-dire l'évaluation des enchaînements nécessaires. Il se construit ainsi une histoire personnelle et familiale incluant la recherche de répétitions et des influences au travers les générations et les modes de transmission. C'est une histoire qui se modifie et s'enrichit jusqu'à ce qu'on arrive au maximum de cohérence possible. Elle se fait à partir des événements et surtout de leur composition en « scènes », qui sont constituées sur le moment même et remaniées dans l'après-coup. Il convient de trouver le sens potentiel des scènes, dévoiler leurs facettes multiples et la série d'éprouvés correspondants (du moment, de l'après-coup, du récit). Il faut dissocier et recomposer ces aspects pour en cerner les rapports. L'histoire que construit l'analyste est guidée par des repères psychogénétiques, une appréciation des aspects ratés de cette psychogenèse et de ce qui s'en rejoue dans la vie ou dans la thérapie.

Les formes du transfert : Le transfert, c'est la relation, en tant qu'elle est affective, et ne se contente pas d’être immédiate, mais rejoue des relations parentales (du passé pour l’adulte et du présent pour l’enfant). La neutralité de l’analyste permet à toute une série d'attitudes et de sentiments de se manifester : opposition, indifférence, demande, haine. Attente confiante et rétractation méfiante constituent les deux tonalités opposées constituant le transfert de base qui conditionne pour beaucoup le déroulement de la cure et l'alliance de travail. Les relations passées se rejouent avec leurs évolutions et leurs blocages. Dépendance associée à une demande haineuse, méfiance et agressivité, confiance aveugle, rivalité et captation identificatoire, reproduisent des moments de la relation entre l'enfant et ses parents. Le transfert est un concept qui permet d'expliquer certains aspects de la relation et de les cerner. Sachant qu'il y a transfert, on va se demander de quel type il s'agit et chercher un certain nombre de faits pour le cerner. On dira qu'il y a un transfert maternel archaïque, par exemple, à partir d'une demande envahissante, associée à des rêves de nourriture abondante et à une attente de gratifications et de soutien.

Freud note dans Psychanalyse et Médecine que pour ce qui est du transfert :

« tout en dépend, et la pleine habileté dans le maniement du transfert a pour but d'y arriver. Vous le voyez : les exigences de la technique analytique atteignent ici leur point culminant, Ici peuvent se commettre les fautes les plus lourdes comme s'obtenir les plus grands succès. Une tentative d'étouffer ou de négliger le transfert, afin de s'épargner des difficultés, serait absurde ; quoique l'on ait fait par ailleurs, ce procédé ne mériterait pas le nom d'analyse » (Ibid. p. 42).

3.2 La reconstruction subjective

Ce qu'on nomme ici subjectivité est très complexe et correspond au monde tel que le vit le sujet, aux relations telles qu’il les ressent et aux contenus mentaux possibles du fait de son fonctionnement psychique. C’est un vécu-ressenti, qui est pensé (mentalisé) de manière confuse. Il est rapporté à soi, mais parfois indûment projeté sur l'environnement sans distance ni critique. Cette vie subjective et affective est reconstituée par le travail psychanalytique qui permet de le penser : il construit une pensée verbale consciente qui donne prise sur le vécu subjectif. Ce monde intérieur a un caractère plus ou moins fantastique. Cette reconstitution de la subjectivité du patient est un moment privilégié de la démarche psychanalytique.

Dans la thérapeutique, c'est grâce à la compréhension de ce monde subjectif que pourra se produire une communication efficace. Pour avoir un impact les interprétations  doivent se placer au sein de ce vécu propre au patient, selon la syntaxe et le vocabulaire qui lui sont propres. Ce monde subjectif est très différent d’un patient à l’autre, car il varie selon le mode d’organisation psychique et selon l'âge. Les univers subjectifs des enfants, des adolescents et des adultes ne sont absolument pas les mêmes. Ces microcosmes individuels manifestent les structures fantasmatiques et le processus (primaire ou secondaire) dominant, ils changent selon les proportions prises par l’imaginaire (voire le délire) et la pensée rationnelle, et selon les capacités du moi à distancier, réguler, relativiser, tenir compte de la réalité. Les reconstituer est une entreprise majeure (et passionnante) de la clinique.

Ce monde subjectif doit être correctement situé pour ce qu’il est et ne pas être confondu avec le psychisme lui-même. Ce monde vécu qui est celui de la personne correspond à la manière toute particulière dont il voit son environnement relationnel et dont il se considère lui-même. Il n’est pas ou peu conscient (préconscient) et est en général doublé par une vision plus conventionnelle et vaguement rationnelle (idéologique) qui le masque.

Il est reconstruit au cours de la psychothérapie psychanalytique en collaboration avec le patient. Du point de vue de l’analyste, il s’agit d’une approche clinique, c’est-à-dire une élaboration de faits perçus au travers de la communication effective avec la personne. Cette clinique est particulière. Elle ne se contente pas de noter, elle construit, elle interprète, elle pense et fait penser le patient. La reconstruction de ce monde subjectif préconscient est une étape qui permettra d’aller, par un degré d’abstraction supplémentaire, vers la théorisation du fonctionnement psychique (imagos, structures fantasmatiques, mécanismes de défense, jeu des instances, etc.). Cette étape apporte une compréhension intuitive d’une grande richesse.

3.3 La mise en forme de la clinique

Une mise en forme supplémentaire permet d’individualiser les grands problèmes humains qui se retrouvent dans certains mythes. On est à la limite entre clinique et anthropologie au sens d’une conception de l’homme.

Les problématiques existentielles

Construire une problématique existentielle consiste à ramasser et à énoncer sous une forme concise en les ramenant à une même notion divers aspects cliniques liés significativement entre eux. Une fois énoncée, la problématique a un usage explicatif : elle permet de rassembler un certain nombre de faits et événements de la vie de la personne qui trouvent ainsi une cohérence. En particulier, ces problématiques donnent des fils permettant de suivre le développement de l'enfant et les péripéties de la vie adulte. Elles correspondent aux problèmes existentiels que chaque individu a à affronter dans le courant de sa vie. Parmi tous les problèmes posés par l'existence humaine, on peut distinguer quelques thèmes importants.

L'individualité : Sortant de l'indifférenciation, du rapport fusionnel au monde, l'enfant se constitue une identité, une unité psychologique. Cette individuation rend nécessaire l'autonomisation qui est la possibilité d'exister de manière indépendante sur le plan psychologique, de se passer d'un étayage parental ou, plus tard, des autres. L'individualité impose de jongler entre identité et changement. Il faut maintenir une identité, illusoire, mais indispensable, tout en acceptant des changements radicaux. L'individualité expose au risque de la solitude, de la différence, au manque et à l'incomplétude.

La mondanité : Le rapport au monde, c’est-à-dire la relation entre soi et l'ensemble de la réalité (le concret, les autres, la société), peut prendre des tonalités affectives très variables. Pour mener une vie humaine décente, il faut avoir une place dans le monde et la société, malgré leur indifférence et leur immensité. Il faut se donner une importance et avoir la capacité à donner un sens à sa vie même si rien n'y incline. A contrario, le rapport au monde peut être marqué par le pessimisme, l'absurdité, l'inanité de toutes choses. Ou bien encore, il se traduira par une incessante revendication contre un environnement insatisfaisant, mal fait et ne renvoyant jamais rien de positif.

La finitude : La mort biologique fait surgir des contradictions psychologiques majeures. Elle met en rapport conflictuel l'investissement de soi et la disparition de soi. La mort, c'est aussi la perte de ce qui est aimé pendant la vie. Il y a là aussi une contradiction irréductible à traiter et à élaborer. Il faut pour vivre s'estimer et aimer, alors que la mort vient ruiner tout cela. La manière dont cette antinomie est élaborée organise pour chacun le rapport à la mort. La mort exaspère un aspect plus général de la condition humaine qui est la limitation. L'homme, être fini, est limité par le temps, par ses capacités, par le fait de n'avoir qu'une vie, qu'un sexe, etc. Sans cesse le désir se heurte à des limites infranchissables.

La légalité : Un autre type de limite au désir est donnée par la Loi commune. C'est une limite que l'homme se donne à lui-même. En l'acceptant, il entre dans un monde régi par des principes, un ordre différent de l'ordre naturel ou de l'ordre pulsionnel. Le premier principe est constitué par l'interdit de l'inceste qu'on peut considérer comme universel. Cet ordre n'étant pas nécessaire, il s'offre à la transgression. Pour certains, l'ordre symbolique est absent ou seulement entrevu ; ils vont donc se situer hors-la-loi, ou bien l'interroger sans cesse.

La sexuation, la sexualité : Le fait de se situer dans un des deux sexes et d'assumer cette position n’est pas évident. Découvrir la différence des sexes, y conformer son désir, se heurter à l'interdit incestueux et à la différence des générations, organise une problématique extraordinairement complexe. Sur ces bases, la féminité et la masculinité, l'esthétisation des différences et l'érotisme peuvent se développer. La sexuation se heurte à la différence vécue comme castration qui entraîne une privation de jouissance, angoisse, dépit et renvoie à la problématique de la finitude.

Le rapport à l'autre : Le rapport à l'autre comme objet de désir et/ou d'amour et/ou de haine constitue un ensemble de problèmes complexes. Il s'agit de faire l'expérience de l'autre comme référent objectal pour soi alors que cet autre y est rétif ou plus ou moins adéquat. Mais aussi, avant tout, se joue le rapport à la différence et à l'altérité qui selon son organisation va pousser le sujet vers la recherche de l'altérité ou au contraire entraîner son refus, et la recherche du même. La parentalité est un autre mode de relation à l'autre qui consiste à se situer comme géniteur, puis dans un rôle d’éducation et de transmission.

Le désir : D’une manière générale, c’est qui est souhaité par le sujet en vue d’une satisfaction et plus particulièrement dans le domaine sexuel. L’organisation désirante varie considérablement d’un sujet à l’autre selon le rapport au manque, la relation à l’autre, l’accès à la génitalité ou pas. L’intégration de l’altérité dans le cycle du désir représente une étape essentielle de la maturation du sujet. Tout cela dépend de la manière dont ont été résolues les grandes problématiques et les traces qu'elles ont laissées.

Conclusion : Il y a d'autres problématiques et celles qui sont présentées ici pourraient être énoncées différemment. Chaque âge de la vie, chaque situation particulière (grossesse, mariage, naissance, maladie, deuil, changement de statut, etc.) peut être comprise au travers d’un ensemble de problématiques particulières concordantes. Nous ne pouvons toutes les envisager ici.

L’usage des mythes

L’utilisation des mythes et légendes est une autre manière, plus littéraire, d’énoncer ces problématiques. Les mythes montrent l’universalité d’un certain nombre des problèmes existentiels humains. Ils permettent de mettre en récit les trajectoires individuelles sous une forme culturelle traditionnelle. Par leur complexité, ils apportent un correctif à une approche qui pourrait être simpliste. Donnons l’exemple des plus connus.

Le mythe d’Œdipe : La légende d’Œdipe fait partie de l’histoire mythique de la cité de Thèbes qui nous a été transmise par les auteurs tragiques du Ve siècle av. JC. Malgré l’oracle défavorable, Laïos et Jocaste, souverains de Thèbes, eurent un enfant : Œdipe. Devenu adulte Œdipe tue Laïos à la croisée d’un chemin puis épouse Jocaste de qui il a trois enfants. Là encore, l’oracle de Delphes avait prévenu Œdipe qu’il était voué à s’unir à sa propre mère et à verser de ses mains le sang de son père. Cet aspect du mythe a été retenu par Freud pour illustrer le destin infantile. Le mythe illustre également une des craintes constamment retrouvée chez les enfants, celle de ne pas être le descendant légitime des parents, ce que vient annoncer tardivement le messager à Œdipe lui annonçant que Polybe n’était pour rien dans sa naissance.

Ce type de relation renvoie typiquement au stade de la sexuation qui implique une attraction amoureuse et sexuelle envers le parent de sexe opposé et à une jalousie envers le parent de même sexe. Ces tendances infantiles sont interdites par la loi humaine commune et tombent en désuétude, sauf si elles persistent, ce qui provoque des conduites pathologiques. Le mythe illustre le rapport entre le désir et la Loi commune, ainsi que le passage de l’enfance à l’âge adulte. Les rapports antagonistes entre les mouvements pulsionnels et l’ordre régissant le monde humain constituent un problème qui demande une solution.

Le mythe de Narcisse : Le mythe de Narcisse apparaît en littérature sous la plume d’Ovide. Dans « Les métamorphoses », nous apprenons que Narcisse est affligé d’une malédiction : il ne doit pas se regarder. Poussé par la soif, il voit son reflet dans l’eau d’une source et en tombe amoureux, au point de se laisser mourir. Le rapport à un autre identique à soi est illustré par la première expérience amoureuse de Narcisse qui se fait avec la nymphe Écho ! Se demandant : « y a-t-il y quelqu’un près de moi ? », la nymphe, évidemment, répond « moi ». La recherche du même est aussi tout à fait explicite chez Pausanias, auteur moins connu qu’Ovide et un peu plus tardif. Selon cet auteur, Narcisse, pour se consoler de la mort de sa sœur jumelle, passe son temps à se contempler dans l’eau d’une source. C’est la fascination du même qui conduit Narcisse à la mort.

Ces deux mythes illustrent un type de relation entre soi et les autres qui, du point de vue psychanalytique, renvoie typiquement au stade du miroir et à la reviviscence des conditions spéculaires de la relation à l’autre. Ils illustrent le passage de l’homoérotisme à l’hétéroérotisme, l'équiibre à trouver entre l'investissement de soi et l'investissement des autres.

D’autres mythes : On peut utiliser bien d’autres mythes, par exemple, celui d’Électre présent dans l'Iliade, que l’on retrouve chez les poètes tragiques au Vᵉ siècle (Sophocle, Eschyle). Le mythe nous montre un œdipe au féminin, mais aussi quelque chose de plus complexe. Renonçant à la féminité pendant un temps, Électre devient porteuse de la Loi transgressée par sa mère. L’histoire d’Électre est un mythe thérapeutique : le destin impose un temps de remise en ordre et d’abstinence pour accéder à un épanouissement individuel. Le mythe biblique du paradis perdu est aussi un bel énoncé sur la découverte de la sexualité. Il met en évidence la culpabilité névrotique qui s’ensuit et la perte du paradis de l’enfance, consécutif à l’entrée dans l’âge adulte. Le mythe des androgynes, rapporté par Platon, indique l’insatisfaction de l’homme sexué à la recherche de sa moitié perdue. Il montre aussi le rapport de fascination qui naît en découvrant un autre identique à soi. 

Conclusion : un apprentissage de la clinique

L'apprentissage de la méthode clinique est indispensable pour la pratique. La transmission de ce savoir-faire est assez long et demande un compagnonnage pour sa transmission.

La clinique psychopathologique n'est pas au mieux de sa forme en ce début de XXIe siècle. La tradition clinique de la psychiatrie européenne a été détrônée par les catalogues statistiques (type DSM ou CIM), il s'est produit une séparation entre médecine et psychologie, et enfin, il règne une guerre entre des tendances doctrinales concurrentes (motivée par le corporatisme et une volonté de distinction discutable). Nous avons essayé de dépasser les limites qui en découlent.

La démarche clinique permet de dresser un tableau clinique précis et de proposer une orientation diagnostique vers l'un des pôles qui balise le champ psychopathologique (névrotique, psychotique, intermédiaire) ou vers une maladie multifactorielle (démence, autisme, schizophrénie, maladie maniaco-dépressive). Un tel diagnostic est indispensable, car on comprend bien que la thérapeutique d'une angoisse névrotique ne peut être la même que celle d'une angoisse liée à une entrée dans la schizophrénie.

La clinique avancée apporte les faits supplémentaires permettant une théorisation plus poussée, ainsi que les éléments indispensables pour guider le déroulement d'une psychothérapie analytique. Cette clinique évoluée s'adosse à un large savoir sur l’homme, ce qui permet d’éviter un appauvrissement qui la limiterait. La complexité des faits humains impose une expérience riche et informée par une large culture.

Nous avons mélangé la clinique psychiatrique et la clinique psychanalytique, quitte à nous heurter aux foudres corporatistes des deux bords. C'est avec la plus grande fermeté que nous défendons une psychopathologie associant les deux. C’est ce qui permet les différenciations évitant des confusions dommageables pour les personnes (voir Méthode diagnostique en psychiatrie et psychopathologie).

 

Bibliographie :

Bachelard G. (1938), La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1986.

Bercherie P. (1980), Les fondements de la clinique, Paris, Navarin, 1980.

Espasa F.P., Dufour R. (1980), Diagnostic structurel chez l’enfant, Paris, Masson, 1995.

Freud S., Psychanalyse et médecine (1925), Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1971. 

Ey H., Brisset B., (1973) « Séméiologie et méthode d’investigation », in Manuel de psychiatrie, Paris, Masson, 1974.

Gilliéron E., Le premier entretien en psychothérapie, Paris, Dunod, 1996.

Juignet P., Manuel de psychopathologie générale, Grenoble, PUG, 2015.

Juignet P., Manuel de psychothérapie et de psychopathologie clinique, Grenoble, PUG, 2016.

 

L'auteur :

Juignet Patrick