Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Épistémologie

Karl Popper et les critères de la scientificité

 

Karl Popper a été préoccupé par la différenciation (démarcation) entre la science et les pseudo-sciences. C'est un problème important et toujours d'actualité. En effet, la crédibilité à accorder à un savoir issu d'une démarche scientifique et à celui issu d'une démarche spéculative, n'est évidemment pas la même.

 

Karl Popper was concerned with the differentiation (demarcation) between science and pseudo-sciences. This is an important and still relevant problem. Indeed, the credibility to be given to knowledge resulting from a scientific approach and that resulting from a speculative approach is obviously not the same.

 

Pour citer cet article : 

Juignet, Patrick. Karl Popper et les critères de la scientificité. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/karl-popper-et-les-criteres-de-la-scientificite.

 

Plan de l'article :



 

Texte intégral :

1. L'origine de la démarche de Popper

Lors d'un séminaire, Popper a indiqué l'origine de sa démarche, en rappelant qu'au début du XXe siècle, alors qu'il était étudiant, il a vu l'éclosion d'une profusion de « théories nouvelles souvent échevelées » (La quête inachevée, p. 60). À ce moment-là, il s'intéressait simultanément à la relativité d'Einstein, à la psychanalyse freudienne, à la psychologie adlérienne et au marxisme. Parmi les étudiants, ces théories faisaient l'objet d'intenses débats. Karl Popper a alors eu le sentiment que les trois dernières doctrines « en dépit de leur prétention à la scientificité, participaient davantage d'anciens mythes que de la science » (La quête inachevée, p. 61).

La théorie d'Albert Einstein lui paraissait différente. Il a remarqué que, selon Einstein lui-même, sa théorie serait intenable si elle ne parvenait pas à passer certains tests. Einstein annonce : « Si le décalage vers le rouge des lignes spectrales dû au potentiel de gravitation devait ne pas exister, la théorie générale de la relativité serait insoutenable » (Einstein Albert, 1917, cité et traduit par Popper, La quête inachevée, p.49). Selon Popper, cette attitude autocritique qui admet que l'on puisse infirmer une théorie est caractéristique de la science [1].

« J’en arrivais de la sorte vers la fin de 1919, à la conclusion que l’attitude scientifique était l’attitude critique. Elle ne recherchait pas des vérifications, mais des expériences cruciales » (La quête inachevée, p. 49).

La seconde intuition de Karl Popper concerne l'induction. Il a eu l'idée qu'une grande partie de la connaissance ne se faisait pas par induction, mais par déduction. Dans cette perspective, il a repris la critique faite par David Hume qui avait montré que, parfois, l'induction est fausse et que, dans tous les cas, elle est invérifiable de manière universelle (car il faudrait connaître tous les faits jusqu'à la fin des temps). Popper a élargi le problème et il a appliqué le raisonnement à la connaissance scientifique ; il l'a, selon ses termes, « reformulé de manière objective » (La quête inachevée, p.115) en l'appliquant à la relation entre la théorie et les énoncés décrivant faits observés dans le cadre des sciences empiriques.

Il en a conclu que, contrairement aux idées reçues depuis Bacon, la science ne se caractérise pas par une démarche inductive, mais déductive. La conception de théories abstraites est antérieure et autonome par rapport aux faits issus des observations et des expériences. Il s'est ainsi opposé au cercle de Vienne qui soutenait que l'induction permettait de trouver les lois scientifiques. Sa reformulation de la science comme procédé déductif donne un fondement logique à son critère de réfutation par l'expérience.

Sur la base de ces deux principes, il en conclut à l'insuffisance de la vérification en matière de science. L'observation d'un certain nombre de faits corroborant une théorie ne la confirme pas avec certitude et universellement. C'est la porte ouverte à la complaisance, car on trouve toujours un certain nombre de faits pour confirmer une théorie, même si elle est fantaisiste. La vérification empirique directe n'est pas suffisante pour affirmer la validité et la scientificité d'une connaissance.

2. Les critères de la scientificité

Le problème de la démarcation entre une démarche scientifique et une démarche spéculative (pseudoscience, idéologie) a été posé par Karl Popper en termes de méthode au sens large (c'est-à-dire associant la manière théorique et pratique de conduire la recherche). Pour Popper, la science se doit de fonctionner de manière déductive, allant du général de la théorie au particulier du fait empirique. Ainsi, elle devrait procéder en trois temps : théorie, déduction de conséquences, expérience pouvant réfuter la théorie.

La validation de la scientificité d'une démarche se prétendant scientifique comporte quatre étapes :

1 - L'évaluation de la cohérence du système théorique ;

2 - La mise en évidence de la forme logique de la théorie ;

3 - La comparaison à d'autres théories ;

4 - Les tests empiriques.

C'est ce dernier point que nous allons voir, car c'est l'apport spécifique à Karl Popper.

Popper propose un critère qu'il juge plus pertinent que la vérification pour juger de la validité d'une théorie, la « réfutation » (souvent traduit par le terme peu approprié de falsification, qui est un anglicisme). Selon ce critère, l'observation d'un seul fait expérimental ne corroborant pas la théorie réfute celle-ci. Notons bien que cela sous-entend 1/ le caractère inductif de la science et 2/ une complétude et une universalité de la théorie en cause. Si on admet ces deux aspects, si un seul fait contrevient à la théorie, elle est nécessairement fausse. Une connaissance qui donne cette possibilité de réfutation peut être considérée comme scientifique, car elle donne la possibilité d'un contrôle de sa validité très puissant.

Pour Karl Popper :

«Si ce sont des confirmations que l'on recherche, il n'est pas difficile de trouver, pour la grande majorité des théories, des confirmations ou des vérifications » et donc « une théorie qui n'est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique ». Mettre à l'épreuve une théorie est « une tentative pour en démontrer la fausseté (to falsify) ou pour la réfuter ». On doit constater que « certaines théories se prêtent plus aux tests, s'exposent davantage à la réfutation que les autres, elles prennent, en quelque sorte, de plus grands risques ». Au total, le critère de la scientificité d'une théorie « réside dans la possibilité de l'invalider, de la réfuter ou encore de la tester » (Conjectures et réfutations, La croissance du savoir scientifique, pp. 64-65).

La possibilité de réfutation est pour Popper un critère de scientificité essentiel : il faut que la théorie offre la possibilité « d'expériences cruciales » qui permettent de la réfuter pour qu'elle soit qualifiée de scientifique. Cela sous-entend que la théorie soit rigoureuse et permette des prévisions précises. Si elle est floue et fait des prévisions vagues ou interprétables, elle n'est pas réfutable et ne peut pas être considérée comme scientifique. La conception de Popper est de bon sens, car une connaissance qui prétendrait à la vérité (au sens d'une adéquation à la réalité) sans pouvoir être testée par la communauté savante est suspecte et ne peut faire partie d'un corpus scientifique acceptable.

Tant qu'une théorie réfutable n'est pas réfutée, elle est dite « corroborée ». Pour Popper, la corroboration remplace la vérification. Le but est de s'approcher d'un savoir aussi vrai que possible. Cette approche du vrai ou « vérisimilitude » remplace la Vérité absolue. Il s'agit d'une approximation de la vérité (La quête inachevée, p.110), d'une proposition la plus vraisemblable possible, en raison de l'état actuel de la connaissance. De fait, l'histoire des sciences montre que, au fil du temps, de meilleures théories apparaissent et qu'elles englobent ou détrônent les précédentes. La science progresse en remplaçant les connaissances existantes par des connaissances un peu plus vraies, c'est-à-dire un peu plus complètes et un peu plus universelles. Mais, une théorie scientifique corroborée n'est jamais définitive, puisqu'une réfutation peut un jour arriver.

3. Quelques facettes du travail de Karl Popper

Relativisme et vérisimilitude

L'intérêt de Karl Popper est triple quant à la différenciation et la qualification de la connaissance scientifique par opposition aux dogmes idéologiques. Il a mis en avant la question de la démarcation qui reste plus que jamais d'actualité ! Il a indiqué que c'est la méthode et non le résultat qui permet de juger de la scientificité. Il a démontré que la vérification est insuffisante en tant que critère de démarcation et, par là, il a accru les exigences pour déclarer scientifique une connaissance. À ce titre, il va contre le relativisme en montrant que tous les savoirs ne se valent pas et ne peuvent être assimilés ou confondus.

D'un autre côté, en appuyant sur le caractère conjectural du savoir apporté par les sciences, il apporte de l'eau au moulin du relativisme. Popper parle régulièrement de conjectures ou d'hypothèses pour qualifier les théories scientifiques. Lors d'une conférence (1936), il alla jusqu'à soutenir que « l'on avait supposé, à tort, que la connaissance scientifique était une forme de connaissance » (La quête inachevée, p. 151), alors qu'elle est seulement hypothétique. Cela fit rire l'auditoire. Il fait allusion à l'évolution constante du savoir scientifique.

La science apporte des savoirs qui, à un moment donné, ont une certaine valeur de vérité, une vraisemblance. Si le savoir scientifique n'est qu'hypothèses et conjectures incertaines, c'est-à-dire aucune information vraisemblable sur le monde, elle n'est pas différentiable d'une opinion farfelue ou du dogme religieux. Dans ce cas, tout se vaudrait et il serait inutile de faire valoir des critères de démarcation. Or, précisément, Popper montre qu'il y a une différence et que la science se donne les moyens d'une confrontation au monde qui donne une validité à ses résultats. Il affirme aussi dans Conjectures et réfutations (p. 362) :

« notre objectif en tant que savant est de découvrir la vérité » et les théories ont pour but de proposer « d'authentiques suppositions quant à la structure du monde ».

Karl Popper met en avant la notion de « vérisimilitude » (vraisemblance) pour expliciter le jeu entre le caractère hypothétique du savoir acquis scientifiquement et la recherche du vrai. Au fur et à mesure que des théories moins bonnes sont éliminées (réfutées), la vraisemblance de celles qui ont résisté se renforce : leur degré de vérisimilitude augmente. Les réfutations non concluantes d’une théorie augmentent sa vérisimilitude et élargissent son domaine d’application. Si une théorie scientifique ne peut jamais être absolument vraie, son objectivité, c’est-à-dire son adéquation avec la réalité est de plus en plus forte. Popper ne souscrit pas au scepticisme relativiste, il croit possible de se rapprocher de la vérité sous forme de l'objectivité.

Déduction contre induction

L'induction a divers sens. Telle que David Hume la critique, l'induction est tout simplement un raisonnement fautif qui tire une conclusion certaine sur l'avenir à partir des régularités du passé. Popper l'étend vers la constitution de la science :

« Nous pouvons par conséquent affirmer que les théories ne peuvent jamais être inférées des énoncés d'observation, ni recevoir de ceux-ci une justification rationnelle » (Conjectures et réfutations, p. 73).

La déduction dans les sciences consiste à prévoir, à partir d'un état connu de la réalité, ce qui va arriver en s'appuyant sur une théorie. On « déduit » de la théorie qu'il se produira tel fait ou tel événement. Toutes les sciences utilisent la déduction. Mais, Popper lui donne une place centrale, car il se réfère à la physique théorique et à la cosmologie dans lesquelles l'autonomie du théorique est forte, et donc l'aspect déductif est prépondérant. La thèse de Popper a été corroborée par Albert Einstein qui écrit :

« J'ai appris autre chose de la théorie de la gravitation : jamais une collection de faits empiriques, aussi étendue soit-elle, ne peut établir des équations aussi compliquées [que celles de la gravitation]. Une théorie peut être testée par l'expérience, mais aucune voie n'est donnée qui mène de l'expérience à l'établissement d'une théorie » (Einstein A., Notes autobiographiques, cité par Paty Michel, p. 364.).

La confirmation par le père de la relativité de la thèse de Popper la rend probante. Cependant, cela ne veut pas dire qu'elle soit généralisable.

En biologie, l'observation et l'expérimentation sont primordiales pour que naissent des conceptions abstraites et générales. Ainsi, l'idée que les organismes vivants sont composés de cellules limitées par une membrane comportant des organites et des chromosomes (généralement dans un noyau) n'a jamais été formulée a priori et de manière déductive. C'est pourtant une connaissance scientifique. Elle a été produite « à partir des énoncés d'observation », pour reprendre la formule de Karl Popper, par une abstraction et une généralisation de ceux-ci. Cette théorie cellulaire n'est pas explicative, mais plutôt modélisante, et elle ne prétend pas à l'universalité (il peut exister d'autres types de vie). Cela n'empêche pas de faire des déductions en biologie, mais la forme générale de la connaissance ne peut être qualifiée de « déductive ».

Toutes les sciences ne sont pas constituées sur le même modèle. Il y a une variabilité de la part respective de l'induction et de la déduction selon le domaine scientifique (et même au sein d'un domaine particulier). Certaines sciences sont très abstraites, à vocation universelle explicative comme la physique théorique. Elles sont globalement plutôt « déductives ». D'autres, comme la biologie, sont plutôt modélisantes, leurs théories se forment par des synthèses abstraites issues des observations. Elles sont globalement plutôt « inductives ».

La démarche de type hypothético-déductif est toujours présente, mais à des degrés divers et n'intervient pas au même moment dans ces deux types de sciences. Elle suppose d’avoir une théorie constituée à partir de laquelle on va faire des hypothèses que l’on va soumettre à l’épreuve des faits (par des expérimentations ou des observations). Or, la constitution de cette théorie et sa forme varient d'une science à l'autre. On ne peut donc pas faire de la déduction un critère de démarcation de la science, car il exclurait une grande partie des connaissances dont, par ailleurs, on est certain qu'elles méritent le qualificatif de scientifique.

Réfutation empirique contre vérification

Le gros intérêt des travaux de Popper est d'avoir attiré l'attention sur la fragilité de la vérification empirique pour valider une théorie. Sur le plan logique, une vérification ne prouve pas la vérité en général. On peut choisir ce qui vient corroborer la théorie et laisser de côté ce qui y contrevient. La vérification peut donc comporter une part de leurre. L'idée de mettre en avant le démenti est, à ce titre, intéressante. Le critère de réfutation (falsification) [2] est évidemment beaucoup plus fiable.

La science étant déductive, une théorie scientifique permet de prédire de manière certaine tel fait dans telles circonstances. Le contrôle expérimental de la théorie consiste à mettre en place une expérience qui teste l'hypothèse théorique. Si le fait escompté est observé, il corrobore la théorie sans la certifier. Si le fait est absent, il invalide la théorie. Si l’expérimentation prend en défaut la théorie, c’est-à-dire si les observations attendues ne se réalisent pas, on peut en toute rigueur conclure que la théorie est fausse.

La logique du raisonnement est la suivante : si la théorie déductive implique toujours et nécessairement le fait F, si F est absent, alors la théorie est fausse. Mais, la réciproque n'est pas vraie. La présence du fait F ne valide pas assurément la théorie, car F n'implique pas inductivement la théorie. La démarche expérimentale permet d’éliminer les théories insuffisantes. Les théories scientifiques sont des conjectures (des hypothèses sur le monde) que la démarche expérimentale peut éventuellement réfuter. Une théorie valide est une théorie réfutable qui a résisté aux tentatives de réfutation.

Voici un extrait tiré de l’ouvrage Conjonctures et réfutations, La Croissances du savoir scientifique (Paris, Payot, 1985, pp. 64-65) dans lequel Karl Popper insiste sur la différence entre la vérification et la réfutation comme critères pour tester de validité d'une théorie. Une théorie aisément réfutable, mais qui n'est pas réfutée, est une théorie scientifique vraisemblable.

« 1) Si ce sont des confirmations que l'on recherche, il n'est pas difficile de trouver, pour la grande majorité des théories, des confirmations ou des vérifications.
2) Il convient de ne tenir réellement compte de ces confirmations que si elles sont le résultat de prédictions qui assument un certain risque ; autrement dit, si, en l'absence de la théorie en question, nous avions dû escompter un événement qui n'aurait pas été compatible avec celle-ci — un événement qui l'eût réfutée.
3) Toute « bonne » théorie scientifique consiste à proscrire : à interdire à certains faits de se produire. Sa valeur est proportionnelle à l'envergure de l'interdiction.
4) Une théorie qui n'est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique. Pour les théories, l'irréfutabilité n'est pas (comme on l'imagine souvent) vertu mais défaut.
5) Toute mise à l'épreuve véritable d'une théorie par des tests constitue une tentative pour en démontrer la fausseté (to falsify) ou pour la réfuter. Pouvoir être testée c'est pouvoir être réfutée ; mais cette propriété comporte des degrés : certaines théories se prêtent plus aux tests, s'exposent davantage à la réfutation que les autres, elles prennent, en quelque sorte, de plus grands risques.
6) On ne devrait prendre en considération les preuves qui apportent confirmation que dans les cas où elles procèdent de tests authentiques subis par la théorie en question ; on peut donc définir celles-ci comme des tentatives sérieuses, quoique infructueuses, pour invalider telle théorie [...].
7) Certaines théories, qui se prêtent véritablement à être testées, continuent, après qu'elles se sont révélées fausses, d'être soutenues par leurs partisans — ceux-ci leur adjoignent une quelconque hypothèse auxiliaire, à caractère ad hoc, ou bien en donnent une nouvelle interprétation ad hoc permettant de soustraire la théorie à la réfutation. Une telle démarche demeure toujours possible, mais cette opération de sauvetage a pour contrepartie de miner ou, dans le meilleur des cas, d'oblitérer partiellement la scientificité de la théorie [...].
On pourrait résumer ces considérations ainsi : le critère de la scientificité d'une théorie réside dans la possibilité de l'invalider, de la réfuter ou encore de la tester. »

Le critère poppérien est fondé sur une conception de la science qui ne correspond pas à la construction de toutes les sciences. Voyons cela dans les deux grandes catégories de sciences empiriques existantes.

C'est dans les sciences dites « dures », comme la physique ou la chimie, que le critère de réfutabilité est le plus pertinent. Il présente cependant des difficultés d'application pour deux motifs. D'une part, certains aspects de ces disciplines sont construits à partir de l'expérience sur un mode inductif. Par exemple, la loi de Hubble a été construite sur un mode inductif à partir d'observations minutieuses (de 1924 à 1929). D'autre part, dans une théorie purement et entièrement déductive, tout se tient. Une expérience cruciale réfutante devrait étendre la réfutation à toute la théorie. Or, une réfutation ne conduit pas à abandonner la totalité de la théorie correspondante.

De nombreuses expériences ne sont pas fiables, même en physique. Ainsi, de nombreuses expérimentations contraires ne sont pas venues à bout de la théorie de Newton, c'est l'inverse qui s'est produit : les conclusions des expériences ont été considérées comme fausses.

En biologie et dans les sciences sociales et humaines, divers motifs rendent les critères de Popper difficiles à appliquer. Ces disciplines sont en parties construites à partir de l'expérience, sur un mode inductif. Concernant l'expérience, on n'a pas de prédictions absolument exactes et parfaitement quantifiables. La pratique dans ces domaines est délicate et de nombreuses expériences ne sont pas complètement contrôlables. Il y a un certain nombre d'expériences non concluantes qui, pour autant, ne peuvent prétendre réfuter la théorie. C'est une suite d'expériences qui viennent progressivement réfuter ou corroborer une conception.

Juger de la fausseté d'une théorie suite à une expérience non concluante est hâtif et n'est pas toujours approprié. Une expérience non concluante est un motif d'alerte sérieux, mais pas d'invalidation d'une théorie. Karl Popper l'a lui-même reconnu au sujet de l'application de la mécanique newtonienne au système solaire. L'observation de la révolution d'Uranus aurait dû être un critère de réfutation. Pour conserver la théorie, il a fallu faire l'hypothèse d'une planète extérieure qui n'avait jamais été observée [3]. C'est plutôt un ensemble concordant d'expériences non concluantes qui fait effet pour remettre en cause une théorie.

Enfin, il y a une limite à la réfutabilité popperienne du fait de la présence d’hypothèses annexes implicites et multiples, difficiles à énumérer précisément. Leurs effets  mettent en échec l'infaillibilité du raisonnement logique sur la base d’observations même parfaitement fiables. Il s'ensuit que la place de l'observation doit être plus importante, les données multipliées. Ce ne peut être un temps décisif et circonscrit, comme le voudrait la théorie déductive-nomologique ou la réfutabilité. Cette objection est connue sous le nom de « thèse Quine-Duhem ».

Une négligence du social

Un autre problème de la science vient de l'inclusion des connaissances dans un contexte social et culturel. Popper néglige le rôle de la communauté, au sens large, dans l'évaluation des connaissances scientifiques et plus généralement du contexte sociohistorique. Prenons comme exemples les deux doctrines qui ont intéressé Popper lorsqu'il était étudiant, le marxisme et la psychanalyse.

On convient généralement que les travaux de Marx comportent des observations et des raisonnements exacts, mais il s'agit d'un mélange associant des aspects politiques, sociaux, économiques et idéologiques dont la complexité rend l'évaluation difficile. Cependant, dans l'œuvre de Karl Marx, la théorie de la valeur comme quantité de travail social ou la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit pourraient être quantifiées et soumises à des tests empiriques et ainsi réfutées ou corroborées. Le problème qui se pose est de savoir pourquoi la communauté savante en matière d'économie ne se charge pas de ce test ? La réponse est sociologique. La théorie économique marxiste est prise dans un débat idéologique et politique qui empêche son évaluation d'un point de vue scientifique.

Popper reconnaît que la psychanalyse contient des indications psychologiques intéressantes « qui seraient susceptibles de trouver une place ultérieurement dans la psychologie scientifique » (Conjectures et réfutations, p. 67). Lui donner une forme réfutable est difficile, car elle s'occupe de faits individuels, historiques et toujours contextualisés. Mais, le problème qui se pose est surtout sociologique. La communauté savante, en matière de psychiatrie et de psychologie, ne s'est pas chargée de la faire évoluer vers la scientificité. La psychanalyse a, dès son apparition, provoqué un violent conflit idéologique, puis elle a été influencée par les modes intellectuelles (symbolisme, structuralisme). Elle n'a pas été prise en charge par une institution garante de sa rigueur et de son évolution. Or, une connaissance demande une prise en charge collective qui apporte progressivement les garanties de validité scientifique.

L'importance du cadre sociohistorique dans la mise en œuvre de la science a été mise en évidence ultérieurement aux travaux de Popper, en particulier par Thomas Kuhn. Le critère poppérien de réfutabilité a évolué dans le temps sous l'influence des critiques de Thomas Kuhn et Imr Lakatos, mais aussi parce que le paysage culturel a changé. Concernant les sciences humaines, la référence initiale a changé avec le développement d'autres savoirs et d'autres problèmes mis en avant par Wilhelm Dilthey, Max Weber, puis les travaux de l'Ecole de Franckfort.  

Conclusion : un appel à la vigilance

Dans l'élaboration progressive et collective, au fil des générations, de ce qui caractérise la science, Karl Popper apporte une contribution intéressante en montrant qu'un savoir issu d'une science empirique doit être réfutable, c'est-à-dire qu'il ne doit pas seulement pouvoir être vérifiée, mais aussi être invalidé par l'expérience, ce qui est véritablement discriminant !

Se fier à la réfutabilité plutôt qu'à la vérifiabilité est de bon sens. Les prédictions d'une théorie fantaisiste comme l'astrologie peuvent toujours être vérifiées par un fait quelconque. Par opposition, une théorie qui met en jeu sa validité par rapport à une prédiction précise et contrôlable offre des garanties bien meilleures d'adéquation à la réalité. Ainsi, une théorie scientifique sera considérée comme vraie tant qu'un certain nombre d'expériences ne seront pas venues l'invalider. C'est un argument très solide de scientificité.

Cependant, les critères de réfutabilité et d'invalidation empiriques doivent être relativisés pour différentes raisons :

Il est possible de réfuter selon le critère poppérien une théorie qui s'énonce sous forme de loi applicable dans des conditions expérimentales précises. C'est un modèle d'explication que plus tard Karl Hempel nommera déductif nomologique. Mais qu'en est-il des connaissances qui ne peuvent procéder ainsi ? Doivent-elles renoncer au titre de science ? 

Karl Popper a attiré l'attention sur la nécessité d'être vigilant sur la façon dont la connaissance scientifique est possible. Il a mis en avant la cohérence rationnelle et, de manière originale, un critère empirique : la réfutabilité de la théorie. La différenciation (démarcation) entre la science et les savoirs qui ne peuvent y prétendre est importante, car la crédibilité à accorder à l'une ou aux autres n'est assurément pas la même.

 

Notes :

1. Paradoxe de l'histoire, la théorie de la relativité a fait l'objet d'une expérience menée par Eddington en 1919. Il a effectué des mesures sur une éventuelle courbure des rayons lumineux prévue par la théorie de la relativité lors d'une éclipse de soleil que cette expérience a été faussée. On sait depuis, qu'elle aurait dû réfuter la théorie, mais elle l'a confirmée.

2. En français, falsifier signifie faire un faux, modifier en vue de tromper. Ce n'est pas le sens voulu par Popper qui est mieux rendu par le verbe réfuter.

3. En 1845, les deux astronomes Adams et Le Verrier ont, indépendamment l'un de l'autre, la même idée pour résoudre le problème. Ils font l'hypothèse que la perturbation est due à une nouvelle planète située au-delà d'Uranus. Allant plus loin, ils calculèrent la position que devrait occuper cette planète pour expliquer les anomalies de la trajectoire d'Uranus. Un télescope a été alors pointé vers la position prédite et en 1846, la nouvelle planète fut observée : c'est Neptune !

 

Bibliographie :

Popper K., Logic der Forschung, Springer, Wien, 1934. Traduction française : Popper K., Logique de la découverte scientifique, Payot, Paris, 1973.

Popper K., Conjectures and refutations, 1963. Traduction française : Popper K., Conjectures et réfutations, La Croissances du savoir scientifique, Paris, Payot, 1985.

Postface de 1982 à Logic der Forschung. Traduction française : Popper K., L'univers irrésolu, Paris, Hermann, 1984.

Autobiographie intellectuelle de 1974 : Popper K., La quête inachevée, Paris, Presses Pocket, 1981.

Paty M., Einstein philosophe, Paris, PUF, 1993.