Un récit philosophique des savoirs scientifiques

 

Mythe et science sont antinomiques, car la science vise une connaissance objective et le mythe a un caractère fictif. En s'appuyant sur les connaissances scientifiques, la philosophie peut proposer des récits ayant un rôle culturel semblable à celui des mythes, mais qui sont réalistes et non purement imaginatifs.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Un récit philosophique des savoirs scientifiques. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/recit-philosophique-des-sciences.

 

Plan de l'article :


  • 1. Différences entre mythe et récit philosophique
  • 2. Un récit philosophico-scientifique plausible sur l'Univers
  • Conclusion : L'intérêt d'avoir des récits rationnels

Texte intégral :

1. Différences entre mythe et récit philosophique

Un grand récit philosophique ?

On peut qualifier de « grand récit » une conception cohérente largement partagée au sein d'une culture. C'est l'un des rôles souhaitables de la philosophie que de proposer de tels grands récits associant l'Homme, le Monde, la Société, et se prononçant sur les origines et l'avenir des uns et des autres.

Une telle entreprise, lorsqu'elle n'est ni métaphysique, ni idéologique, apporte une conception réaliste qui est utile à la vie de chacun et à la cohésion sociale. Exposer de manière cohérente ce que l'on sait du Monde donne un de ces « grands récits » qui a trait aux origines, à la place de l’homme, au rôle de la connaissance. Un tel récit n’est pas anecdotique, il a une efficacité sociale et culturelle. Il entre en concurrence avec les mythes repris par les religions.

Mais pour être crédible, il faut accepter de se limiter et, plutôt que du Monde en général, se limiter à l'Univers, au sens de l'ensemble de ce qui est connu. 

Pour Étienne Klein, « les scientifiques sont parvenus à élaborer un "grand récit de l'Univers" long de 13,7 milliards d'années. Singulier, inédit, extraordinaire même, il est en rupture sur bien des points avec toutes les cosmologies traditionnelles que Gaston Bachelard appelait joliment des "songeries traditionnelles" » (Klein Étienne, Discours sur l'origine de l'univers, Paris, Flammarion, 2010, p. 12.).

Gilbert Hottois signale que la philosophie contemporaine « n'a cessé de rapprocher les représentations scientifiques [...] et les autres représentations symboliques (mythes, religions, croyances) propres aux diverses cultures » (Hottois G., La science entre valeurs modernes et postmodernité, Paris, Vrin, 2005, p. 7-8).

Il y a certes des similitudes et une perméabilité, mais, pour autant, il ne faudrait pas en conclure que le récit philosophique savant soit équivalent au mythe traditionnel.

L'utilisation de la notion de mythe

Le mythe propose une conception globale, cosmologique et anthropologique partagée par une communauté humaine. Il répond à la préoccupation des origines. « À tous les niveaux de civilisation, depuis les temps les plus reculés, l'une des préoccupations fondamentales de l'homme a été la recherche de ses origines » (André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, 1964). Le mythe nous parle des origines du monde, de sa composition, de son devenir et de la place de l’homme. Il n'est pas forcément fantaisiste ou irrationnel. Comme l'a montré Claude Lévi-Strauss, au-delà du contenu imaginaire et symbolique, il comporte une forme de rationalité élémentaire. Mais le récit mythique ne s'astreint pas à une méthode assurant son adéquation au Monde. L'imagination et de la pensée magique jouent un rôle puissant dans son élaboration.

Le mythe est un récit qui se transmet et se transforme. C’est le plus souvent l’histoire d’un changement qui permet de justifier l’état du monde actuel et lui donne un sens. Le mythe produit une vision du monde selon une pensée ordinaire laissant un large place à l’imagination. Si on reprend la classification de Jean-Loïc Le Quellec, les grands mythes sont cosmogoniques (émergence constitution du monde), anthropogogiques (origine et nature de l’homme), technogoniques (groupes humains, races, langues, peuples) sociogoniques (raisons et histoire des classes sociales) et étiogoniques (portant sus les détails du monde). On doit ajouter qu’il y a généralement une version idéologique, c’est-à-dire normative sur le plan social des mythes.

Un mythe peut servir à exprimer des idées philosophiques. Si l'on prend un des mythes occidentaux parmi les plus connus, comme le mythe de la caverne de Platon, au-delà de la fable imagée, il y a une conception du monde très précise et rationnelle. On peut parler de mythe au sens d'une conception générale qui encadre la pensée et l'activité humaine. Le  donnent lieu à une formulation partagée permettant une adhésion collective.  Les mythes sont, la plupart du temps, liés au religieux et adossés à une métaphysique, si bien qu'ils produisent des conceptions irréalistes. Selon la formule frappante de Bruce Lincoln, le contenu du mythe se présente comme « something to be beleived and obeyed » (Lincoln Bruce, Theorizing myth : Narrative, Ideology, and Scholarship, Chicago, University of Chicago Press, 1999, p. 17). Il considère le mythe comme  une idéologie mise sous une forme narrative. 

Nous préférons, pour les conceptions philosophiques, utiliser le terme plus neutre de récit et plus précisément de récit philosophique. Il est possible de proposer un récit philosophique rationnel sur l'Univers. Il s’appuiera sur des savoirs scientifiques avérés, mais opérera une synthèse et une mise en forme narrative qui les dépasse. Un tel récit  proposera une conception d’ensemble concernant l’origine et la nature de l'Univers, son organisation, la place de l’homme, le rôle de la connaissance. Il répondra à un besoin de savoir sur les origines du monde, son avenir et sur la place de l’Homme. Un grand récit philosophique issu des sciences jouera, sur le plan socioculturel, le même rôle que le mythe traditionnel : il donne du sens et apporte une compréhension du monde. Il existe aussi des récits qui organisent la science de l'intérieur, que l'on peut nommer paradigme au sens large. 

Les deux types de récits (mythique et philosophique) sont communément répandus, au sens où tous les membres de la communauté en connaissent les grands traits. Ils peuvent être repris et rassemblés dans des livres qui en exposent le détail et la synthèse. La Bible, le Coran, les Upanishads sont les livres des mythes religieux traditionnels. Le mythe entraîne une adhésion croyante qu’il est difficile de remettre en cause. Il se discute difficilement et sa critique provoque des réactions de mécontentement et parfois de violence.

Il existe des différences importantes entre un mythe religieux et un récit philosophique appuyé sur des savoirs scientifiques. Le mode de constitution du récit et la validité des savoirs employés pour le construire ne sont pas du même type que dans les mythes traditionnels.

Les différences entre mythe et récit philosophique

La grosse différence entre mythe et récit philosophique tient à ce que le mythe traditionnel se fonde sur l’observation ordinaire de l’environnement naturel et social de l’homme, alors que le récit philosophique rationnel de l'Univers se fonde sur les acquis scientifiques de l’époque. Dans ce dernier cas, il s’agit de connaissances vérifiées et à caractère objectif. Les mythes traditionnels sont anthropomorphiques, ils utilisent des raisonnements finalistes et surtout proposent des fictions. Dans le mythe traditionnel, il y a toujours un ou plusieurs dieux ayant un pouvoir sur le monde et les hommes, ainsi que divers lieux surnaturels plus intéressants que les lieux naturels. Ce n’est pas le cas dans le savoir scientifique qui s’intéresse au monde tel qu’il est. À la différence du mythe traditionnel, le savoir scientifique n’est pas gouverné par l’imaginaire, mais appuyé sur les connaissances valides. Le récit qu'il permet de constituer n'est donc pas du même type.

Autre différence, le récit philosophique rationnel, appuyé sur les sciences empiriques, n’a pas le degré de généralité du mythe ordinaire. Il n’explique pas tout et doit admettre que de nombreux aspects lui échappent. D’autre part, tout ne se tient pas dans le récit scientifique, un aspect ne renvoie pas systématiquement à un autre. Son effort de cohérence échoue, car les données scientifiques sont éparses et incomplètes. Enfin, si l’on suit Claude Lévi-Strauss, les mythes traditionnels sont, en arrière-plan, structurés par la « fonction symbolique », une logique qui leur impose des régularités de construction. Il n'en est pas de même pour les récits philosophiques issus de la science.

Concernant l’adhésion croyante, elle est bien plus forte dans le mythe traditionnel que dans les récits philosophico-scientifiques. Le motif évident est que les mythes traditionnels véhiculent des enjeux de consolation puissants tels que le paradis, l’immortalité ou l’appui des dieux. Ils provoquent donc un fort investissement affectif. La reprise en un récit du savoir scientifique ne peut l'être qu'à un bien moindre degré, car son enjeu principal est la vérité au sens d'un savoir adéquat au monde. Nulle consolation à la clé, bien au contraire, certains aspects de la réalité ainsi énoncés sont douloureux. L'homme ne peut plus se considérer comme le centre de la création divine.

Les mythes traditionnels servent de base à des religions qui sont administrées par des églises ou un clergé. Une église est une structure sociale qui défend son existence et ses intérêts via les adeptes. Elle a donc tendance à les organiser en forces défendant la croyance. Cette tendance s’accentuant sécrète le fanatisme. Les réactions de mécontentement devant la critique sont donc d’intensités différentes dans le mythe scientifique et dans le mythe religieux, car, dans ce cas, comme on le sait, cela va jusqu’à la persécution et l’assassinat.

À la question : « Qu'est-ce qui distingue votre narration scientifique des mythes fondateurs qui nourrissent les anciennes mythologies ou cosmogonies ? »
Michel Serres répond :

«  Peut-être pas grand-chose. Les récits théologiques permettaient, en effet, aux différentes civilisations de s'installer dans le monde, d'y trouver référence. Il me semble qu'il faut reconstruire aujourd'hui cette référence comme je l'indique » (Le Grand Récit fondateur de Michel Serres. In : L'humanité. 2004).

Michel Serres a tort d'assimiler les récits scientifiques aux mythes. Il suit la tendance post-moderne à gommer les différences et à dissoudre les repères épistémologiques qui pourtant ont leur importance. Les deux types de grands récits, religieux-mythique d'un côté et philosophico-scientifique de l'autre, ont en commun d'être des récits partagés sur le monde. Mais, leur genèse est très différente. Les premiers sont produits par l'imaginaire collectif et les structures narratives autogénérées au fil des répétitions. Les seconds reprennent et mettent en forme des savoirs établis scientifiquement. 

Sur le plan de la connaissance, mythe traditionnel et récit philosophique issu des sciences n’ont pas la même valeur. Le mythe traditionnel a pour fonction de rendre le monde plus conforme aux aspirations humaines, si bien qu’il le travestit autant qu’il cherche à le connaître. Comme le dit le sociologue Gérald Bronner,

« La plupart du temps, nous demeurons des individus croyants, y compris lorsque nous donnons notre adhésion cognitive à des énoncés issus de la vulgarisation scientifique, sans pouvoir argumenter » (Bronner Gérald. Entretien. The conversation. 2017).

Cependant, le résultat n'est pas le même que pour la croyance en un mythe religieux, car cette croyance concerne un savoir ayant une validité aussi assurée que possible. On peut finalement identifier trois types de récits  : les récits mythiques (comme la Genèse) ; les récits philosophiques (de Thalès à Auguste Comte) ; les récits philosophico-scientifiques (Big bang, origine de la vie, place de l’Homme, constitution de l'Univers, etc.). Notons en passant que nous ne jetons pas l'opprobre sur les mythes traditionnels. Il s'agit de les réévaluer : ils ne nous donnent pas d'informations sur l'Univers, mais sur l'humanité qui les a conçus. 

Monde et univers

Pour proposer un récit philosophico-scientifique cohérent, il faut distinguer le Monde de l'Univers, car, du premier, qui est la totalité, il n'est pas possible de donner un récit. Le concept de Monde est le concept de la totalité et de l'existence. C'est un concept régulateur abstrait qui joue le rôle d'un socle utile pour la pensée. Général et englobant, le concept de Monde n'est pas susceptible d'un récit descriptif. Par Univers, nous entendons la partie connue du Monde, qui donc descriptible. 

Les récits possibles sur l'Univers a un caractère historique, car

« toutes les disciplines scientifiques ont progressivement pris acte du fait que la plupart des objets qu'elles étudient n'avaient pas toujours été tels qu'elles pouvaient les observer : ils sont le produit d'une histoire et ont eux-mêmes une histoire » (Klein Etienne, Discours sur l'origine de l'univers, Paris, Flammarion, 2010, p. 23.).

Autrement dit, l'univers a une histoire et le récit de cette histoire évolue lui-même au cours du temps avec l'avancée des connaissances.

Le récit philosophique issu des sciences permet d’avoir une vision de l'Univers que l'on peut opposer à celle du mythe traditionnel. Le mythe traditionnel donne du sens, mais le savoir qui le fonde est irrationnel et peu fondé. Dans la mesure où les hommes ne peuvent se passer de sens, le grand récit scientifique apporte une proposition intéressante : il propose du sens tout en restant appuyé sur un savoir réaliste et rationnel exempt d'interventions surnaturelles. Les grands récits philosophiques d'inspiration scientifique, qui sont des conceptions porteuses de sens pour les individus et pour la société, sont forgés en se basant sur les données des sciences empiriques.

Le récit de l'Univers correspond à ce dont parle Gilles Gaston Granger lorsqu’il note « que la science revêt cet aspect existentiel de mythe dans nos consciences et dans nos mœurs ». (Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, Aubier, 1967). C'est un reflet de la science, une description du monde fait à partir d’elle. Il part de données scientifiques pour en faire un exposé suffisamment simple pour être compris de tous. C'est une vulgarisation sérieuse qui propose une conception de l'Univers avec ses conséquences pratiques. Ce grand récit, lorsqu'il se diffuse dans le corps social, se heurte, parfois violemment, aux mythes religieux. En tant que grand récit, il joue un rôle important, car il apporte de la cohésion sociale en proposant un socle culturel commun pour penser et communiquer.

Nous sommes à une époque où les savoirs scientifiques peuvent être rassemblés. « C'est justement maintenant que les sciences ensemble se sont mises à raconter un grand récit » (Serres Michel, Le grand récit de l’univers de Michel Serres). Michel Serres suppose que de nos jours un « Grand Récit unitaire de toutes les sciences » est possible, car le savoir cumulé permet d'avoir une conception cohérente de l'Univers et de son histoire.

2. Un récit philosophico-scientifique plausible sur l'Univers

Nous allons nous essayer à un récit sur l'Univers, reprécisant de nouveau que par le terme Univers, nous désignons la partie du Monde qui est connue grâce aux sciences. Il s'agit de proposer une narration cohérente, un scénario plausible, en tenant compte des savoirs scientifiques actuels. Il ne peut s'agir que d'une synthèse à propos de conceptions devenues relativement consensuelles à notre époque, mais qui sont amenées à changer dans l'avenir. 

L'Univers cosmique

La cosmologie contemporaine montre que l'Univers actuel était dense et chaud à ses débuts (il y a 13,7 milliards d'années), puisqu'il a subi une expansion créatrice très rapide (surnommée Big Bang). L'espace-temps, au sein duquel se placent les composants physiques, est en expansion et il n'a pas de centre. L'Univers physique se compose principalement de vide, de rayonnements, d’atomes d’hydrogène et d’hélium formant des étoiles regroupées en galaxies.

Les étoiles fabriquent du carbone, de l’azote et de l’oxygène. Lorsque certaines étoiles explosent sous forme de supernovæ, elles synthétisent des atomes lourds tels que le sodium, le calcium, ou très lourds, comme le fer et le nickel, qui demandent des millions de degrés pour leur formation.

Au début de ce qui est connu de l'Univers, seul existait le niveau physique sous la forme de particules élémentaires et d'énergie. Les atomes se sont formés plus tard au sein des étoiles. Le niveau physique est resté seul très longtemps. Nous n’avons aucune idée de l’avenir de l’Univers dans son ensemble, mais a priori rien ne justifie, du point de vue physique, ce que les mythes nomment « la fin du monde ».

Puisque l'on en est à traiter des débuts et des fins, anticipons sur la suite. À côté du niveau physique en sont apparus d'autres, dont le vivant, au moins sur Terre et peut-être ailleurs. La fin de la vie sur Terre est assez proche à cause du réchauffement solaire. Il suffirait que le rayonnement solaire augmente de 10 % pour que la température terrestre dépasse les 100°C et que l’eau se vaporise. Si le cycle de cette étoile poursuit son cours actuel, cela se produira dans environ 600 millions d’années.

Il y a quelques milliards d’années (entre 4 et 5), un noyau gazeux rencontra les atomes lourds dispersés par l’explosion d’une supernova. Cette explosion eut l'avantage de comprimer le nuage gazeux qui se contracta pour former notre Soleil. Les poussières se rassemblèrent en un disque suffisamment dense pour devenir gravitationnellement instable. Se formèrent ainsi des planétoïdes en très grand nombre qui s’entrechoquèrent et fusionnèrent pendant 200 millions d’années. Dans ce disque, se constituèrent les planètes telluriques telles que Mercure, Vénus, Terre, Mars, et gazeuses telles Jupiter et Saturne. Quand la Terre était toute jeune, un gros un astéroïde est entré en collision avec elle, et les débris ont permis de former la Lune.

Le passage du niveau d’organisation physique (celui de l’énergie du rayonnement et des atomes) au niveau chimique (celui des molécules) s’est amorcé dans notre galaxie lors de sa formation, mais s’est développé grâce à l’eau liquide terrestre. L’eau est tombée du ciel par les comètes et météorites sous forme de glace en association avec du carbone. Selon les températures terrestres, elle s’est successivement vaporisée ou liquéfiée pour finalement se stabiliser sous forme d’océans, il y a environ 3 à 4 milliards d’années. L’organisation chimique correspond aux édifices d’atomes et molécules qui se lient entre eux par des liaisons plus ou moins fortes issues de l'interaction des couches électroniques externes aux atomes.

La vie

Suite du processus de diversification chimique, une complexification supplémentaire est apparue sur Terre, celle des composés organiques. Cela a pris environ 500 000 ans à partir du moment où le bombardement par les astéroïdes a cessé et que l’eau liquide s’est installée. Au sein de cette eau primordiale, sous l’effet du rayonnement et de la chaleur, des composés organiques se sont formés, c’est-à-dire des molécules plus grosses et plus complexes comportant des atomes de carbone, d’azote et de soufre.

Parmi les composés organiques qui se sont formés, certains ont une propriété d’auto-assemblage qui leur permet de se lier entre eux de manière répétitive. Les protéines polarisées ont, elles, des possibilités d’auto-assemblage en rangées qui donnent des membranes. C’est aussi le cas des acides aminés. De l’association des acides aminés à l’acide ribonucléique est venue la possibilité de répétition de cet auto-assemblage. Lorsque les membranes ont entouré des complexes associant acides aminés et ARN, les premières cellules sont nées.

Les océans constituaient un environnement relativement stable, mais la surface émergée était hostile. L'arrivée de la vie sur la terre ferme demanda plusieurs changements : une stabilisation climatique avec des zones humides permanentes et un changement de l'atmosphère permettant à la couche d'ozone protectrice de se former. La colonisation des terres émergées par la vie végétale débuta il y a environ 450 millions d’années.

Ce processus nécessita des centaines de millions d’années. Les plantes ne furent pas les premiers organismes à coloniser les terres émergées, ce furent en premier des bactéries. Cyanobactéries, algues, champignons et peut-être lichens participèrent ainsi à la formation des premiers sols dans lesquels les plantes puisèrent des nutriments.

La capacité d’absorber de l’eau dans le sol et de la répartir dans leurs tissus a permis aux plantes de s’adapter à des climats secs. Le réseau vasculaire a aussi constitué un tissu de soutien, une sorte de « squelette » rigide donnant leur forme aux racines, aux tiges, aux feuilles et permettant à la plante de rester érigée : il avantagea tellement les végétaux qu’ils se développèrent rapidement et dominèrent la scène.

Dans les cellules, la double hélice d’ADN stocke les plans, les ARN les transfèrent et construisent les protéines. Les plans sont mémorisés par un code donné par l’ordre de quatre amines basiques : adénine, cytosine, guanine et thymine. Il a fallu deux milliards d’années pour qu'au sein des cellules, apparaissent les chloroplastes et les mitochondries, et que l’on passe des cellules sans noyau aux cellules avec noyau (appelées eucaryotes). Le système mitotique des eucaryotes permit l’explosion des métazoaires. Puis, un autre système se développa, celui de la méiose qui, au niveau des gonades, divise le génome en deux pour qu’il se reconstitue au cours de la fécondation.

La suite est affaire d’évolution par mutations successives de l’ADN et prolifération des formes vivantes les mieux adaptées. À condition que le phénotype résultant de la mutation soit réussi. On retrouve la même condition que pour les atomes et molécules, toutes les configurations potentielles ne peuvent exister. L’évolution des espèces vivantes a duré 3500 millions d’années. Elle a été ponctuée de diverses catastrophes, dont la plus grande s’est produite il y a 65 millions d’années (au Crétacé). Ce gigantesque bouleversement de l'environnement terrestre a été occasionné par la chute d’une météorite qui provoqua l’extinction de la majorité des espèces (et en particulier des dinosaures). La période suivante fut nommée l’ère tertiaire et c'est au cours de cette nouvelle ère que le règne des mammifères commence.

L’apparition de l’homme et la civilisation 

Les mammifères ayant largement colonisé la planète, l'évolution des espèces a produit de nombreuses branches dont une qui a conduit vers les australopithèques. Les australopithèques végétariens sont apparus il y a un peu plus de trois millions d’années et leurs descendants, les hominidés, un million d’années plus tard, sous deux types, l’Homo habilis et l’Homo erectus. À un moment critique, il y a 73 500 ans, s’est produite la dernière glaciation qui a réduit la population des sapiens à environ 5000 couples. Ce sont les ancêtres communs à toute l’humanité. C’est probablement un Homo erectus d’origine africaine qui s’est répandu en Europe et en Asie. Pour la suite, on ne sait si l’homme moderne (Homo sapiens) est apparu simultanément à plusieurs endroits du globe ou en un seul.

Au néolithique, vers entre - 8000 ans et - 4000 ans, selon les endroits de la planète, se développa la domestication des plantes et des animaux. Il s’ensuivit un fort accroissement de la population. Un peu plus tard, à la même époque, on inventa l’écriture. C'est grâce à une capacité spéciale que l'on peut appeler représentationnelle. Est apparu en même temps le principal fléau de l’humanité, les guerres par armées organisées pour s’approprier des territoires, asservir ses semblables, accaparer les biens.

L'humanité dans son ensemble a suivi un processus de transformation qui concerne simultanément la société, les individus et la culture (au sens large). Le processus qui n'est ni voulu ni planifié, suit, dans la longue durée, un mouvement continu que l'on peut décrire selon trois axes :

L'organisation sociale, c’est-à-dire les interdépendances entre les groupes humains et au sein des groupes constitués, va en augmentant et en se complexifiant. Au cours du processus civilisationnel, l’économie psychique individuelle s’affine. Enfin, les représentations collectives du monde changent, deviennent plus réalistes et les récits comme celui que nous proposons en font partie.

D’un point de vue biologique, l’homme est un mammifère, mais il présente une particularité. Au sein de son système nerveux et plus précisément dans son cerveau, est apparu un niveau de complexité supplémentaire qui lui donne des capacités spécifiques : pensée, communication intense, transmission des connaissances, organisation de la société selon des règles.

Ces capacités remarquables ne sont pas hétérogènes à l'Univers et par extension au Monde, car elles procèdent du principe de complexification progressive selon lequel l'univers a évolué. Si l’on regarde cette évolution, on voit que du physique a émergé le chimique, d'où a émergé en un lieu privilégié de la Terre, le biologique, d’où a émergé grâce à la forme complexe du cerveau humain le mode cognitif et représentationnel. D'où l'idée d'un univers continu et, plus généralement, d'un monde unique dont l'homme fait partie.

Et, l'origine ?

La recherche des origines ou d'une origine (unique) est une constante, presque une obsession, de la pensée mythique. Tous les mythes décrivent et datent l'origine du Monde. Que nous dit la cosmologie à ce sujet ? Le problème se divise en deux : le passage de rien à quelque chose et celui d'un début du temps.

Sur le plan de la rationalité, un avant du Monde renvoie au néant et le passage du néant au monde est inconcevable. Sur le plan de la cosmologie scientifique, ce qui est connu des débuts de l'Univers ne renvoie pas à une origine à partir du néant. Alors qu’y avait-il avant et y avait-il un avant ? On ne le sait pas scientifiquement parlant.

Le début de la formation de l'Univers ne peut être expliqué avec les concepts habituels que sont le temps et l'espace. La chaleur, la densité, et l'énergie, aux premiers instants étaient d'une telle intensité que l'existence de l'espace-temps est problématique (incertaine). Autrement dit, on ne sait pas si le concept d'une temporalité s'applique dans ces conditions. 

Si la notion de temps est écartée, il est possible de concevoir que l’Univers soit parti de presque rien. Il se serait formé à partir de l’énergie ambiante. La physique permet de concevoir cette possibilité, mais évidemment il s'agit d'une hypothèse ténue. On peut aussi concevoir à l'origine de notre Univers un « précédent » Univers, qui se serait contracté et puis serait reparti en expansion pour donner le nôtre ensuite.

Le début de l’Univers tel que nous le connaissons s’est produit il y a environ 13,8 milliards d’années ce qui correspond à l’apparition d’un espace en expansion rapide. Immédiatement après s'est formé dans cet espace un brouillard cosmique qui empêchait la lumière de voyager au-delà. C’est pourquoi cette période de l’univers est appelée « l’âge sombre ». Au fur et à mesure de l’expansion de l’univers, le brouillard cosmique a commencé à se dissiper et la lumière a fini par pouvoir voyager librement dans l’espace. La période d’obscurité cosmique n pris fin que quelques centaines de millions d’années plus tard, lorsque les premières étoiles et galaxies ont commencé à se former.

Conclusion : l'intérêt de récits rationnels

Le récit de l'Univers décrit ci-dessus est une conception rationnelle plausible. Il donne, comme le mythe traditionnel, une vision globale du monde et de la position qu’y occupe l’homme. Il dépasse les possibilités de la science tout en énonçant ses résultats. Un tel  récit philosophique est utile, car il fait contrepoint aux récits religieux existants. Il est bâti à partir des savoirs scientifiques accumulés et remaniés au fil du temps.  Le savoir religieux est le produit d'une spéculation imaginative, transmise et remodelée par la tradition et il ne présente donc pas la même garantie de validité. Les sciences sont fondées sur des processus de connaissance admettant des procédures de confrontation réaliste au monde. La différence est importante.

Les grands récits existants sont très prégnants et personne ne les ignore, ni ne peut s’y soustraire. Il est impossible de ne pas être influencé par les grands récits omniprésents dans la culture dans laquelle on est né et de laquelle on a tout appris. Pour échapper à un récit, il faut en avoir un autre à disposition. C’est ce qui se propose depuis le XVIIe siècle (depuis Gallilée) mais ne prend tournure qu'au XXe : un grand récit différent des récits mythiques religieux traditionnels ayant une véritable audience.

Claude Lévi-Strauss constatait que les connaissances positives dépassent l'imagination, au point que celle-ci se retourne vers les mythes traditionnels plus simples à comprendre. Il est donc important de forger de grands récits philosophiques appuyés sur le savoir scientifique de façon à ce que les connaissances empiriques valides parlent à l'imagination humaine. Le temps est venu pour de nouveaux récits moins trompeurs que ceux des idéologies et moins fantaisistes que ceux des religions.

La synthèse philosophique des savoirs scientifiques admis permet de concevoir des récits rationnels porteurs de sens, d'élaborer des conceptions de l'Univers qui fasse contrepoint aux idéologies et aux religions. L'intérêt d'avoir à disposition des récits philosophico-scientifiques réside dans la construction d'un socle culturel commun, rationnel et réaliste, pour penser et communiquer.

Comme l’écrit Michael Esfeld, « une des missions de la philosophie est de servir de médiateur entre la vision scientifique du monde et la vision que nous avons de nous-mêmes » (Esfeld Michael, La philosophie de l’esprit, p. 38.). Nous dirions, plus généralement, entre le savoir scientifique sur l’Univers et la conception ordinaire et spontanée que nous lègue la culture dont nous héritons.

 

Bibliographie :

Esfeld Michael, La philosophie de l’esprit, Paris, Armand-Colin , 2007.

Gaston Granger Gilles, Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, Aubier, 1967.

Hottois Gilbert, La science entre valeurs modernes et postmodernité, Paris, Vrin, 2005.

Klein Étienne., Discours sur l'origine de l'univers, Paris, Flammarion, 2010.

Le Quellec Jean-Loïc, Avant nous le déluge ! L’humanité et ses mythes, Éditions du Retour, 2021.

Leroi-Gourhan André, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964.

Lévi-Strauss Claude, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

Lincoln Bruce, Theorizing myth : Narrative, Ideology, and Scholarship, Chicago, University of Chicago Press, 1999.

Parker Steve, Évolution, Paris, Delachaux & Niestlé, 2018.

 

Webographie:

BRONNER, Gérald. Entretien. The conversation. 2017. https://theconversation.com/conversation-avec-gerald-bronner-ce-nest-pas-la-post-verite-qui-nous-menace-mais-lextension-de-notre-credulite-73089

SERRES, Michel. Le grand récit de l’univers de Michel Serres. France Culture. https://www.franceculture.fr/emissions/la-methode-scientifique/le-grand-recit-de-lunivers-de-michel-serres.

SERRES, Michel. Le Grand Récit fondateur de Michel Serres. L'humanité. 2004.