Revue philosophique

Claude Lévi-Strauss et la fonction symbolique

 

Pour Claude Lévi-Strauss, la structure mise en évidence par l’étude des faits socioculturels permet de comprendre « l’esprit humain » car elle est le produit d’une « fonction symbolique », commune à tous les hommes. Qu'est-ce que la fonction symbolique dont parle Claude Lévi-Strauss ? Peut-on la concevoir comme faisant partie des capacités cognitives humaines ?

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Claude Lévi-Strauss et la fonction symbolique. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/claude-levi-strauss-et-la-fonction-symbolique.

 

Plan de l'article :


  1. La recherche qui a mené au symbolique

  2. La fonction structurante de l’esprit humain

  3. Reprendre l'apport de Claude Lévi-Strauss ?

  4. Conclusion : l'intuition centrale


 

Texte intégral :

1. La recherche qui a mené au symbolique

Les principes fondateurs de la recherche

En 1949, on peut lire sous la plume de Claude Lévi-Strauss :

« Chaque enfant apporte en naissant, et sous forme de structures mentales ébauchées, l’intégralité des moyens dont l’humanité dispose de toute éternité pour définir ses relations au Monde et ses relations à Autrui » (Les structures élémentaires de la parenté, Paris et La Haye, Mouton, 1949, p. 108).

Cette idée est reprise en 1952 à la conférence de Blumington :

« Culture et langue sont deux modalités d’une activité fondamentale de l’esprit humain, … dont une science, … l’anthropologie entendue au sens le plus large, nous révélera un jour les secrets ».

Dans un entretien avec Raymond Bellour en 1967, on retrouve cette même visée :

« Dans tout ce que j’ai essayé de faire, j’ai essayé de comprendre comment fonctionne l’esprit des hommes ».

Ce sera réaffirmé en 1971 :

"Je cherche à « dégager certains modes d’opération de l’esprit humain, si constants au cours des siècles et si généralement répandus, qu’on peut les tenir pour fondamentaux » (L’homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 571).

La méthode utilisée

Lévi-Strauss s’intéresse à l’homme en général, mais plus précisément à ce qui fait sa spécificité, c'est-à-dire au fonctionnement intellectuel partagé par tous, vu sous l’angle d’une capacité spécifique, une fonction fondamentale dite "symbolique".

Cette capacité commune à tous les hommes serait une caractéristique de l’esprit humain. Malgré quelques variations dans les énoncés, l'intention est restée toujours identique : il s’agit d’expliciter une capacité universelle caractéristique de l’humanité qui génère la culture au-delà des particularismes locaux.

Claude Lévi-Strauss n'étudie pas directement (sur un mode psychologique et empirique) la fonction de l’esprit humain qui l’intéresse, il l’aborde au travers de ses conséquences, les produits socioculturels, en passant principalement par l’ethnographie.

Il s’agit de trouver une structuration identique, et donc commune, au travers de ses différentes manifestations qui vont de la parenté à l’art en passant par les mythes, la musique ou encore les classifications botaniques. Cette structuration cachée dans la diversité et l’hétérogénéité des faits socioculturels serait la marque de l’esprit qui les forge. Pour Lévi-Strauss, cet ordre n’est pas autonome (extérieur), il est la marque de l’esprit humain.

2. Une fonction structurante de l’esprit humain

Un fonctionnement cognitif fondamental

Pour Lévi-Strauss, le terme d’esprit n’a aucune signification idéaliste. C’est le « terme par lequel nous désignons une fonction » dit-il, fonction qui génère des structures. Il s’agit uniquement d’une fonction intellectuelle, une capacité cognitive ou logique. Qu’il y ait de nombreuses fonctions intellectuelles, Lévi-Strauss ne le conteste pas, mais sa recherche porte sur un fonctionnement fondamental et central. Il n’entre pas dans le détail de telle ou telle capacité, car son objectif n’est pas une psychologie cognitive.

Par rapport à la réalité factuelle concrètement descriptible des pratiques et des produits socioculturels, la structure est l’armature invisible qui la génère et la soutient. Elle existe parce que la fonction symbolique, en œuvrant, produit de l’ordre qui organise le monde humain et fonde la culture. Pour l’auteur, un même fonctionnement est à l’œuvre derrière ces divers phénomènes humains (Lévi-Strauss C., Anthropologie Structurale, Paris, Plon, 1958, p. 117 et 224). Nous avons là une autre hypothèse fondatrice du référent lévistraussien, celle d’un rapport de genèse de l’un à l’autre.

Claude Lévi-Strauss cherche quelque chose de général possédé par tous les hommes. Pour cela, il fait l’hypothèse d’une fonction structurante qui organise les matériaux dont elle s’empare, c'est-à-dire toutes les formes de représentation, et qui dirige les actes relationnels ou créatifs et donc la sociabilité. Cette fonction est inconsciente ou plutôt pas nécessairement consciente.

Pour Philippe Descola, c’est « dans la nature de l’homme, dans des schèmes formels et universels profondément inscrits dans son esprit, mais pas toujours consciemment appréhendés, que réside le fondement des institutions matrimoniales et, plus largement, de la culture elle-même, dont la prohibition de l’inceste marque l’émergence (La lettre du Collège de France, hors série, 2008, p.4).

Ce fonctionnement inconscient fait du lien social

Dans la mesure où les protagonistes ignorent la fonction à l'œuvre et les structures qu'elle génère, l’auteur les qualifie d'inconscientes (Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 224). C’est une nouvelle version de l’inconscient qui voit le jour : « l’inconscient cesse d’être l’ineffable refuge des particularités individuelles, le dépositaire d’une histoire unique, … il se réduit … à la fonction symbolique » (Ibid. p. 224), fonction commune à tous les hommes.

Le fonctionnement de l’esprit échappe aux protagonistes. Prenons l’exemple du mythe. D’un point de vue pratique, cela veut dire que la structure d’un mythe n’est pas connue des divulgateurs du mythe. Il veut indiquer par là que les utilisateurs n’ont pas connaissance de la forme logique contenue dans les mythes. Cette méconnaissance est-elle un trait spécifique des processus culturels collectifs ou est-ce une caractéristique de l’esprit humain lui-même ? Lévi-Strauss penche en faveur de la seconde hypothèse.

Vers 1958, Lévi-Strauss étend même à l’affectif la fonction structurante. Elle

« se borne à imposer des lois […] à des éléments inarticulés qui proviennent d'ailleurs : pulsions, émotions, représentations, souvenirs » (Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 232, 233).

Pourtant, il se méfie de l’affectif, notion qu’il juge vague et incertaine. Il se place plutôt du côté d’Auguste Comte : soit on est dans le biologique (émotionnel), soit on est dans l’intellectuel (et donc le social). Bien que s’inspirant de la méthode psychanalytique, il est, dans l’ensemble, très éloigné de ce dont elle s’occupe.

Lucien Scubla fait la remarque suivante :

« si les "lois structurales" mises en œuvre par l'inconscient sont universelles, celui-ci n'est pas seulement le principe organisateur de la subjectivité individuelle, c'est en même temps un "terme médiateur entre moi et autrui", et donc un opérateur synthétique propre à engendrer le lien social » (La revue du Mauss).

Cette structuration fondamentale sert de médiation entre les hommes et constitue ce qui fait société. Le fonctionnement inconscient de l’esprit vu sous ce jour de l’ordre symbolique est un terme médiateur entre soi et autrui, car il est la condition de la vie mentale « de tous les hommes et de tous les temps ». Il concerne donc la vie interindividuelle et la constitution de la communauté.

Cette fonction n’est pas désincarnée

Le fonctionnement désigné repose sur le jeu combiné de « mécanismes biologiques et psychologiques » (La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 333). Il est en relation avec « la structure du cerveau » (in « Revue de l’Académie des Sciences Morales et Politiques », 1962, vol CXV, p.217). Cet arrière-plan, ce fondement-support, n’est pas pris en compte dans la recherche de Lévi-Strauss. Son référent effectif, ce sur quoi il travaille, concerne seulement les structures discernables dans les divers aspects de la réalité humaine comme produit du fonctionnement organisateur de l’esprit appelé parfois fonctionnement symbolique.

Claude Lévi-Strauss est d’une extrême prudence sur la nature de la fonction structurante et sur son support. Ce qu’ils sont en eux-mêmes n’est pas précisé. Dans une interview de Jean-José Marchand en 1972, il affirme : « Je n’ai pas besoin de savoir ce qu’est l’inconscient, ni de faire des hypothèses sur sa nature ». La profession de foi de Lévi-Strauss n’est pas idéaliste. Dès Les Structures élémentaires de la parenté et tout au long de son œuvre, il se dit convaincu que les lois de la pensée sont apparentées à celles qui ont cours dans le monde physique et biologique.

Ce fonctionnement n’est pas seul à intervenir

D’autres contraintes interviennent, dues aux éléments constituants eux-mêmes, indépendamment des schèmes cognitifs qui les ont générés. En effet, « les structures sont exclusives. Chacune d’elles ne peut intégrer que certains éléments, parmi tous ceux qui sont offerts. Chaque type d’organisation sociale représente donc un choix, que le groupe impose et perpétue. » (Les structures élémentaires de la parenté, Paris - La Haye, Mouton, p. 108). Le fonctionnement cognitif n’est pas tout-puissant :

« les individus dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs délires ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu’il serait possible de reconstituer » (Tristes tropiques, Paris, Plon 1955, p. 183).

Les composants (phonèmes, mythèmes, atomes de parenté, etc.) ne peuvent former qu’un nombre restreint de configurations stables et pour les mettre en évidence, il faut trouver les règles d’exclusion et de compatibilité mutuelles entre éléments.

Les lois de la phonologie devaient permettre d’établir « une sorte de tableau périodique des structures linguistiques, comparable à celui des éléments dont la chimie moderne est redevable à Mendeleïev » (Anthropologie structurale, Paris Plon, 1958, p. 66). Ou encore : les lois de l’anthropologie structurale pourraient aboutir à « une sorte de tableau périodique [...], où toutes les coutumes réelles ou simplement possibles apparaîtraient groupées en familles, et où nous n’aurions plus qu’à reconnaître celles que les sociétés ont effectivement adoptées » (Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 183).

C'est une capacité proprement humaine

Claude Lévi-Strauss suggère qu’une capacité propre à l’homme peut être mise en évidence par les structures discernables dans les activités sociales et culturelles (Anthropologie Structurale, Paris, Plon, 1958, p. 81). Il en est ainsi parce que les formes socioculturelles sont produites par les hommes et que la structure qu’on leur découvre est le fruit du fonctionnement humain qui les a façonnées.

Nous voyons maintenant se dessiner le référent de la recherche lévistraussienne. Il combine trois aspects :

- Le substrat biologique est posé comme soubassement, mais il n’est pas étudié. Il est hors-champ.

- La fonction symbolique structurante dont il faut faire la théorie (sous forme de structure et de lois).

- Les faits socioculturels façonnés par cette capacité structurante qui en portent la marque, qui est constituée par un vaste corpus ethnographique.

Nous voyons là le référent principal de la recherche de Claude Lévi-Strauss. Tenter une recherche scientifique à son sujet est une manière de chercher à connaître l’humain.

C'est une capacité de formalisation

Il résulte de cette recherche que la fonction symbolique peut être décrite selon des formes logiques qui sont des oppositions, des symétries, des inversions, des équivalences. En élargissant, on trouve des conjonctions et des disjonctions avec des possibilités d’intersection, d’union et de complémentation. Ce sont les opérations de la logique élémentaire et de la théorie des ensembles. Ces formes logiques élémentaires seraient à l’œuvre dans toutes les activités humaines. Dans les mythologiques la notion de structure est délaissée au profit de la recherche de formes logiques.

Elles seraient mêmes mathématisables selon l'essai du mathématicien André Weil sur le système de parenté très complexe de la tribu Murngin (Nord de l’Australie). Claude Lévi-Strauss propose un tableau à double entrée définissant et formalisant les différents types d’opérations supposées être à l’œuvre dans les mythes (Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, p. 164,165). Il semblerait que les groupes booléens s’appliquent aux mythes et rendent compte des oppositions cru, cuit, frit, bouilli qui président aux coutumes alimentaires de nombreuses cultures et que Lévi-Strauss avait proposé de formaliser dans son « triangle culinaire » associant cru-cuit-pourri. Dans La Potière jalouse, une formule synthétique réapparaît, la « formule canonique » des mythes déjà proposée auparavant, mais peu explicitée. La formule canonique des mythes donne une formalisation de certaines régularités (voir structuralisme et sciences humaines).

Par rapport à sa recherche qui était, rappelons-le, de montrer l’existence d’une "fonction symbolique" structurante à partir d'un vaste corpus ethnographique, le résultat obtenu montre que cette fonction a une allure formelle d'apparence logique. Dit autrement, Lévi-Strauss conclut que le fonctionnement de la pensée, mis en évidence par la logique moderne, est universellement appliqué, y compris sous des aspects trompeurs de la pensée d’apparence irrationnelle des peuples à la culture non scientifique. Quant aux structures générées, elles présentent des régularités remarquables et sont constamment retrouvées.

Le symbolique entre individu et société

Lucien Scubla, dans un article de 1988, « Fonction symbolique et fondement sacrificiel des sociétés humaines », La revue du MAUSS, n° 12, 1988, p. 41, propose l'analyse du symbolique suivante :

  • Lévi-Strauss enracine la fonction symbolique dans la cognition humaine, et va même jusqu'à faire de celui-ci l'objet principal de l'anthropologie. Il risque donc de retomber dans cette « réduction du social au psychologique » qu'il s'agissait pourtant d'éviter.

  • D'où sa propension à désubjectiviser les opérations cognitives en s'efforçant d'ancrer le symbolique lui-même et, par suite, la culture dans une réalité supra-individuelle qu'il nomme « l'inconscient ».

  • L’inconscient se réduit à une fonction, la fonction symbolique, spécifiquement humaine et qui, chez tous les hommes, s'exerce selon les mêmes lois.

Cette analyse du dispositif de Lévi-Strauss nous paraît exacte, mais elle ne saurait constituer une critique. Au contraire, elle montre le lien opéré par Lévi-Strauss entre individu et société.

3. Reprendre l'apport de Claude Lévi-Strauss ?

Lier la nature et la culture

Sur un plan anthropologique général, celui de la situation de l’homme dans le monde, nous nous accordons avec Lévi-Strauss sur l’idée de « réintégrer la culture dans la nature et finalement, la vie dans l’ensemble des conditions physico-chimiques » (La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962).

Ce point de vue n’est pas réductionniste, car il s’agit de « réintégrer dans » et non de « ramener à ». Lévi-Strauss indique aussi, concernant l’homme, que « le cerveau est un organe de la vie, et la vie est une partie de l'univers », si bien que l’on peut s’attendre à retrouver partout les mêmes principes d’organisation (interview par Jean José Marchand, Paris, Éditions Montparnasse, 1972). On l’a vu plus haut, le lien entre les capacités structurantes de l’esprit et la biologie est constamment évoqué par Lévi-Strauss. Nous sommes profondément en accord sur ce principe. L’homme est dans le monde et donc, l’ordre humain, d’où naît la culture, fait partie du monde.

À partir de ces considérations, il serait faux de conclure que Lévi-Strauss soit naturaliste comme le prétend Dan Sperber (Colloque Lévi-Strauss, Collège de France, 2008), car tous ses travaux cherchent à montrer l’émergence de la culture, à trouver la condition fondamentale de la culture et de la vie sociale de l’homme. Mais, à l’inverse, partant de là, il serait faux de le considérer comme culturaliste au sens d’une autonomie et d’une prééminence culturelle. Nous qualifierons son attitude de « continuiste ». Il s’agit de considérer les aspects culturels et naturels, vitaux et physiques, sans opposition ni clivage. La coupure nature/culture, tout comme leur indistinction sont des problèmes.

Désigner un ordonnancement fondamental

Nous pensons que l'idée d'un ordonnancement humain à caractère formel engendré par une capacité humaine fondamentale est plausible. De quoi s'agit-il ? Plutôt que de parler de symbolique qui renvoie au sémiotique au sens large et de logique qui implique une validité formelle, préférons le terme de capacité formelle d’ordonnancement. Ce faisant, nous restreignons l’hypothèse de Lévi-Strauss, mais cette restriction lui apporte, nous semble-t-il, plus de validité.

Cette capacité formelle sépare, trie, classe et associe selon des liens constants ce qui se propose à elle. Elle choisit, dans des éléments présents, un agencement parmi plusieurs possibles en obéissant à des contraintes qui lui sont propres. Elle agence, ordonne selon des principes de symétrie, d'opposition, contraire, d'équivalence. Elle est opératoire, car elle a une efficacité organisant les pratiques sociales et concrètes tout autant que l’exercice de la pensée réfléchie.

C’est pour cela qu'il semble préférable de parler de formalisme et d’ordonnancement. Il y a bien une mise en ordre par des contraintes abstraites et toujours les mêmes, mais sans validité démonstrative. Cet ordre impose des positions et des enchaînements à des éléments concrets selon des principes abstraits. Du coup, nous faisons l’hypothèse complémentaire que le logico-mathématique valide universellement est peut-être un produit épuré collectivement au fil des générations de ce fonctionnement cognitif ordonnateur premier.

Suite aux travaux de Lévi-Strauss, il semble possible d'admettre les points suivants :

  • Il existe chez l'homme un système cognitif de traitement des données empiriques.

  • Ce système s’applique spontanément à divers domaines comme les mythes, les systèmes de parentés, la cuisine, les traditions et coutumes humaines.

  • Ce système cognitif n’est pas conscient, il se met en jeu automatiquement au quotidien sans volonté particulière. Il est opératoire et s’applique à la réalité concrète et sociale.

  • L’ordonnancement produit est souvent masqué, car recouvert par des idéologies arrangeantes.

  • L'ordre formé par ce système est cohérent, mais n'est pas conforme à la logique.

Indiquer la source du lien social

Dans la préface à une réédition des travaux de Marcel Mauss, Lévi-Strauss écrit :

« Mauss croit encore possible d’élaborer une théorie sociologique du symbolisme, alors qu’il faut évidemment chercher une origine symbolique de la société » (« Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », XXII, in : Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950).

C’est, dit Lucien Scubla,

« attribuer au symbolique un pouvoir synthétique : celui d’informer au sens aristotélicien du terme la vie collective des hommes, à l’aide d’un répertoire relativement réduit de structures universelles » (La revue du Mauss, n° 12, 1998, p.41).

La fonction symbolique constituerait le vinculum substantiale de la société. C’est bien la pensée de Lévi-Strauss. Nous ajouterons que, pour lui, la structure symbolique est présente à la fois individuellement et collectivement. L’une procède de l’autre sans hiérarchie entre les deux.

Claude Lévi-Strauss ne considère pas que ce soit le seul lien social, ni que les sociétés soient des agrégats d’individus sans autre facteur de liaison. Le lien social naît de quatre règles que s'imposent les hommes : la prohibition de l’inceste et l’exogamie qui s’ensuit, les lois du mariage et la répartition sexuelle des tâches. Ces règles organisent l’échange et la circulation, d’abord des femmes dont dépend la survie de l’espèce, mais aussi des biens matériels et culturels. Pour notre part, nous dirons que les hommes sont porteurs, individuellement et collectivement, d’une capacité formelle d’ordonnancement. La transformation de l’environnement naturel en un environnement culturel est opérée par cette capacité.

Pourquoi cet aspect ordonnateur du fonctionnement cognitivo-représentationnel serait-il facteur de lien social ? L’ordonnancement produit du lien social tout simplement parce qu'il instaure des règles dans les interactions qui stabilisent les relations et permettent une cohabitation pacifique. Le juste et l’injuste ne sont discernables que par rapport à un ordre organisant la réciprocité entre les pairs. Empiriquement, on sait que la justice est un facteur de sociabilité. En son absence, dominent la rivalité mimétique, le déchaînement pulsionnel, l’intérêt égoïste et le calcul cynique.

4. Conclusion : l'intuition centrale

L’intuition fondamentale de Claude Lévi-Strauss concerne l'existence d'une capacité cognitive commune à l’humanité dont on retrouve les effets dans la plupart des productions humaines. Cette capacité qui organise les faits culturels, les relations interpersonnelles, l'organisation sociale concerne tous les humains. Cette thèse nous paraît démontrée à condition de ne pas rechercher un formalisme strict et de renoncer au holisme structuralo-linguistique auquel l'auteur a sacrifié durant les années 1950.

Les formes de parenté, les mythes, les coutumes, la loi commune portent la marque d’une capacité d’ordonnancement propre à l’homme. Celle-ci produit des effets au quotidien, effets qui sont fondateurs de la culture, puisqu’il s'agit des règles de conduite et des formes sociales de base. Les travaux de Lévi-Strauss montrent l’existence d’une capacité d’ordonnancement propre à l'homme qui forge son humanité et sa sociabilité. L’échange et la réciprocité, qui sont régis par la "fonction symbolique" par Lévi-Strauss, sont au cœur de la sociabilité. Pour notre part, plutôt que de référer la fonction symbolique à l'esprit, terme ambigu et à connotation spiritualiste, nous préférons y voir une capacité intellectuelle spécifique propre à l'Homme.

 

Bibliographie :

Claude Lévi-Strauss

Les structures élémentaires de la parenté, Paris et La Haye, Mouton, 1949.

« Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950.

Tristes tropiques, Paris, Plon 1955.

La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

Mythologiques, t. I : Le Cru et le cuit, Paris, Plon, 1964.

Mythologiques, t. II : Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1967.

Mythologiques, t. III : L'Origine des manières de table, Paris, Plon, 1968.

Mythologiques, t. IV : L'Homme nu, Paris, Plon, 1971.

Interview par Jean José Marchand, Paris, Éditions Montparnasse, 1972.

Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973.

       La Potière jalouse, Paris, Plon, 1985.

Commentateurs

Descola Ph., La lettre du Collège de France, hors série, 2008.

Dan Sperber. Colloque Lévi-Strauss, Collège de France, 2008.

Scubla L., « Fonction symbolique et fondement sacrificiel des sociétés humaines », La revue du MAUSS, n° 12, 1988.

 

L'auteur :

Juignet Patrick