Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Psychologie, langage, représentation, cognition

Noam Chomsky et l'autonomie du langage 

 

En 1957, Noam Chomsky publie le livre Structures syntaxiques où il affirme que le langage humain vient d'une capacité innée et qu'il existe une grammaire universelle, c'est-à-dire une mise en forme syntaxique commune à toutes les langues. Pourrait-on en inférer une autonomie du langage et dépasser la proposition de Chomsky de faire du langage une capacité biologique innée ?

In 1957, Noam Chomsky published the book Syntactic Structures where he asserted that human language comes from an innate capacity and that there is a universal grammar, that is to say a syntactic format common to all languages. Could we infer an autonomy of language and go beyond Chomsky's proposal to make language an innate biological capacity ?

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Noam Chomsky et l'autonomie du langage. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/noam-chomsky-autonomie-langage.

  

Plan de l'article :


  1. La place de Chomsky dans la linguistique
  2. La conception de Chomsky
  3. Interpréter autrement l'apport de Chomsky ?

 

Texte intégral :

1. La place de Chomsky dans la linguistique

Parmi les sciences humaines, la linguistique a pris une importance majeure au XXe siècle. Si Ferdinand de Saussure est considéré comme le fondateur de la linguistique moderne, la linguistique structurale sera surtout le fait de Roman Jakobson qui met en évidence l'organisation phonétique des langues, ce qui aura un grand retentissement. Son analyse des fonctions du langage, fondée sur le schéma de la communication, est devenue classique. Il est aussi connu pour son repérage des « embrayeurs », mots dont le référent dépend du contexte de l’énonciation, par exemple, les pronoms personnels. Avec Nicolaï Troubetzkoy, il va répandre le concept de structure et, dans leur sillage, le structuralisme s’étendra.

La linguistique est une science empirique dont le donné observable est constitué par l’ensemble des langues humaines. Les langues ou langages, sont produites par la capacité linguistique de chaque personne. Elles ont aussi une autonomie qui vient de ce qu'elles sont véhiculées collectivement et qu'elles ont des contraintes internes nécessaires à leur fonctionnement. En tant que science du langage, la linguistique s’est donnée pour tâche de définir ce qu’est le langage humain en général, au-delà des langues particulières. De ce fait, ne donne-t-elle pas accès à une capacité commune aux hommes qui permet cette généralité et cette communauté.

Quelle est la place de Chomsky dans ce paysage ? L'œuvre de Noam Chomsky est vaste et ses idées sont dispersées dans de nombreux ouvrages et écrits avec des variations au fil des ans. Noam Chomsky s'est opposé à la fois aux conceptions behavioristes, structurales et fonctionnalistes du langage.

Chomsky conteste la vision behavioriste, selon laquelle le langage était essentiellement un comportement appris par des associations entre des stimuli externes et des réponses observables. Contrairement à la tendance structuraliste, l'homme n'est pas « parlé » par le langage, il n'est pas déterminé de manière hétéronome par une structure qui lui serait externe. Le langage est au contraire une capacité qui appartient à l'homme et est inscrite génétiquement en lui. Il n'adhère pas à la tendance dite fonctionnaliste en linguistique d'un langage fait pour et par la communication. Selon Chomsky, il sert principalement à penser et secondairement à communiquer. Quoique différent du système cognitivo-conceptuel, le langage, en se liant à ce système, a pour principale fonction de permettre la pensée.

2. La conception de Chomsky

2.1 Une capacité langagière première

Dans Structures syntaxiques, en 1957, Noam Chomsky avance ses thèses principales. Il nomme « compétence linguistique » la capacité de langage chez un locuteur idéal et « performance linguistique » l'usage de cette compétence par les locuteurs réels. La compétence, ou savoir linguistique du locuteur, a trait à la potentialité d'utiliser une langue et la performance, ou réalisation concrète, se passe dans les actes de communication utilisant un langage verbal.

Pour Chomsky, la grammaire d’une langue est la description de cette langue et de son fonctionnement, lexique, phonologie, morphologie compris, et l’ensemble de la production des phrases de cette langue. Il part, pour cette description, de syntagmes (constituants immédiats de la langue) qu’il présente selon un système génératif, ce qui veut dire un ensemble de règles de réécriture permettant de « produire » ou de « générer » les phrases.

La grammaire générative est une méthode d'analyse permettant de montrer comment est générée une langue selon sa syntaxe. Pour montrer le processus générateur, Chomsky procède par analyse et abstraction à partir des aspects factuels du langage. Il montre l'existence d'un processus fondateur, générateur et universel.

Les régularités formelles qui s'observent dans les règles de réécriture d'une langue ou d'une langue à l'autre sont la conséquence de la méthode utilisée. L'application de cette méthode montre des contraintes : la syntaxe suit telle règle et pas une autre. C'est bien plus qu'une grammaire au sens traditionnel, c'est un modèle de la compétence d'un locuteur lorsqu'il utilise une langue.

Noam Chomsky a aussi mis en évidence l’importance de la récursivité dans le fonctionnement des langues humaines. Dans la théorie qu’il propose, un élément est dit récursif s’il présente la propriété de se reproduire dans la structure des phrases autant comme constituant que comme constitué. La subordination représente un bon exemple de ce mécanisme. En effet, dans une subordonnée, on trouve une phrase, la phrase subordonnée, qui est incluse comme constituant dans la structure d’une autre phrase, la phrase principale qui en est constituée.

La théorie de base a évolué. Selon celle-ci, l’interprétation sémantique (le sens) a lieu grâce à la structure profonde, les transformations n’ayant pour fonction que de disposer formellement les syntagmes. Ce principe s’est heurté à de nombreux contre-exemples. Il faut admettre, soit que les transformations peuvent changer le sens, soit que l’ordre de surface est, lui aussi, pertinent pour le sens.

Au début de son travail Chomsky envisageait donc la grammaire uniquement sur le plan syntaxique. Il voulait montrer l'existence d'un système capable de générer l’ensemble infini des phrases de la langue, c'est-à-dire acceptables par un locuteur de cette langue. Puis, vers 1965 il a présenté une théorie de la grammaire qui comportant en plus un appareil de règles d’interprétation sémantiques (permettant d’accéder au sens). En 1970, Chomsky a adopté la solution selon laquelle les structures de surface contribuent aussi à l’interprétation sémantique.

2.2 Un fondement biologique du langage

Chomsky  Il nie que l’enfant ait déjà acquis les rudiments du système symbolique dans ses relations avec son environnement, ce qui faciliterait acquisition de la langue maternelle. Il est persuadé du caractère premier et inné du langage et des processus mentaux qui le forment (Le langage et la pensée, p. 119). Pour l'auteur, il y a une autonomie de la capacité linguistique de l'Homme.

Noam Chomsky suppose que la structure universelle qu'il trouve dans l'organisation du langage est innée. Chaque être humain hériterait, grâce à son appartenance à l’espèce humaine, d’un dispositif qui prépare et permet l’acquisition des langues. Sa recherche tente de mettre à jour ce dispositif sous le nom de grammaire universelle. Dès lors, se pose la question du support individuel de cette potentialité. 

Chomsky soutiendra tout au long de son œuvre que la capacité langagière, présente chez l'homme, a un fondement biologique contrôlé par la génétique. Ce serait une capacité innée, même si les formes de son actualisation sont acquises. En faveur de cette thèse, il évoque une argumentation de bon sens. En effet, une partie de la grammaire n'est pas apprise, mais construite spontanément.

De plus et complémentairement, il semble impossible de pouvoir acquérir quelque chose d'aussi complexe qu'une langue dès l'âge de 5 ou 6 ans. La capacité le permettant doit être déjà présente, c'est-à-dire implantée biologiquement. Il défend aussi une argumentation plus savante. Sa grammaire générative montre qu'il y a des processus génératifs simples et communs à tous les hommes. S'ils sont communs à tous (universels), il est alors assez légitime de penser qu'ils soient d'origine génétique.

La thèse selon laquelle la faculté de langage est déterminée par la biologie humaine a suscité de vifs débats.

2.3 L'indépendance du langage et de la cognition

Selon une autre thèse caractéristique de la pensée de Chomsky, les capacités sémantiques, la syntaxe et les capacités phonologiques sont séparées. Sa grammaire générative universelle concerne uniquement la syntaxe. Les procédures issues de ce système permettent de générer des discours organisés et hiérarchisés. Ces discours peuvent être mis en rapport avec le système sensori-moteur qui l'exprime et le système cognitif de la pensée. Selon Chomsky, ces autres systèmes n'influencent pas la procédure générative de la syntaxe.

Citons-le :

« La connaissance d'une langue implique la capacité d'attribuer à un ensemble infini de phrases une structure superficielle et une structure profonde, de lier correctement ces structures et de donner une interprétation sémantique et une interprétation phonétique aux structures superficielles et profondes associées » (Le langage et la pensée, p. 51).

La personne qui connaît une langue possède une grammaire qui génère l'ensemble infini des structures profondes potentielles, qui peuvent être ensuite interprétées de manière sémantique ou phonétique.

La grammaire ou syntaxe générative est une méthode d'analyse permettant de montrer comment est générée une langue selon sa syntaxe. Les régularités formelles qui s'observent dans les règles de réécriture d'une langue, ou d'une langue à l'autre, sont la conséquence de la méthode utilisée. L'application de cette méthode montre des contraintes : la syntaxe suit telle règle et pas une autre. Elle enregistre des contraintes qui sont celles qui déterminent la syntaxe.

Comme la plupart des linguistes Chomsky sépare la cognition assimilée à la pensée, d'avec le langage tout en les liant. Pour lui, le langage et la pensée sont liés, mais pas de manière stricte. Le langage fournit un moyen d'exprimer et de manipuler des concepts mentaux, mais ne dicte pas la pensée et qui peut exister indépendamment du langage. Et en même temps, il relie étroitement langage et pensée.

« Le langage peut évidemment servir à la communication comme les gestes ou la manière de s'habiller. Mais statistiquement parlant, et c'est ce qui est important, le langage est de manière écrasante beaucoup plus utilisé pour penser, dans le cadre de notre dialogue interne  [...] il y a des arguments sérieux pour soutenir que le langage est "conçu" pour penser, et que la possibilité d'externaliser cette pensée n'est que secondaire » (Entretien, La Recherche, n° 443, 2010, p. 95).

3. Interpréter autrement l'apport de Chomsky ?

3.1 Autonomie du langage

Chomsky formule l'hypothèse, hautement probable, selon laquelle l'individu par lui-même (c'est-à-dire en dehors du champ socioculturel) contribue en grande partie à l'élaboration de la structure du langage (Conférence de 1971) et simultanément montre l'existence d'une structure, d'un schématisme générateur de langage. Si l'on admet ces deux propositions, plusieurs explications sont possibles.

On peut, comme le fait Chomsky, supposer une capacité biologique innée qui expliquerait les deux à la fois. Mais, on peut aussi interpréter autrement l'autonomie du langage et son appropriation individuelle. Voyons d'abord quelques arguments contre la supposition de Chomsky. Ce qui est en partie inné et biologiquement déterminé (de manière certaine), c'est le support neurobiologique (permettant l'émergence du langage). L'expression des gènes se fait nécessairement dans les structures et le fonctionnement neurobiologique. Mais, translater cette détermination vers le langage est discutable et, à ce jour, n'est pas démontré.

En effet, pour montrer l'existence du processus générateur du langage, Chomsky procède par abstraction à partir des aspects factuels du langage et non à partir de données neurobiologiques. Noam Chomsky et son école montrent que les syntaxes des langues humaines suivent des règles qui leur sont propres. Les lois de la syntaxe ne sont d'évidence pas des lois biologiques.

À partir de cette thèse chomskienne, plutôt que de supposer une expression neurobiologique directe, il y a une autre possibilité plus sophistiquée. On peut supposer que le support neurobiologique permettant l'émergence du langage est effectivement biologiquement déterminé (et donc inné), mais que, de plus, à partir de ce support, le langage et sa syntaxe possèdent une autonomie ; ce qui implique qu'ils aient une structure propre. Or, il nous semble bien que c'est ce que Chomsky et son école montrent : les syntaxes des langages humains suivent des règles qui leur sont propres.

Le travail de Chomsky peut s'inscrire dans l'hypothèse d'une autonomie des capacités langagières humaines et il ne paraît donc pas illégitime de faire l'hypothèse que le processus générateur du langage dont parle Chomsky corresponde à une capacité à laquelle on pourrait supposer un support spécifique ? Cela ne contredit d'ailleurs pas l'hypothèse d'une organisation neurobiologique favorisant le langage, mais ajoute comme hypothèse supplémentaire que, à partir de cette configuration innée, un niveau d'organisation supérieur se crée et que c'est à son niveau que se génèrent les structures mises en évidence par les travaux de la linguistique.

Toutefois, autonomie ne veut pas dire totale indépendance. La spécificité de la faculté langagière n'empêche pas qu'elle soit liée aux autres capacités cognitives. Si l'autonomie du langage existe, elle est relative et Noam Chomsky a tendance à trop l'accentuer en ne tenant pas compte de la sémantique qui relie le langage à la conceptualisation (voir Vandeloise C., Autonomie du langage et cognition,1991). 

3.2 Un support spécifique ?

Pour Baptiste Morizot,

« le langage est à la fois un phénomène naturel, car rattaché à notre histoire biologique, et un phénomène culturel car dépendant d’un apprentissage et d’un contexte social. Le langage est donc un objet qui ne peut pas être compris ou expliqué sans recourir aux deux aspects de la dichotomie nature et culture ». (Baptiste Morizot, Christel Portes, Marie Montant, « Le Langage entre nature et culture », 2015, cours non publié).

De notre point de vue, il y a un oubli dans cette présentation, celui des structures et schèmes cognitifs qui gouvernent le langage, qui pourtant ne sont évidemment pas méconnus de Baptiste Morizot. Il y a une étonnante absence, un vide quant à leur désignation. Entre « nature et culture », entre « histoire biologique » et « phénomène culturel », ne manquerait-il pas quelque chose, un chaînon utile ?

On retrouve ce vide de manière inaugural chez Ferdinand de Saussure.  Cherchant à définir ce qu’est une langue, Ferdinand de Saussure la représente comme l’émanation d’une communauté linguistique.

« C’est par le fonctionnement des facultés réceptive et coordinative que se forme chez les sujets parlants des empreintes qui arrivent à être sensiblement les mêmes chez tous. Comment faut-il se représenter ce produit social pour que la langue apparaisse parfaitement dégagée du reste ? Si nous pouvions embrasser la somme des images verbales emmagasinées chez tous les individus, nous toucherions le lien social qui constitue la langue. C’est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d’un ensemble d’individus ; car la langue n’est complète dans aucun, elle n’existe parfaitement que dans la masse. (…) Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l’individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ; elle n’existe qu’en vertu d’une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté. » (Cours de linguistique générale, p. 30-31)

On retrouve une nomination incertaine dans l’approche naturaliste de Noam Chomsky qui définit la « faculté de langage » comme un « organe mental inné ». On peut effectivement employer le terme imagé d'organe mental, mais quelle est la forme d'existence de cet organe mental ? Cette « existence virtuelle en chaque cerveau », cet « organe mental », ces « facultés perceptives et coordinatives », cet innominé entre « nature et culture », etc., ne pourrait-on lui attribuer un support bien réel, une forme d’existence émergente ?

Conclusion

Pour Noam Chomsky, la pensée est la principale fonction du langage, bien avant la communication tout en reconnaissant que les questions classiques du langage et de la pensée n'ont pas trouvée de solution définitive (Ibid., p. 140). Le point central de sa doctrine est l'autonomie de la capacité linguistique de l'Homme.

Par ailleurs, allant un peu plus loin que son propos, il n'est pas interdit de supposer que les mécanismes générateurs du langage soient intimement mêlés aux processus purement cognitifs, si bien que ce qu'on appelle généralement pensée soit la résultante de l’association des deux. L’activité de penser reposerait fondamentalement sur une genèse double, à la fois cognitive et linguistique.

Cela en contredit pas la proposition de Chomsky de faire du langage une capacité biologique innée, mais dément que l'on puisse la rattacher seulement à la biologie. C'est précisément cette différence-liaison entre les deux qui est intéressante. 


Bibliographie :

Chomsky N.,
            Aspects de la théorie syntaxique, 1969.
            La Linguistique cartésienne ; La Nature formelle du langage, Paris, Éditions du Seuil, 1969
            Structures syntaxiques, Paris, Seuil, 1969

            Le langage et la pensée, Paris, Payot, 1969.
            Questions de sémantique, Paris, Seuil, 1975 
            Réflexions sur le langage, Paris, Seuil,1977.
            Nouveaux horizons dans l'étude du langage et de l'esprit, Paris, Stock, 2005.
            Le langage sert d'abord à penser,  La Recherche, n° 443, 2010, pp. 93-95.
            Sur la nature et le langage, Marseille, Éditions Agone, 2011


Le débat entre Chomsky et Foucault en 1971 à l'Université de l'État de New York à Stony Brook, n'a pas été édité.


Autres :

Baptiste Morizot, Christel Portes, Marie Montant, « Le Langage entre nature et culture », 2015, cours non publié

Saussure F. de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1981.

Vandeloise Claude, Autonomie du langage et cognition, Communications, 53: 69-103.


Webographie :

http://www.chomsky.info