Revue philosophique

Un ancrage humaniste pour la psychothérapie ?

 

Le climat et le mode relationnel mis en place dans les psychothérapies fondées sur la connaissance du fonctionnement psychique s'accompagnent d'un ancrage dans ce qui fait la spécificité humaine, un ancrage que l'on peut qualifier d'humaniste. Nous allons évoquer cette possibilité d'une façon concrète et pratique.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Un ancrage humaniste pour la psychothérapie ? Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/humanisme-psychotherapie.

 

Plan de l'article :

 


  • 1. Les cinq principes d'une psychothérapie
  • 2. Une capacité humaine spécifique 
  • 3. L'enjeu idéologique
  • Conclusion

 

Texte intégral :

1/ Les cinq principes d'une psychothérapie

La multiplication des thérapies et techniques à visée prétendument psychothérapique demande à ce que soit précisé le type de psychothérapies dont nous parlons ici. Il s'agit des psychothérapies, fondées sur la connaissance du fonctionnement psychique (voir à ce sujet l'article Un modèle du psychisme) qui a été amorcée par la psychanalyse, ce qui est nommé psychothérapie d'inspiration psychanalytique. 

Le cadre concret et relationnel d'une telle psychothérapie doit donner les conditions permettant une mobilisation du psychisme en toute sécurité. Il permet également de faire exister la dimension humaine dont nous voulons parler ici. Ce climat spécial instauré par le cadre des psychothérapies découle de quatre principes : l'attention et le sérieux porté à chacun, la mise en place d'un lieu libéré des conflits d'intérêts, une protection vis-à-vis des contraintes sociales, l'inscription dans ce qui fonde culturellement l'humanité. 

L'attention et le sérieux porté à chacun, individuellement

L’engagement du praticien est important pour la réussite d'une psychothérapie. Il doit porter une attention soutenue à la personne pendant un temps long (éventuellement plusieurs années). De plus, il va mémoriser, la concernant, tout ce qu'il est en capacité de retenir. Le cadre concret (le cabinet de consultation), la régularité des séances, donnent au patient une place assurée permettant qu'une relation privilégiée s'installe.

Le praticien utilise une connaissance générale sur le fonctionnement psychique humain qu'il met au service d’un cas particulier. L'intention qui préside à la pratique est de promouvoir la personne, ce qui doit prévaloir sur les autres enjeux. La pratique de la psychothérapie n’est pas un traitement de masse, elle se réfère à l'individu singulier dont elle renforce l'identité et la conscience d'exister que chaque personne humaine a d'elle-même.

Le déroulement dans un espace libre de conflits d'intérêts

Un des principes fondamentaux de la psychothérapie est de créer un espace libéré des conflits d'intérêts. C'est ce que permettent la neutralité et l'abstinence.

La neutralité implique l'absence d'intervention directe dans la vie du patient de la part du psychanalyste. Elle impose une attitude réservée de la part de l'analyste, de façon à ne pas être pris dans le fonctionnement psychique du patient. Pour que la neutralité soit possible, il ne doit pas y avoir de lien de parenté, ou professionnel, ou de relation personnelle entre le thérapeute et son patient.

La règle d'abstinence est essentielle pour cette neutralité, car, dans le cas inverse, immédiatement un intérêt et un enjeu viendraient ruiner l'entreprise, grevée par l'enjeu d'une satisfaction pulsionnelle. L’interdit canalise les poussées pulsionnelles et permet leur élaboration et leur transformation en maintenant le rôle structurant de la loi commune.

L'instauration d'un lieu protégé des contraintes sociales

Le travail thérapeutique est indifférent aux normes sociales et, souvent, il est même en rupture avec les conventions sociales. Le cadre a pour rôle d’abriter le traitement des pressions sociales. En effet, les normes sociales sont rarement favorables à un fonctionnement psychique harmonieux, (selon les époques et les cultures, elles peuvent être excessivement rigides, répressives ou mettre en avant des valeurs délétères comme de nos jours l'avidité, l'agitation désordonnée, le brouillage des genres). Le praticien doit rester étranger à ce que demande l'idéologie du moment.

La confidentialité est indispensable pour permettre une libre expression. Le secret organise la relation en mettant à l’abri et il permet de se situer dans un espace différent du champ social habituel. Il doit donc être absolu. Comme le traitement ne peut être hors champ du social, un contrat de départ vient réguler la durée, les horaires et le paiement. Le patient ne doit pas être redevable, mais ne doit pas se sentir exploité, et l'analyste non plus. La question du paiement doit donc être traitée avec beaucoup de prudence en respectant ces visées contradictoires. 

L'inscription dans le fondement culturel de l'humain

La démarche s’inscrit dans le respect de la loi commune, considérée comme ordonnancement humain fondamental (voir l'article correspondant). La loi commune structure le psychisme d’une manière qui est essentielle et cela doit absolument être préservé dans la pratique. L’interdit canalise les poussées pulsionnelles et permet leur élaboration et leur transformation en maintenant le rôle structurant de la loi. La règle d'abstinence symbolise en permanence cette loi.

La reconstitution de l'histoire individuelle au cours de la psychothérapie permet une reprise dans l'ordre de la pensée de ce qui s'est produit. Elle permet de donner un sens aux faits, de donner un sens à sa vie. La psychothérapie encourage l'individualité et donne à chacun l'occasion d'exister en dehors des considérations utilitaires. La personne entre dans un récit individuel qui lui donne une place. 

Ces quatre principes produisent un climat et un type de relation très particulier qui différencie les pratiques psychothérapiques de celles qui ne le sont pas (mais le prétendent). Profondément, ce dispositif répond à une conception de ce qui est constitutif de l'humanité.

La vérité et la personne

Le besoin de vérité habite un certain nombre d'humains. Cette vérité ne demande pas de rapporter des faits exacts, objectifs, mais se situe par rapport à soi-même et à l'autre. C'est une volonté d'authenticité, permettant à la personne de se manifester dans une relation simplifiée, débarrassée des complications et des travestissements défensifs, qu'ils soient individuels ou socioculturels .

La vérité vis-à-vis de soi-même conduit à se rendre compte du fonctionnement psychique qui est contraignant et rétif au changement. Elle fait apparaître les déterminations issues de l'histoire individuelle qui est le fruit du contexte relationnel, familial et social. La mise en évidence de la finitude de la vie et des déterminations qui organisent la destinée confronte au tragique de l'existence, ce qui n'a rien d'agréable.

2/ Une capacité humaine spécifique 

L'homme a des capacités intellectuelles qui lui donnent des caractéristiques propres, ce que l'on peut nommer la spécificité humaine. Il s'agit d'un ensemble de capacités cognitives et représentationnelles permettant une pensée libre. De quoi est fait ce noyau ? Nous allons voir que son explicitation conduit à adopter une conception de l'homme, c'est-à-dire une anthropologie. 

Un ordonnancement fondamental.

L’intuition fondamentale de Claude Lévi-Strauss sur la capacité symbolique concerne une fonction structurante commune à l’humanité qu’il serait possible de retrouver dans la plupart des productions humaines. Dit autrement, les formes de parenté, les mythes, les coutumes, portent la marque d’une capacité d’ordonnancement propre à l’homme. Nous traduisons cela en disant qu’il existe un système d'ordonnancement s’appliquant dans la vie humaine. Il produit des effets au quotidien qui sont fondateurs de la culture, puisqu’ils organisent les règles de conduite et l’organisation socioculturelle. 

Ces règles de base fondatrices forment la loi commune ou constitutive (voir l'article : Ordre symbolique et loi commune). Cette loi commune se traduit dans toutes les civilisations par les deux grands interdits : ceux de l'inceste et du meurtre. Elle n'est pas seulement organisatrice de la société, mais aussi de la structuration psychique. Les pulsions d'origine biologique sont régulées, structurées par la loi, et le psychisme est le lieu de cette synthèse. Dans la pratique, la règle d'abstinence reproduit la loi fondamentale de l'humain qui est essentielle pour la structuration psychique. 

La pensée libre

L'homme est capable de mettre en jeu une pensée qui n'est pas tournée vers le pratique ou l'utilitaire, mais vers les problèmes généraux de l'existence tels que la vie, la mort, le monde, son origine, sa finalité, etc. Cette pensée peut être rationnelle ou pas, philosophique ou métaphysique, théologique et religieuse. Ce qui est caractéristique, c'est qu'elle peut s'exercer librement, pour elle-même. Cette pensée sert à constituer des récits, mythes. Toutes les cultures offrent de grands mythes qui donnent une identité et une place à l'individu en situant sa naissance, sa parenté, sa place dans le monde, donnent sens à la vie et à la mort. Globalement, les mythes permettent de situer l'homme dans le monde.

Dans la plupart des cultures, on admet que ces aspects sont importants, au-dessus des contingences ordinaires et on leur accorde du respect. Ils sont considérés comme sacrés. En règle générale, le sacré est mis à part et protégé du monde profane. C'est la fonction des temples ou des lieux sanctifiés (sanctuaires). Ils offrent une protection qui met hors des conflits d'intérêts et des enjeux de pouvoir omniprésents dans le social. L'accès au sanctuaire impose un coté cérémonieux que l'on retrouve dans les rituels.

Individualité et humanité 

Enfin, la part accordée à l'individualité est variable selon les cultures. C'est une des caractéristiques de notre culture occidentale que d'avoir fortement poussé vers l'individualisation et l'existence autonome de chacun.  La médecine occidentale reprend à son compte certains de ces aspects.

Les principes humanistes et la primauté de l'individu sur la société sont affirmés en France par l'Ordre des médecins : "L'individu passe, en France, avant la collectivité". Cette primauté de l'être humain par rapport à la société est réaffirmée dans la convention sur les droits de l'homme et la biomédecine en ces termes : “ l’intérêt et le bien de l’être humain doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société ou de la science ”(art 2).  Ainsi que le propose l'Association Médicale Mondiale, depuis 1948, dans le serment de Genève, le médecin est "au service de l'humanité".

Un ensemble qui forme le noyau humain

Selon nous, ces trois aspects forment un noyau anthropologique spécifique, qui se forme grâce à la capacité de penser de l'homme. Cette possibilité a son origine en l'homme lui-même et ne vient de nulle part ailleurs. C'est elle qui forge les schèmes conceptuels qui dépassent les déterminations immédiates et naturelles, qui font de l'homme autre chose qu'un effet du déterminisme biologique. Ses capacités intellectuelles développées permettent à l'homme de respecter des lois, d'ordonner sa vie, d'avoir un sentiment de son existence et la possibilité de sortie de la nécessité quotidienne. La reconnaissance de cet ensemble de capacités est un des aspects de l'humanisme et c'est sur lui que s'appuie la psychothérapie et, plus largement, toute prise en charge thérapeutique digne de ce nom. 

3/ L'enjeu idéologique

Du côté réductionniste

Il existe depuis longtemps une volonté de naturalisation et de biologisation de l'homme qui nie ce noyau anthropologique et vise à faire de l'homme une biomachine perfectionnée. De nos jours, se développe une tentative d’assimilation du cerveau à un ordinateur qui s’inscrit dans ce vaste courant idéologique matérialiste et réductionniste. Le matérialisme dur amène à penser qu’il est inutile de supposer un niveau de complexité cognitif propre à l’homme qui dépasserait le niveau neurobiologique. La conséquence est une négation de l’autonomie de la pensée. La pensée n’a pas de domaine propre où elle existerait pour et par elle-même. Elle est hétéronome, c'est-à-dire qu'elle est déterminée par autre chose qu’elle-même (par le fonctionnement du cerveau-machine). 

L’assimilation de l’homme à une biomachine a des conséquences morales et sociales. Si l’homme est une machine, fut-elle informatique, on peut en disposer comme on veut. Les machines étant des choses déterminées, il n’y a pas de droit des machines. Sur le plan thérapeutique, il n'y aurait pas lieu de s'appuyer sur la pensée et le niveau cognitivo-représentationnel qui la soutient, puisqu'il s'agit d'un épiphénomène dépendant du soubassement neurobiologique. Il n'y aurait pas lieu de porter son attention sur l'individu singulier, mais de soigner des symptômes selon des protocoles statistiquement validés.

Cette idéologie réductionniste de l'humain n'est pas pour rien dans l'explosion de la prescription désadaptée de psychotropes au détriment des approches psychothérapiques 1

Du côté spiritualiste

De l'autre côté, spiritualiste, ce noyau anthropologique est critiqué par les idéalistes et les religieux qui veulent le placer hors de l'homme. Il serait de nature transcendante, le reflet en l'homme de sphères idéales ou de Dieu. On retrouve la dépossession de l'homme qui ne doit pas son humanité à lui-même, mais à un ailleurs transcendant (son âme) ou à la bonne volonté de Dieu.

Cet aspect spirituel est quasiment tout le temps associé à la religion et à un dogme composé d'un corpus mythique et de norme de conduite. À nouveau, le bât blesse, car la psychopathologie, tout en s'appuyant sur le noyau anthropologique, admet que l'homme est un être biologique et pulsionnel, ce qui disconvient à la norme religieuse. Elle n'est pas lié à un mythe religieux quel qu'il soit et se refuse à être normative. 

L'humanisme, et la psychothérapie qui s'en inspire, entrent en conflit autant avec la manière réductionniste et matérialiste de voir le monde qu'avec la manière spiritualiste.  

Conclusion

Le climat spécial présent dans les diverses psychothérapies dignes de ce nom vient de l'intérêt porté à chacun et du respect de l'humain. Le cadre protège le patient et le praticien en les mettant à l’abri des enjeux sociaux ordinaires. On y retrouve la dimension du sacré, quoique sans référence à aucune religion, mais seulement au respect de ce qui fonde l'humanité en l'homme. En examinant les principes qui guident cet ancrage humaniste, y trouve une conception anthropologique humaniste qui est l'objet de luttes idéologiques et philosophiques. Elle est en bute à une idéologie biologisante tenace qui déni le psychisme et l'importance de la relation humaine

Notes:

1 Les études de l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament) et du groupement d’intérêt scientifique EPI-PHARE spécialisé dans les études épidémiologiques des produits de santé, montrent une augmentation constante de la consommation de psychotropes en particulier chez chez l’enfant. C'est en contradiction flagrante avec les exigences scientifiques et réglementaires, ce qui montre qu'il y a un aspect idéologique.
 

Bibliographie:

Juignet P., Manuel de psychothérapie et psychologie clinique, Grenoble, PUG, 2016.

Sztulman H., Psychanalyse et humanisme, Éditions Thierry Marchaisse, 2016.