Écrit par : François Parisien
Catégorie : Actualités

Brice Couturier a consacré trois chroniques sur France Culture à Leszek Kolakowski, remettant ainsi en lumière un philosophe polonais du XXe siècle mis de côté en France. Spécialiste du marxisme, Leszek Kołakowski est connu pour son Histoire du marxisme très documentée, en trois volumes, dont seuls les deux premiers ont été traduits en français. 

Universitaire, ayant enseigné dans de nombreuses universités du monde, Kolakowski déploie sa pensée à partir d’observations concrètes, souvent tirées de l’expérience quotidienne, ce que note le sous-titre de son essai paru en 1999, Freedom, Fame, Lying and Betrayal (Liberté, célébrité, mensonge et trahison) : « essais sur la vie quotidienne ». Sa vie sera rythmée par les évolutions politiques en Pologne. Comme chez la plupart des intellectuels confrontés à l’histoire, sa pensée a évolué. 

Au sortir de l’épreuve de l’occupation et de la guerre, il adhère au parti communiste. Le communisme tel qu’il l’espérait aurait dû être « la continuation d’une tradition européenne rationaliste et cosmopolite dont il se sentait proche ». « Après les horreurs de la guerre et de l’occupation, ceux qui se sont identifiés au communisme voyaient en lui la continuation des Lumières ; comme une force qui combattrait le courant chauviniste et clérical présent dans la tradition polonaise ». Mais dès 1948, le malentendu devient évident. Un dogmatisme de fer, venu d’Union soviétique est imposé à la vie intellectuelle dans les démocraties populaires. En art et en littérature, le « réalisme socialiste » devient obligatoire. Dans les sciences humaines, le « matérialisme dialectique » interdit toute pensée libre et critique. Une sorte de « religion séculière » est infligée par un État totalitaire à une société apeurée, qui se débat dans les difficultés quotidiennes.

Kolakowski devint célèbre, vers 1956 et est qualifié de révisionniste, car il défend la liberté des choix individuels contre le déterminisme historique et la liberté d’expression. Il se  fera, de plus en plus ouvertement, défenseur de la morale kantienne contre l’historicisme tiré d’une lecture de Hegel. Il critique la vision instrumentale, en vertu de laquelle on peut sacrifier les personnes aux grandes causes idéologiques. « Accepter que les notions de bien et de mal précèdent tout fait contingent est une condition de toute culture vivante », écrit-il.

En octobre 1966, il prononce un discours accablant à l’Université de Varsovie, pour faire le bilan des 10 années écoulées depuis la chute des staliniens au pouvoir, à Varsovie. Il est sur-le-champ exclu du Parti communiste, puis démis de son poste de professeur à l’université. L’écrasement du « printemps de Prague » par les chars soviétiques, en août 1968, devait marquer l’écroulement définitif des espoirs placés jusqu’alors dans la possibilité d’instaurer, dans cette partie de l’Europe, un « socialisme à visage humain ». À l’occasion d’une vaste purge antisémite l’historien Bronislaw Baczko et le philosophe Zygmunt Bauman sont chassés du pays. Kolakowski, qui n’est pas juif, fait partie du lot. Après être passé par l’Université McGill, à Montréal, puis par Berkeley en pleine révolution contre-culturelle, il est accueilli à Oxford.

Dans un texte écrit en anglais en 1990, Leszek Kolakowski a mis en garde contre la malignité du nationalisme. Il écrit que se solidariser avec ceux qui partagent la même « niche culturelle historique et linguistique » que soi est innocent. » Mais, dans certaines circonstances politiques, ces sentiments spontanés de solidarité nationaux peuvent tourner « au chauvinisme et au bellicisme haineux ». Le nationalisme devient la croyance en une supériorité et s'accompagne de la tendance à s’élargir territorialement aux dépens de ses voisins et à privilégier l’honneur national au détriment des droits des personnes. Pour autant, ajoutait-il, « les sentiments patriotiques ne sont pas en eux-mêmes incompatibles avec la perspective démocratique » : l’attachement à l’héritage culturel national, l’aspiration à rendre sa propre nation plus prospère et plus civilisée sont parfaitement honorables.

Main Currents of Marxism comporte trois volumes ? Le premier, titré Les Fondateurs, est consacré à Marx, Engels et à leurs prédécesseurs. Le deuxième couvre la première période du marxisme, son « Age d'or, de Kautsky à Lénine ». Le troisième volume couvre, pour commencer, l’histoire intellectuelle de l’Union soviétique : quelle est la version du marxisme qui y a progressivement triomphé ? Comment Staline en a fait la doctrine sur laquelle il a assis son pouvoir ? La pensée de Trotski est analysée en détail. Défilent ensuite les grands noms du marxisme européen : l’Italien Gramsci, le Hongrois Lukacs, le Français Lucien Goldmann ont droit à des études solides et informées. Puis viennent l’École de Francfort, Herbert Marcuse et Ernst Bloch. En fin de volume, sont analysées les controverses françaises, impliquant aussi bien Sartre qu’Althusser. De l’avis général, cette somme est ce qu’on a écrit de plus fouillé et de plus complet sur l’histoire de la pensée marxiste et de ses développements. Main Currents of Marxism a été traduit dans pratiquement toutes les langues d’Europe. 

D’après Kolakowski, certaines découvertes attribuées à Karl Marx lui préexistaient. Ainsi de la « lutte des classes », concept explicatif de l’histoire sociale se trouve chez de nombreux historiens dès le début du XIX° ; chez Guizot, entre autres. Quoi qu'il en soit, Kolakowski dénonce l’erreur d'attribuer les conflits sociaux et politiques à une explication unique telle que les rapports de production économiques. Ce que Marx appelle « lois de l’histoire » n’en sont pas. Ce sont en fait des tendances qu’il croit déceler en leur fixant lui-même un horizon ultime, à la manière hegelienne.

Il rappelle qu'un grand nombre de prévisions historiques de Marx ne se sont pas produites et que le « socialisme réel », celui de Staline, Khrouchtchev et Brejnev, ont été des échecs. Dans quelques textes, notamment celui intitulé « les racines marxistes du stalinisme », disponible en français dans le recueil Le village introuvable, Kolakowski montre que si Marx ne peut être tenu pour coupable de la dictature léniniste par un soi-disant « parti d’avant-garde détenteur des lois de l’histoire », il porte une responsabilité. Car en accordant à un agent historique (le prolétariat) « une position épistémologique privilégiée », il a bâti un concept de vérité ambigu repris par Lénine.

Pour Lénine, est réputée « vraie » à la fois une théorie scientifiquement démontrée, mais aussi l’idéologie censée émaner du prolétariat (filtrée par le Parti). Le stalinisme est certes le résultat de circonstances malheureuses, mais il est aussi le produit d’une idéologie qui se prétend vraie, alors qu'elle n'est en rien démontrée et il en tire à mauvais escient un prestige et une justification. Les anarchistes, les mencheviks, Rosa Luxembourg elle-même avaient prévu, souvent avec précision, comment la dictature mise en place dès les premiers jours aboutirait à la tyrannie d’une petite équipe, puis d’un seul homme.

Brice couturier consacre trois émissions de cinq minutes chacune dressent un portrait de l'homme et de l'œuvre. Elles interviennent après la publication par les éditions "Les Belles Lettres" d'un recueil d’articles parus en français dans la revue Commentaire sous le titre « Comment être socialiste, conservateur et libéral ».

  * Le nationalisme 
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L'histoire du XXe siècle
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La critique du marxisme

Rappelons pour finir que l'engagement politique et philosophe doivent être distingués. La philosophie peut se prononcer au nom de l'éthique sur tel ou tel programme politique mais, si elle devient politique, elle se perd comme philosophie. Elle n'est plus une réflexion rationnelle et distanciée qui demande de garder une neutralité. De la réflexion philosophique à l'engagement politique, il y a un trajet et une différence qui doivent être bien marqués.