Pensée philosophique et pensée scientifique

 

Il est indispensable aux philosophes, pour être à la hauteur de leur vocation, de garder un lien étroit avec la culture scientifique (en particulier celle des sciences humaines). Cette relation est asymétrique, puisque pour des raisons liées à la nature et la spécificité du problème philosophique, les savants ne bénéficient qu’indirectement de l’éclairage des philosophes, tandis que ceux-ci doivent être très directement informés des avancées scientifiques.

 

Pour citer cet article :

Citot Vincent. Pensée philosophique et pensée scientifique Indifférence réciproque, cohabitation pluridisciplinaire ou engagement interdisciplinaire ? Philosophie, science et société. 2023. https://philosciences.com/Pensée philosophique et pensée scientifique. 

 

Plan :


1. Philosophie et science : genèse historique

2. Interdisciplinarité philosophie science

3. Pluridisciplinarité pour les problèmes axiologiques


 

 

Texte intégral :

1. Philosophie et science : genèse historique

Les rapports de la philosophie à la science doivent se comprendre à partir de la genèse historique de ces disciplines

1.1 Pourquoi il revient à la science1 de définir la philosophie

 C’est une idée largement répandue chez les philosophes que la définition de la philosophie relève de leur compétence propre. « Qu’est-ce que la philosophie ? » serait une question éminemment philosophique. Les philosophes se sont toujours demandés quelle était la nature de leur réflexion, et y ont répondu en philosophant. De même, la religion a toujours prétendu définir elle-même sa nature profonde, en refusant que les historiens et sociologues des religions légifèrent sur son identité à sa place. On pourrait en dire autant des artistes, des moralistes, des juristes, des politiques, etc. : chacun s’estime spontanément le mieux placé pour penser ce qu’il fait. Mais, comme ces disciplines sont simultanément théoriques et normatives (il y a des valeurs religieuses, morales, esthétiques, politiques), l’internalisation disciplinaire des questions de définition aboutit à la pluralité des engagements et des opinions. En effet, quand la visée normative se joint au propos descriptif, la réflexion prend tendanciellement un caractère personnel. La tentation est grande de définir une discipline en général à partir de l’usage que l’on en fait soi-même. L’essence de la pensée et de la pratique politique/artistique/juridique est conçue différemment selon les engagements politiques/artistiques/juridiques singuliers de celui qui se charge de la déterminer. De même, le philosophe a tendance à ériger (souvent inconsciemment) sa philosophie comme norme et définition de la philosophie. Au lieu de penser ce qu’est la philosophie, il cherche ce qu’elle devrait être ou ce qu’il voudrait qu’elle fût. En effet, comme nous le verrons, l’acte de philosopher engage, de près ou de loin, une dimension normative. La conséquence est qu’il y a presque autant de définitions de la religion que de religions, de définition de l’art qu’il y a de courants artistiques, de définition de la philosophie qu’il y a d’écoles philosophiques : l’internalisme méthodologique débouche sur la dispersion et la confusion.

En revanche, il n’y a pas autant de définitions de la science qu’il y a de programmes de recherche scientifiques. La raison de cette singularité est que, contrairement aux disciplines cognitivo-normatives, la science restreint son ambition à l’étude des faits et des lois : elle n’a pas d’autre ambition que de connaître. Si nous cherchons à connaître l’identité de la religion, de la politique, de l’art ou de la philosophie, il est peut-être plus raisonnable, plus instructif et moins naïf de demander à la science de la déterminer, plutôt que de collectionner les avis des religieux, des politiques, des artistes ou des philosophes. Cela n’allège pas la tâche intradisciplinaire d’énoncer ce que ces disciplines devraient être. D’une façon générale, le gain d’intelligibilité suppose un décentrement, une objectivation. C’est le meilleur moyen pour distinguer l’être du devoir-être.

En cherchant dans la science – l’histoire et la sociologie principalement – une définition de la philosophie, nous nous engageons déjà dans une certaine compréhension de leurs rapports. On peut donc légitimement se demander si cette méthode n’est pas circulaire et n’a pas toujours déjà présupposé ce qu’elle cherche à montrer, à savoir que le rapport de la philosophie à la science est asymétrique, au bénéfice de la science. Il nous semble qu’il s’agit moins d’un présupposé que d’une thèse instruite par l’expérience et la réflexion, et nous espérons que les lignes qui suivent livrent quelques arguments en ce sens. En outre, notre but n’est pas de dévaloriser la philosophie, mais, tout au contraire, de la sauver dans ce qu’elle a de spécifique. Comme toute démarche philosophique, le présent travail tâche de penser ensemble vérité et valeur – il se demande notamment ce qu’est la philosophie et ce qu’elle devrait être. C’est au nom de sa propre exigence de vérité que la philosophie doit reconnaître les limites de l’entreprise d’autodéfinition ; c’est pour être fidèle à l’esprit critique bien compris que la philosophie doit s’autocritiquer. La reconnaissance par la philosophie de ses propres bornes n’est pas suicidaire, mais salvatrice.

1.2 La philosophie comme pensée religieuse rationalisée

 Que nous apprend donc la science historique sur la philosophie et ses rapports avec la science en général ? Dans le champ des disciplines théoriques, c’est-à-dire des entreprises intellectuelles de recherche de vérités universelles, la pensée religieuse est première. Quand les hommes ont cherché les principes de la nature, les lois du monde, la place de l’homme dans ce monde, etc., ils ont commencé par penser religieusement (nous distinguons la pensée religieuse, qui est une doctrine, de la religion proprement dite, qui est un ensemble de pratiques associées aux croyances, aux normes et dogmes de la pensée religieuse2). Toute pensée religieuse propose une vision-du-monde d’une part, et une morale d’autre part : elle est à la fois explicative et normative.

 Dans certaines sociétés, l’évolution des rapports socio-économiques, des mentalités et des besoins spirituels, a rendu les explications religieuses insuffisantes. C’est ainsi que dans l’Antiquité grecque, indienne, chinoise, romaine, puis dans la pensée arabo-musulmane et finalement dans la pensée européenne, il est apparu de plus en plus nécessaire de rationaliser la vision-du-monde religieuse. Non pour en finir avec la religion, mais, le plus souvent, pour la sauver. La pensée doit venir au secours d’une foi qui ne se soutient plus elle-même au sein d’une société complexe, individualisée et rationalisée – du fait d’une division et d’une spécialisation du travail –, et devant le développement de savoirs positifs. La philosophie est apparue, moins comme une antithèse de la religion, que comme une façon de perpétuer sa fonction intellectuelle et morale dans un monde nouveau. Ce monde plus technique, plus savant et plus urbanisé exige plus de rationalité. En Occident comme en Orient, la philosophie apparaît d’abord comme une pensée religieuse questionnée, réfléchie et rationalisée.

 On retrouve donc dans la philosophie les deux fonctions essentielles de la pensée religieuse : expliquer le monde et donner à l’homme des règles de conduite. La philosophie associe une vision-du-monde à une sagesse, des valeurs cognitives à des valeurs morales ou existentielles. Si la philosophie a d’abord soutenu la pensée religieuse en la réformant, elle évolue ensuite vers une indépendance croissante, de sorte qu’elle finit souvent par l’affronter (et pas seulement en Occident). Mais, quel que soit son degré d’autonomie, la philosophie a toujours cette double fonction d’expliquer le monde et de donner à l’homme des règles pour l’habiter au mieux. Elle est une pensée du monde et une pensée du rapport de l’homme au monde : tout en visant une certaine objectivité cognitive, le penseur ne saurait faire abstraction de sa condition existentielle.

1.3 L’apparition des sciences et ses conséquences sur la philosophie

 La religion a dû déléguer à la philosophie une partie de sa fonction cognitive, puisqu’il est apparu nécessaire que la connaissance soit rationalisée pour être une connaissance authentique. Concomitamment, la pensée religieuse se replie de plus en plus sur ce qui lui revient en propre : la croyance, la foi, la révélation, les dogmes. La philosophie, qui s’est faite une spécialité de l’exercice de l’esprit critique et de la pensée rationnelle, laisse à la religion ses dogmes et ses mythes. En matière de connaissance, son autorité et son indépendance ne font que croître. En tant que discipline du savoir, elle est la « science ». Faut-il rappeler que toutes les sciences aujourd’hui autonomes étaient d’abord incluses dans la religion puis dans la philosophie, qui ont joui successivement du monopole du savoir ? Les différentes sciences naissantes n’étaient que des sous-parties de la philosophie : aucune contestation ne pouvait avoir de sens entre le tout et les parties.

 Mais petit à petit (à partir du XVIIe siècle en Europe), il est devenu clair que la science dispose de méthodes d’investigation spécifiques, qui tranchent avec les questions « métaphysiques ». Quand la science devient expérimentale, sa différence avec les questionnements spéculatifs devient patente. Le processus d’autonomisation des sciences positives par rapport à la pensée philosophique est en marche. Mais, ce processus ne prend pas la tournure que les philosophes auraient pu espérer : voir les sciences s’autonomiser comme une mère admire ses enfants grandir tout en restant fidèles et reconnaissants. C’est bientôt contre la philosophie que la science doit gagner sa place dans le monde intellectuel. Comme la philosophie a fini par s’opposer à la religion, la science se pose en s’opposant à la philosophie. L’histoire noogénétique (l’histoire des formations spirituelles) est celle d’un matricide toujours recommencé.

 Face aux amputations qu’elle a dû subir (l’autonomisation successive des différentes sciences), “la” philosophie a réagi au moins de trois façons. La première peut être dite “fair-play” : les philosophes se réjouissent de la bonne santé d’une science indépendante, car leur souci de voir les connaissances s’accroître est plus fort que les jalousies et les querelles académiques – l’humanisme transcende le chauvinisme disciplinaire. La deuxième réaction marque une position intermédiaire : les philosophes abandonnent à la science la connaissance positive, mais cherchent, en quelque sorte, à “sauver les meubles” : si la philosophie n’est plus la discipline du savoir, au moins restera-t-elle celle qui fonde les savoirs. Elle demeure légitime – et même dominatrice – en se faisant discipline du “fondement”. Aux sciences particulières reviennent les savoirs particuliers, mais la philosophie seule pourrait penser le savoir dans toute sa généralité et dans ses conditions de possibilité – et donc établir une « théorie de la connaissance ». La troisième réaction est une réaction de défense qui peut prendre l’aspect d’un anti-scientisme militant. La philosophie résiste, se cabre, devient proprement réactionnaire (par rapport au mouvement de l’histoire qui voit s’épanouir les différentes sciences).3 On dissocie ce qui était auparavant complémentaire, et on promeut le sentiment contre la raison, l’existence contre le savoir, la beauté contre la vérité, la nature contre la technique et la philosophie contre la science.

Quand le modèle de rigueur scientifique a fini par s’imposer dans les esprits et dans l’institution universitaire (vers la fin du XIXe siècle), une ultime réaction philosophique a consisté à inventer des “sciences philosophiques” dont le but implicite ou explicite est de concurrencer – et, pour certaines, de dominer – les sciences positives4 : la psychologie philosophique (la « phénoménologie »5), l’anthropologie philosophique (l’« existentialisme », l’« herméneutique », le « structuralisme » et le « marxisme » dans leurs versions philosophiques), la linguistique et la logique philosophiques (le « positivisme logique », l’« empirisme logique », la « philosophie analytique », voire la « grammatologie »), l’histoire philosophique (le « matérialisme historique », la « dialectique », l’« archéologie », l’« histoire philosophique de la philosophie »6), la théorie de la connaissance philosophique (la « philosophie de l’esprit » et l’aspect philosophique des « sciences cognitives ») – liste non exhaustive. Aujourd’hui, ces écoles de pensées dominent largement le paysage philosophique.

Certaines de ces entreprises ont indéniablement permis d’enrichir la compréhension de l’homme, de sorte que la contre-offensive des philosophes a eu et a encore des effets réels dans le champ intellectuel. Mais quel que soit l’avenir des tentatives de conserver au sein de la philosophie une dimension cognitive, il faut reconnaître qu’aucune n’est parvenue à concurrencer sérieusement la science, et encore moins à s’y substituer. En lieu et place des procédures de vérification scientifique, le philosophe n’a pour lui que son génie propre, ce qui se révèle rarement suffisant sur le long terme pour faire progresser le savoir. Il n’est donc pas étonnant de constater que les diverses “sciences philosophiques” sont largement plus influencées par l’évolution des sciences proprement dites qu’elles n’ont déterminé celle-ci en retour. Pour ne prendre qu’un seul exemple : tandis que les progrès de la neurobiologie sont capitaux pour les « philosophes de la cognition », les doctrines de ces derniers n’ont guère d’effet sur la neurobiologie. En outre, ce n’est guère la philosophie qui rend féconde l’interdisciplinarité des « sciences cognitives ». Le philosophe cherchant à imiter la rigueur scientifique se condamne à une posture qui ressemble un peu à celle du mauvais élève “louchant” sur la copie de son camarade de classe, au lieu de réfléchir par lui-même au problème qui lui est soumis, avec ses moyens propres et en le reformulant à nouveaux frais. Après avoir été la science, puis l’avoir dominé, imité ou ignoré, la philosophie doit à présent s’en instruire – et cela sans renoncer à son ambition intellectuelle.

En effet, même si la philosophie devait céder de plus en plus de terrain face à la science, il lui reste tout de même la dimension axiologique à laquelle la science n’a pas d’accès direct, et sur laquelle bien des philosophes choisissent de se replier. La morale, le sens de la vie, le bonheur, la sagesse : voilà des objets dignes de penser, que la science ne pense pas, ou pense à sa manière (par des procédés d’objectivation, de quantification et de modélisation). La science, quelle que soit sa puissance présente et future, ne peut absorber complètement la philosophie. L’histoire noogénétique n’est pas celle d’un remplacement de la religion par la philosophie puis de la philosophie par la science : les trois disciplines ont vocation à cohabiter parce que, après certains ajustements, chacune peut trouver son domaine spécifique sur lequel aucune autre n’empiète.

1.4 Philosophie et science : rivalité ou complémentarité ?

Cet aperçu historique – qui peut être considéré comme une introduction à notre problème – permet de comprendre les enjeux des rapports de la philosophie à la science autonomisée. Sur le plan théorique, ce sont principalement des rapports de substitution et de contestation. Ils sont aussi conflictuels que ceux que la philosophie a entretenus historiquement avec la religion. L’époque actuelle cherche des relations plus pacifiques, et se demande s’il serait possible de mettre en place des collaborations interdisciplinaires entre la science et la philosophie. Autrement dit, après la relation d’identité (la science incluse dans la philosophie) puis de rivalité (la science contestant à la philosophie sa compétence en matière cognitive), on se demande si une relation de complémentarité est possible.

D’un point de vue historique, il est aussi incongru de demander une complémentarité entre la philosophie et la science qu’entre la religion et la philosophie. Peut-on imaginer un travail interdisciplinaire entre la religion et la philosophie, entre la religion et la science, entre des alchimistes et des chimistes, des astrologues et des astronomes ? On pressent que, si la science prétend dépasser la religion et la philosophie sur le terrain des connaissances, elle ne leur demandera pas de la compléter sous cet aspect.

Ceci dit, la religion et la philosophie ne se réduisent pas à leur caractère cognitif, puisqu’elles sont aussi pourvoyeuses de normes. Mais une nouvelle difficulté se présente s’il est question d’interdisciplinarité sur des problèmes aussi hétérogènes que les problèmes cognitifs et axiologiques. D’une façon générale, en effet, pour qu’une interdisciplinarité fasse sens, il faut que des disciplines indépendantes puissent travailler ensemble sur un problème commun. Nous devons donc au total nous poser principalement deux questions : 

– La philosophie et la science ont-elles un intérêt à travailler ensemble sur les questions qui leur seraient communes ? (Partie 2)

– Sur les questions qui ne le seraient pas, quelle forme de collaboration peut s’établir ? (Partie 3)

2. Interdisciplinarité philosophie science

Pour résoudre des problèmes cognitifs, l’interdisciplinarité philosophie science n’est requise que marginalement

La philosophie est (en première approximation) la coordination d’une vision-du-monde rationnelle (plutôt que dogmatique ou mystique) et d’une sagesse théorique (plutôt que simplement pratique). Séparons provisoirement ces deux dimensions pour examiner d’une manière plus précise les rapports de la philosophie à la science ; et commençons par ce qu’elles ont en commun : la vocation cognitive.

2.1 La science, une fois autonomisée, n’a pas besoin de la philosophie pour parfaire ses connaissances

 Personne ne conteste plus aujourd’hui à la science sa primauté pour la connaissance positive des choses du monde. La philosophie n’a rien à dire de plus ni de mieux que la science en ce qui concerne les lois de la nature. La physique, la chimie, l’astronomie, et les autres sciences de la nature ne sont plus sous tutelle philosophique – elles sont “libres” pour le plus grand bien de la connaissance. En ce qui concerne les sciences de la vie, et surtout les sciences humaines, la philosophie résiste encore et entend conserver son expertise. L’espace de cet article ne nous permet pas d’argumenter de façon précise pour montrer que le retrait de la philosophie est aussi nécessaire en sciences humaines qu’en sciences de la nature ; nous devons donc nous contenter d’affirmations : c’est quand la sociologie n’a plus de métaphysique (implicite ou explicite) qu’elle se fait plus rigoureuse, plus sérieuse, plus précise, plus prédictive, plus mathématique, plus légale. Il en va de même pour la psychologie, l’économie, l’histoire, etc. Plus la science vole de ses propres ailes, plus elle va loin dans la connaissance des choses.

Si l’on objecte que les sciences humaines, loin d’être philosophiquement neutres, véhiculent au contraire une métaphysique grossière selon laquelle la vérité de l’homme est son aspect le plus extérieur, le plus objectif, le plus quantifiable, le plus inhumain, en somme, il faut répondre que c’est là moins une métaphysique que le prérequis fondamental de toute étude scientifique. La recherche d’objectivité par des procédures de vérification (expérimentation, formalisation, modélisation) est la méthode scientifique comme telle. Si on la conteste au nom d’une autre idée de la nature, de la vie ou de l’homme, alors il faut renoncer à la science et adopter une perspective philosophique ou religieuse. Que la science ne dise pas Tout de l’homme et de la vie, c’est l’évidence même, mais qu’elle dise bien ce qu’elle cherche à en dire, c’est tout aussi évident. Sur le plan de la connaissance objective, la science est très supérieure à la religion et à la philosophie qui en tenaient lieu dans les stades préscientifiques de l’histoire noogénétique. Autrement dit, la science réalise mieux le programme qui était déjà celui de la religion et de la philosophie (dans leur prétention cognitive, et non morale, pratique ou sotériologique). Il ne faut pas exagérer l’opposition de la science avec la religion et la philosophie : une part importante de leur ambition théorique concerne exactement la même chose : l’explication du monde. La magie elle-même est une forme primitive de science, qui explique le monde à sa façon, avec des lois aussi précises que possible7.

Si ces remarques sont justes, une conséquence s’impose : la philosophie doit abandonner à la science le domaine de la connaissance, parce qu’elle est moins apte qu’elle à connaître – à connaître le monde8. De son côté, la science doit suivre sa vocation cognitive sans se soucier de la philosophie. Si on propose à un scientifique un programme de recherche interdisciplinaire qui le ferait collaborer avec des philosophes sur une question cognitive, il doit décliner l’offre, ou bien prendre le risque de perdre son temps ; de même qu’un philosophe n’aurait que faire d’une recherche interdisciplinaire avec des religieux sur des questions de philosophie.

Quand un scientifique se montre intéressé par une collaboration philosophique, il faut y voir davantage un motif de douter de son indépendance d’esprit qu’une occasion d’applaudir à son ouverture d’esprit. En effet, l’influence que la philosophie “main stream” exerce sur la science est principalement conservatrice. Tout fondateur d’une science nouvelle doit légitimer cette prise d’indépendance contre la philosophie qui rechigne à se voir amputer. Certes, la pensée scientifique s’élabore dans le contexte historique, culturel et intellectuel qui est le sien : nulle découverte n’est tout à fait désincarnée. C’est notamment ce qui fait dire à Koyré que « l’influence des conceptions philosophiques sur le développement des sciences a été aussi grande que celle des conceptions scientifiques sur le développement de la philosophie »9. Mais cette influence du contexte est celle d’un enracinement (la science naît de la philosophie), qui est à bien distinguer de l’influence intellectuelle brutale et innovante que la science exerce en retour sur la philosophie. L’influence qu’une mère exerce sur ses enfants n’est pas de la même nature que l’influence intellectuelle que ceux-ci, une fois adultes, peuvent exercer sur elle.

C’est se bercer d’illusions que de chercher dans la philosophie une force supérieure d’innovation et d’invention – tous les philosophes, hélas, ne sont pas des génies, et ceux-ci ont moins d’influence qu’on le croit. L’histoire des sciences montre que les grandes révolutions scientifiques se sont faites sans l’aval des philosophes, et même le plus souvent en faisant violence aux conceptions philosophiques dominantes. Ce ne sont pas les révolutions philosophiques qui font les révolutions scientifiques, mais bien les révolutions scientifiques – elles-mêmes sous conditions socio-économiques – qui engendrent des révolutions philosophiques. Si Copernic, Galilée, Newton, Darwin, Freud, Einstein, Durkheim, Heisenberg ou Piaget ont pratiqué la philosophie à leurs heures, c’est leur activité scientifique qui a bouleversé les conceptions philosophiques de leur temps. Ce n’est pas la philosophie de Newton qui est révolutionnaire, c’est sa science qui révolutionne la philosophie – et ce qui est vrai de Newton l’est aussi des autres savants. D’une façon générale, il est manifeste que les scientifiques n’ont pas besoin des philosophes pour progresser dans leur propre domaine.

L’aide que la philosophie peut apporter à la science est de la même nature que celle de la mère pour ses enfants. Quand une science n’est pas encore tout à fait adulte, elle est abritée, couvée, préparée, au sein de la philosophie. Toutes les sciences sont nées de la philosophie, et sont passées par un « stade de développement » philosophique. La branche de la philosophie qui est “enceinte” d’une science nouvelle n’a pas le caractère conservateur qui vient d’être reconnu à la philosophie “main stream” ; et justement pour cette raison, elle devra acquérir une légitimité contre le courant principal. Cette philosophie marginale des innovateurs et des libres penseurs joue pleinement son rôle cognitif. Cette dynamique d’invention de sciences nouvelles donne sa légitimité cognitive à la philosophie. « La philosophie est une anticipation des pensées et des pratiques futures », dit M. Serres : « elle doit inventer, mais elle invente le sol commun aux inventions à venir. Elle a pour fonction d’inventer les conditions de l’invention ».10

Comme certaines sciences déjà constituées peuvent s’intéresser aux sciences en formation, se rénover à leur contact, profiter de leurs innovations conceptuelles et théoriques, une certaine interdisciplinarité est concevable entre la philosophie qui héberge ces réflexions préscientifiques, et d’autres sciences plus matures. Aujourd’hui comme au cours des siècles précédents, des échanges interdisciplinaires fructueux peuvent s’établir entre des philosophes innovateurs et des scientifiques attentifs à ces innovations. Mais le moment interdisciplinaire de la philosophie ne dure que le temps de sa tutelle. Après, quand la préscience maternée prend son envol sous la forme d’une science authentique, la philosophie n’est plus guère sollicitée, sinon parce que l’on attend d’elle une nouvelle phase de fécondité – c’est-à-dire le nouvel abandon d’un territoire classiquement reconnu comme appartenant à la philosophie. En dehors de cette forme d’interdisciplinarité, relativement marginale, il est à craindre que les appels à l’interdisciplinarité science-philosophie soient essentiellement destinés à « moderniser à peu de frais une discipline menacée »11 ; une façon pour la philosophie de se mettre à jour sans avoir trop l’air de prendre des leçons. La plupart du temps, donc, la philosophie ne peut entretenir avec la science que des relations pluridisciplinaires, comme nous le verrons ci-après.

2.2 L’épistémologie est une spécialité scientifique plus que philosophique

 Les savoirs positifs sont principalement l’affaire des sciences, c’est entendu. Mais la réflexion sur ces savoirs, sur leurs conditions de formation, sur leurs possibilités de développement, sur leurs limites, etc., ne revient-elle pas à une discipline plus générale que les sciences particulières ? Cette discipline qui pense la connaissance dans ses principes les plus généraux n’est-elle pas la philosophie ? Il le semble : la « théorie de la connaissance » et l’« épistémologie » sont apparues au cours du XIXe siècle comme des branches de la philosophie. Mais précisément, il arrive à cette spécialité philosophique la même “mésaventure” qu’à la « philosophie naturelle », à la « philosophie mathématique » ou à la « philosophie sociale » : la prise d’indépendance par rapport à la philosophie, et l’autonomisation disciplinaire. L’étude de la connaissance comme telle devient de plus en plus une étude scientifique. Plusieurs sciences sont concernées, notamment l’histoire des sciences, la sociologie de la connaissance et la psychologie de la connaissance (qui comprend la psychologie génétique telle que l’a conçue Piaget). Contester le statut de science à l’histoire, à la sociologie ou à la psychologie, c’est simplement témoigner d’une ignorance des problèmes, des méthodes et des résultats de ces disciplines.

L’épistémologie au sens large ne se réduit pas à l’étude scientifique de la formation des connaissances : elle est aussi un exercice de conceptualisation de la théorie et de la pratique scientifique – qu’il s’agisse d’une science particulière, ou bien de la science en tant que telle. Elle explicite la méthode scientifique, sa rigueur et ses limites, la façon dont s’établit un fait ou un document, comment s’élabore une hypothèse, comment elle se vérifie, par quelles procédures d’objectivation puis d’interprétation. Bref, l’épistémologue analyse minutieusement comment “fonctionne” la science. La science est son objet, et lui, au niveau qui est le sien, fait une sorte de science de la science : il observe, conceptualise, fait des hypothèses, les vérifie, cherche le degré de généralité des rapports qu’il a mis en évidence. L’attitude de l’épistémologue n’est pas du tout celle du « philosophe des sciences », lequel prend autant de recul que possible pour penser le rapport de la science en général à l’homme, à la société ou à l’éthique. Le philosophe des sciences interroge la science dans ses conséquences et ses enjeux extrascientifiques. Au contraire, l’épistémologue reste au plus près de son objet (la science) pour en comprendre les mécanismes avec le plus d’objectivité possible.

Non seulement il pense à la façon d’un scientifique, mais il reçoit la majeure partie des problèmes qu’il a à résoudre des sciences elles-mêmes. Le problème épistémologique émerge à même la pratique scientifique. Un grand problème épistémologique apparaît d’abord comme un grand problème scientifique. Que l’épistémologue soit scientifique ou philosophe de formation, c’est l’évolution de la science qui lui assure le renouvellement périodique de ses interrogations. Il est donc nécessaire non seulement qu’il se tienne au courant des avancées scientifiques, mais encore qu’il comprenne de l’intérieur les difficultés rencontrées par les sciences. L’idéal serait qu’il ait lui-même une activité scientifique. S’il est rédhibitoire, pour un épistémologue, d’ignorer les sciences de son temps, il est en revanche assez indifférent qu’il soit parfait connaisseur des grands systèmes philosophiques, et qu’il ait lui-même sa philosophie propre sur tel ou tel sujet. Même sa « philosophie des sciences », s’il en a une, doit être sans importance majeure pour ses recherches épistémologiques – ne pas les influencer. On demande à l’épistémologue d’être le plus “objectif” possible, et non de mettre en œuvre une philosophie qui, comme nous le verrons en Partie III, l’engagerait à titre personnel.

Même les problèmes épistémologiques très généraux – ceux qui concernent les critères de scientificité, le rapport de la théorie à l’expérience, l’interrogation des sciences sur leur fondement12, ou ceux qui surviennent à l’occasion d’un changement de paradigme13 – sont pris en charge par les sciences elles-mêmes, ou par des épistémologues de formation philosophique mais ayant acquis la culture scientifique nécessaire pour les poser correctement. Pour déterminer quels sont les liens de dépendance réciproque de la théorie, de l’expérience et de l’interprétation, il est plus précieux d’avoir une culture scientifique qu’une culture philosophique. Etablir les conditions d’objectivité de l’observation savante est une question en continuité avec le travail scientifique. Il n’appartient pas au philosophe de mettre en garde le physicien des particules sur la façon dont son observation pourrait perturber l’observé. De même en sciences humaines : c’est la responsabilité directe de l’ethnologue de se méfier de ses propres « habitus » et schèmes de pensée culturels, afin d’étudier objectivement telle ou telle culture. Pour mettre à distance toute forme d’ethnocentrisme, l’ethnologue n’a pas besoin qu’un philosophe lui donne une leçon d’objectivité. Il lui revient de penser lui-même les conditions qui garantissent sa neutralité d’observateur. Est-ce au philosophe d’expliquer à l’historien qu’il doit faire attention à ne pas juger du passé en y projetant son présent ? L’historiographie (c’est-à-dire l’épistémologie de l’histoire) est internalisée depuis longtemps ; et elle est de plus en plus indifférente aux idées des philosophes sur l’histoire et aux « philosophies de l’histoire » en général. Donner à la philosophie la mainmise sur les questions épistémologiques, c’est prendre les scientifiques pour des esprits bornés ne parvenant pas à réfléchir sur ce qu’ils font.

Il nous semble au contraire que les problèmes épistémologiques sont soit des problèmes scientifiques, soit des problèmes qui prolongent immédiatement ces derniers. Le philosophe problématise d’une façon toute différente. Il demande par exemple : « Toutes les cultures se valent-elles ? » ; « Faut-il chercher dans le passé un modèle pour le présent ? » ; « Que faire des vérités scientifiques ? », etc. Et pour mener à bien ces réflexions, il aura notamment besoin de connaissances ethnologiques, historiques et épistémologiques. Ces savoirs positifs lui permettront de traiter son sujet d’une façon différente du simple moraliste, qui n’a pas pour vocation – comme le philosophe – de penser le lien des valeurs aux connaissances. Si, en plus de se poser ce genre de questions, la philosophie veut tenter de fonder la science, c’est son affaire, mais il nous semble que l’épistémologie devrait s’en garder. D’autant plus que l’entreprise paraît vaine : l’histoire des sciences montre que ces tentatives “fondationnalistes” sont rendues caduques à chaque changement de paradigme scientifique. Que l’épistémologie philosophique n’ait pas la capacité d’asseoir la science sur des principes stables à long terme est un indice éloquent que l’épistémologie devrait être scientifique. Les philosophes quant à eux doivent tirer les leçons du désintérêt que les scientifiques manifestent à l’égard du « fondement philosophique » de leur travail, et surtout du renouvellement périodique de ces philosophies du fondement en fonction de l’avancée des sciences.

En outre, la philosophie n’a pas le monopole de la réflexion générale : c’est le préjugé propre des philosophes de cantonner la pensée scientifique dans le détail des explications particulières. Il est abusif de proclamer “philosophe” tout scientifique qui pense les problèmes généraux de sa discipline. Faudrait-il qualifier de “philosophes” le moraliste, le religieux, l’artiste, le juriste, le médecin et le journaliste dès qu’ils s’interrogent en prenant un peu de recul sur leur pratique ? Cela reviendrait à identifier toute forme de pensée générale à de la philosophie, et ainsi à rendre incompétent tout honnête homme non philosophe. Il est plus juste de réserver le qualificatif de “philosophique” à une classe de problèmes spécifiques, et de convenir que tous les hommes peuvent réfléchir rigoureusement sur leur pratique sans que cette rigueur soit d’emblée qualifiée de philosophique. Au sens large et au sens courant, la pensée philosophique peut désigner n’importe quelle tentative spéculative argumentée, mais au sens strict, elle est une façon spécifique de problématisation théorique.

 Ainsi, l’épistémologie est soit une science (histoire, sociologie ou psychologie des connaissances), soit une méta-réflexion de la science sur elle-même. Dans tous les cas, elle est en continuité avec la science et doit être intégrée dans le projet scientifique global. L’avis du philosophe n’est pas requis pour éclaircir un problème épistémologique, sauf s’il s’agit d’une science en formation, et donc d’une épistémologie en formation. Pour reprendre les métaphores précédentes, nous dirons que, tant que la philosophie n’a pas “accouché” d’une science nouvelle, ou du moins tant que cette science est encore jeune, elle reste en partie philosophique, et son épistémologie également. Dans ce cas, une interdisciplinarité est concevable et praticable entre des sciences plus anciennes et ces philosophies innovantes. D’une façon générale, le travail interdisciplinaire entre épistémologues et scientifiques plus spécialisés est profitables aux uns et aux autres. Mais il ne s’agit pas, sauf marginalement, d’une relation d’interdisciplinarité entre science et philosophie. Que les épistémologues aient reçu une formation philosophique ne suffit pas à classer leur démarche du coté de la philosophie. Ce qui rend le travail de l’épistémologue pertinent pour les scientifiques, ce n’est pas la dimension cognitive de sa philosophie (s’il est philosophe par ailleurs), mais bien la culture scientifique qui nourrit ses thèses.

Quant à savoir si les scientifiques auraient besoin des philosophes comme des sortes de conseillés en “culture générale” ou comme coordinateurs, cela paraît également marginal. Un médecin généraliste est indispensable pour orienter ses patients vers tel ou tel spécialiste, mais enfin, c’est un médecin ; tandis qu’un philosophe ne paraît guère compétent pour distribuer du travail ou passer des commandes aux différentes spécialités scientifiques. En outre, la culture générale n’est pas du tout le propre de la philosophie. Il reste encore à déterminer si une interdisciplinarité est possible entre la science (épistémologie comprise) et la philosophie des sciences. C’est ce que nous verrons dans la Partie 3, car la philosophie des sciences s’interroge sur la valeur de la science en général plus que sur son aspect strictement cognitif.

2.3 L’acquisition par les philosophes d’une culture scientifique ne nécessite pas de relation interdisciplinaire

La science aurait donc globalement peu ou pas besoin de développer des relations interdisciplinaires avec la philosophie pour instruire les problèmes épistémiques et épistémologiques qu’elle se pose. Qu’en est-il des besoins de la philosophie ? Dans la mesure où elle se présente comme une vision-du-monde, la philosophie a tout intérêt à se tenir au courant du discours sur le monde, c’est-à-dire du développement des sciences. Discourir sur la matière, la nature, la vie, l’homme, l’histoire, la société, etc., sans intérioriser les savoirs positifs disponibles sur ces objets, en faisant confiance aux seules ressources de sa pensée, c’est à la fois prétentieux et naïf, et prendre le risque du ridicule. La recherche du savoir vrai a toujours été l’ambition des philosophes, du temps où la science était intégrée à la philosophie ; il n’y a aucune raison, maintenant que la science est indépendante, de rechercher l’ignorance. La culture scientifique est pour la philosophie une condition essentielle de son bon exercice. C’est vrai de toute recherche philosophique, et ça l’est a fortiori de ses prétentions plus spécifiquement cognitives.

L’esprit critique, en tant qu’exigence essentielle de la pensée philosophique, implique un effort de décentrement ou de “déterritorialisation” de la philosophie, dont la science offre une occasion de première importance14. C’est dans son propre intérêt que la philosophie doit faire l’épreuve de la culture scientifique : c’est pour mieux servir son exigence critique qu’elle doit intérioriser les savoirs positifs – étant entendu qu’intérioriser n’est pas prendre pour argent comptant. La science n’est nullement une menace pour la philosophie bien comprise : elle est sa chance, l’occasion pour elle de décupler son exigence critique.

Ceci dit, que les philosophes aient intérêt à s’instruire n’implique pas qu’il leur soit utile de se retrouver à la même table de travail que les savants pour mettre en œuvre ensemble un programme de recherche commun. L’instruction et l’exercice de l’esprit critique n’impliquent pas de travailler en communauté. Il se pourrait bien, au contraire, que le travail solitaire soit essentiel à la fois à l’acquisition des connaissances et à l’indépendance d’esprit. Pour se tenir au courant des avancées de la science, le philosophe peut se contenter de lire les études publiées et, au besoin, de suivre des cours. En outre, comme le philosophe n’a rien à apprendre au scientifique ni à l’épistémologue sur des problèmes cognitifs, un atelier de recherche commun prendrait plus la forme d’un enseignement unilatéral que d’une collaboration interdisciplinaire. 

3. Pluridisciplinarité pour les problèmes axiologiques

Pour résoudre des problèmes axiologiques, seule la pluridisciplinarité est envisageable

3.1 Transition : science et philosophie des sciences

 Sur le terrain des connaissances, l’interdisciplinarité entre la science et la philosophie ne nous semble rarement utile, en raison du rapport asymétrique des deux disciplines : les scientifiques n’ont nul besoin des philosophes pour accroître ou approfondir leurs savoirs. Cette affirmation n’a de sens qu’une fois admis le fait que les problèmes épistémologiques sont des problèmes scientifiques – plus précisément, que l’épistémologie s’est autonomisée par rapport à la philosophie, et qu’elle l’a fait à bon droit.

Mais les questions relatives à la connaissance ne sont pas complètement absorbées par la science et l’épistémologie : il subsiste des problèmes encore plus généraux sur les limites intrinsèques de la science, sur les rapports de la science à la société, à la morale, à la politique, à la liberté, au bonheur, etc. Pour une partie d’entre eux, ce sont des problèmes de philosophie des sciences. Or la philosophie des sciences n’est pas du tout l’épistémologie : elle ne dit pas ce qu’est la connaissance, comment elle se forme et se développe, mais elle réfléchit sur les rapports de la connaissance avec les autres dimensions de l’existence humaine. La frontière science-philosophie passe entre l’épistémologie et la philosophie des sciences. Ce qui singularise la philosophie des sciences, et qui la rend irréductible à la science (épistémologie comprise), c’est qu’elle s’interroge sur la valeur de la science. Le problème cognitif fait place à un problème axiologique. Le présent travail, dans la mesure où il s’interroge sur la valeur de la connaissance scientifique au regard des exigences de la pensée philosophique, peut être compris en partie comme une réflexion de philosophie des sciences. Pour déterminer si une interdisciplinarité peut faire sens entre la science et la philosophie, il faut comprendre l’articulation de ces deux types de problèmes.

3.2 Vérité et valeur, objectivité et subjectivité, universalité et engagement personnel

Comme nous l’avons vu en commençant, l’histoire des formations spirituelles invite à définir la philosophie comme une vision-du-monde raisonnée (plutôt que religieuse), coordonnée rationnellement à une sagesse théorique (plutôt qu’une sagesse pratique ou une morale dogmatique). La philosophie a pour vocation de raccorder des connaissances à des valeurs, des vérités à des règles de conduite. Quand la science est sortie de son giron pour devenir la source indépendante de la connaissance vraie, la philosophie s’en est trouvée bancale et fragilisée. Devait-elle se reporter exclusivement sur les problèmes axiologiques et existentiels ? C’eût été impossible sans qu’elle eût trahi sa fonction : un discours sur les valeurs qui n’est plus rattaché à des vérités n’est plus philosophique – il relève de la morale ou de la sagesse pratique. La philosophie ne cherche pas à prescrire des règles de vie dont le but serait simplement la conformité à une morale présupposée ou un accès direct au bonheur : elle doit déjouer les présupposés par l’exercice d’une pensée critique et ne devenir normative que sur la base d’une recherche du vrai. Il s’agit pour la philosophie de coordonner des vérités à des valeurs, et pas simplement d’édicter des normes (éthiques, morales, juridiques ou politiques).

Ne pouvant lâcher la vérité, donc, comment la philosophie doit-elle envisager son rapport à la science qui s’est fait une spécialité de la recherche du vrai ? Comme nous l’avons vu dans la première partie, la réaction naturelle a été plutôt conservatrice : la philosophie refuse de se voir dépossédée. Il nous semble que toutes les tentatives qui visent à préserver une domination philosophique en matière cognitive sont vouées à l’échec. L’ignorance du champ scientifique dans sa complexité, son étendue et son heuristicité est la meilleure garantie pour croire qu’il incombe à la philosophie de fonder les savoirs, de légiférer sur les connaissances, ou de les accroître d’une quelconque façon15. Devant l’autorité des sciences de la nature, les philosophes ont aujourd’hui renoncé à l’idéal qui fut longtemps le leur d’une pensée philosophique autosuffisante parce qu’omni-englobante. Mais leur rapport aux sciences humaines est beaucoup plus ambigu.

La situation de dépendance de la philosophie par rapport aux sources extrinsèques du savoir est plus accentuée qu’on pourrait le penser, car la science ne s’interdit pas d’étudier le champ des valeurs. Il existe une sociologie, une ethnologie, une histoire, une psychologie, une psychanalyse, et même une biologie et une éthologie des valeurs, des morales et des « impératifs catégoriques ». Certes, la science des valeurs les étudie comme des faits. Elle rabat le devoir-être sur l’être. Mais n’est-ce pas la seule façon d’en dire quelque chose de vrai ? Comment discriminer le vrai du faux si l’on ne vérifie rien ? Quels sont les moyens dont dispose un esprit pur de vérifier la véracité de ce qu’il pense ? Aucun, sinon l’effort qu’il fait, de bonne foi, pour penser droit, pour réfléchir sur des intuitions justes, pour raisonner sans sophisme. Mais comme l’histoire de la philosophie est faite de doctrines contradictoires pourtant défendues pas d’honnêtes penseurs, nous sommes bien obligés de reconnaître l’insuffisance de la pensée pure pour trouver des vérités universelles16. Comme c’est une exigence philosophique essentielle d’exercer son esprit critique (y compris sur ses propres thèses), et que rien ne vaut la confrontation avec la science pour mettre à l’épreuve ses idées, il appartient au philosophe qui veut être à la hauteur de sa tâche de s’instruire des sciences. La vérité absolue n’étant pas accessible à l’homme, nous devons nous contenter, humblement, de vérifier nos idées par des procédures de vérification les plus efficaces connues à ce jour (l’observation, l’expérimentation, l’étude statistique, la formalisation, la confrontation avec ses pairs). Pourquoi donc nos théories sur les valeurs devraient échapper à cette exigence ?

Bien entendu, une fois que les valeurs ont été étudiées comme des faits objectifs, il reste encore à déterminer ce que l’on doit faire de ces faits. La science cède la place à la morale ou à la philosophie, car elle ne saurait déduire le devoir-être de l’être. Mais en quittant la sphère de compétence de la science, il se pourrait bien que nous quittions la sphère de la vérité universelle aussi. Enoncer ce qui doit être, même au sein d’une doctrine spéculative, c’est toujours s’engager à titre personnel17. Poser des normes, c’est désirer, c’est vouloir, c’est créer. Or il faut choisir : créer, innover, inventer, ou bien dire le vrai. Une norme ne saurait être vraie ou fausse. Le vrai et le faux concernent le réel – entendu comme on voudra –, tandis que le devoir-être cherche à anticiper ce qui est encore irréel. Que l’homme soit capable de transcender le réel dans la visée de l’irréel, c’est ce qui fait sa dignité, et qui rend possible sa liberté. Mais demander en plus que l’irréel soit vrai ou faux, c’est aller trop loin.

La philosophie, dans la mesure où elle coordonne des savoirs et des valeurs – même si cette coordination est rationnelle, même si la pensée se veut théorique de bout en bout – doit renoncer, pour une part, à la vérité et à l’universalité. Chacun espère penser et légiférer universellement, mais l’intelligence consiste peut-être à reconnaître avec Socrate que « Je sais que je ne sais rien », ou avec Lequier que « lorsque l’on croit de la foi la plus ferme que l’on possède la vérité, on doit savoir qu’on le croit, et non pas croire qu’on le sait »18. Le spectacle qu’offrent les doctrines philosophiques à travers l’histoire – toutes certaines d’être dans le vrai, mais néanmoins incompatibles19 et hétérogènes – devrait suffire à s’en convaincre. Le scepticisme bien compris (dynamique, constructif et hiérarchique plutôt que nihiliste20) est peut-être la sagesse intellectuelle la plus haute que puisse atteindre la philosophie. C’est là encore une tâche essentielle, et la philosophie ne devient pas dérisoire pour avoir reconnu sa finitude.

La vérité universelle était pourtant son ambition constitutive. Mais elle était aussi celle de la religion. La philosophie a travaillé à montrer que la religion était une question de croyances personnelles incompatibles avec l’exigence de vérité universelle ; la science a fait ensuite exactement le même travail de “déniaisement” à l’égard de la philosophie : les philosophes, en fait comme en droit, ne se décentrent que partiellement et donc n’accomplissent que partiellement leur tâche critique. Ils peuvent se consoler en faisant un peu d’épistémologie et d’histoire des sciences, l’une et l’autre montrant que la science n’atteint pas non plus la vérité universelle et éternelle, quoiqu’elle se donne des moyens d’autocritique (de vérification) supérieurs. Quelles que soient les limites intrinsèques de la pensée philosophique, cette dernière ne sera jamais un vain effort tant que l’engagement normatif instruit et réfléchi – fût-il irrémédiablement personnel – sera de nature à libérer l’homme de ses conditionnements.

3.3 L’hétérogénéité des problèmes scientifiques et philosophiques

Résumons la situation : sous son aspect cognitif, la philosophie doit se mettre à l’école de la science ; sous son aspect normatif, elle doit renoncer à la vérité universelle, car tout engagement normatif est irrémédiablement personnel. La différence entre la science et la philosophie – à l’issue du processus de différentiation que l’on a étudié précédemment –, c’est que la première fait abstraction, autant que possible, de la subjectivité particulière du scientifique (la prenant en compte éventuellement pour mieux en neutraliser les effets), tandis que la seconde doit intégrer, d’une façon ou d’une autre, la position singulière du penseur. La philosophie qui ne se préoccupe en rien de cette réflexivité englobante, et qui ignore aussi toute dimension axiologique, risque de n’être qu’une vision-du-monde, c’est-à-dire une pensée vouée à être dépassée par la science (épistémologie comprise).

Quelle sera alors la différence entre la philosophie et la pensée religieuse qui, elle aussi, a une double dimension cognitive et normative, et intègre tout autant la dimension personnelle et intime des actes de pensée et de foi – surtout dans certaines phases de l’évolution des religions et des théologies, et dans la pensée mystique ? La différence ne tient que dans le degré de rationalisation de la pensée : la philosophie est une sorte de pensée religieuse plus argumentée et plus rationalisée, donc plus sceptique – mais pas autant que la pensée scientifique. On trouve d’ailleurs tous les intermédiaires entre les deux types de pensée.

Une interdisciplinarité est-elle envisageable entre la philosophie ainsi comprise et la science ? Cela paraît bien difficile. Pour qu’une authentique interdisciplinarité soit possible, il faudrait qu’il existât des problèmes communs aux disciplines considérées. Or si des objets de réflexion peuvent être communs, la façon de problématiser semble irréductiblement distincte. Tandis que la science cherche les lois de l’être-en-soi21 en neutralisant autant que possible l’engagement normatif personnel qui l’oblitère, le travail spécifiquement philosophique ne commence que quand on se demande que penser et que faire de cette objectivité neutre. Le philosophe ne cherche pas seulement à bien savoir, mais aussi à bien vouloir. Il lui faut s’engager à titre personnel et créer une échelle de valeur dont il lui appartient de déterminer les critères. Certes, il réclame que son engagement intellectuel soit reproduit à l’identique par tout lecteur imaginable ; mais comme cet acte est partiellement normatif, il ne peut tout à fait se décentrer, se vérifier et ainsi s’universaliser.

Nous avons affaire à deux usages de la subjectivité pensante, et deux usages de la liberté. D’une façon générale, le scientifique s’intéresse au sujet et à la conscience essentiellement pour les ramener à leurs conditionnements non-conscients22. Ainsi, il peut mettre en évidence des déterminismes physico-bio-psycho-sociologiques sans qu’on lui objecte qu’il contredit, ce faisant, sa revendication implicite de penseur libre, autonome et rationnel. Cette “contradiction” ne le touche pas puisqu’il s’occupe du monde exclusivement, non de lui-même (ou de lui-même seulement dans la mesure où ce retour réflexif lui permet de mieux expliquer le monde). Au contraire, le philosophe devra tenir pleinement compte de cette objection et se penser lui-même pensant les choses ; pas seulement comme « sujet épistémique » abstrait, mais comme sujet singulier insubstituable23. La circularité paradoxale de la pensée est le jeu même de la philosophie, alors qu’elle est ce que la science doit neutraliser au nom de l’impératif d’objectivité.

Il est vrai que bien des philosophies ne s’occupent nullement de ce paradoxe, et certaines vont jusqu’à nier que les pensées doivent être référées à un sujet responsable. Soit. D’autres encore nient qu’il y ait un monde. Dans une certaine mesure, toutes les doctrines philosophiques sont défendables, puisque la raison est plastique, « ployable à tous les sens »24 et à toutes les dispositions psychiques. Il n’en demeure pas moins qu’une philosophie se reconnaît à sa double ambition cognitive et normative, et qu’il est assez insolite de voir un penseur prétendre dire le vrai et le juste en se jugeant lui-même inapte à le faire (en raison du doute qu’il porte sur sa liberté même de penseur). Ou bien il s’agit d’un scepticisme constructif dont l’objet est de renforcer la pensée dans sa lutte contre les chimères (l’hypostase d’un sujet souverain, d’une liberté absolue, etc.), et alors la circularité de la pensée est vertueuse ; ou bien il s’agit d’un vain nihilisme qui s’affirme comme la vérité ultime, et alors nous avons affaire à une pure contradiction performative et à un cercle vicieux. Dans tous les cas il y a cercle : le philosophe n’en sort pas.

Le scientifique cherche à libérer sa pensée en la dépouillant de tout ancrage particulier (par des formalisations, des déductions, des objectivations) ; de son côté, le philosophe veut une liberté suffisamment impersonnelle pour que la pensée ne soit pas lestée de préjugés idiosyncrasiques et de croyances contingentes, mais pas assez pour l’empêcher d’émettre des jugements de valeur. Un jugement de valeur pleinement assumé n’est pas et ne peut être impersonnel. Au pire, il a l’impersonnalité d’un déterminisme bio-socio-psychologique, au mieux il a la personnalité d’un libre engagement individuel.

3.4 La pluridisciplinarité est la principale forme de coopération entre science et philosophie

 Ainsi, l’hétérogénéité des problèmes scientifiques et philosophiques fait planer un doute sur la possibilité que les savants et les philosophes puissent travailler ensemble sur un problème commun. Comment concevoir un mixte de science et de philosophie dès lors que la science s’est autonomisée ? Seule une science encore dans son enfance peut demander à la philosophie un soutien interdisciplinaire pour ses recherches cognitives. Quant aux questions éthiques et normatives, la science en général ne s’en préoccupe pas : elle ne peut donc apporter son expertise sur ces questions – pas directement, du moins. Les scientifiques peuvent avoir une déontologie, mais qui n’est pas elle-même scientifique ; pas plus que la bioéthique n’est biologique.

Ceci dit, les connaissances scientifiques peuvent bien constituer un préalable utile pour le traitement de problèmes moraux : le scientifique n’a rien à dire de normatif en tant que scientifique, mais le questionnement normatif doit être instruit pas une culture scientifique préparatoire. Autrement dit : un problème normatif ne saurait être un problème scientifique (et donc aucune interdisciplinarité n’est concevable avec la science pour résoudre ce genre de problème), mais la science est essentielle à la bonne formulation de ces problèmes (en quoi une collaboration pluridisciplinaire peut s’avérer enrichissante).

On peut ainsi mettre en place une association pluridisciplinaire entre scientifiques, philosophes, religieux, moralistes ou juristes à l’occasion d’une réflexion bioéthique, morale, politique, juridique, etc. Mais elle ne prendra pas la forme d’un engagement dans un programme de recherche commun : l’hétérogénéité de toutes ces disciplines est trop marquée. Si le dialogue peut être constructif entre les spécialistes de ces différentes disciplines, c’est parce que chacun est homme avant d’être scientifique, juriste ou moraliste, et donc qu’une communauté intellectuelle peut s’établir par-delà les abîmes disciplinaires. Les échanges et les entretiens intellectuels entre spécialistes sont toujours profitables. Ils peuvent même donner des idées originales aux uns et aux autres, et ainsi leur ouvrir de nouveaux horizons pour leurs recherches disciplinaires. Mais cette forme de stimulation intellectuelle externe n’est pas de l’interdisciplinarité stricto sensu.

Pour parler d’interdisciplinarité, il faut qu’il existe plusieurs disciplines autonomes capables de traiter ensemble d’un problème qui se pose au sein de chacune de ces disciplines (et non un problème qui les surplombe et les invite à se transcender en tant que discipline). Par exemple, l’éthologie et la psychologie peuvent travailler ensemble sur des problèmes communs, comme la psychologie sociale et la sociologie, l’économie et l’histoire, la physique et les mathématiques, la géographie et la démographie. Si les sciences ont tout intérêt à s’organiser de façon interdisciplinaire quand les programmes de recherche qu’elles mettent en œuvre l’exigent, nous sommes globalement dubitatifs sur l’inclusion des philosophes dans ces travaux collectifs. Comme nous l’avons évoqué dans la Partie I, l’interdisciplinarité philosophie-science n’est féconde que sous deux conditions très particulières : d’une part, il faut ne considérer la philosophie que dans sa dimension cognitive ; et d’autre part, il faut que cet aspect cognitif soit innovant par rapport aux connaissances disponibles – c’est-à-dire qu’il bouscule les traditions philosophiques établies et anticipe sur la constitution d’une future science. Cette situation n’est pas exceptionnelle, mais elle n’est pas non plus courante. Surtout, elle ne fait pas droit à la spécificité de la pensée philosophique (la problématisation cognitivo-normative ou cognitivo-existentielle). A considérer la philosophie dans son unité et son projet intellectuel global, il faut reconnaître qu’il n’y a pas de “pensée interdisciplinaire” concevable entre la science et la philosophie. Cela n’ôte rien à la richesse des échanges qui peuvent s’établir entre spécialistes de disciplines différentes, ni à la fécondité des rencontres pluridisciplinaires.

 

Notes :

1 Quand nous parlons de « science », nous désignons l’unité d’un mode d’interrogation du réel qui englobe toutes les sciences, y compris les sciences humaines. Il y a plus de proximité méthodologique entre la physique et l’histoire (recherche d’une vérité objective par des procédures de décentrement qui neutralisent, autant que possible, le caractère personnel de la démonstration) qu’entre l’histoire et la philosophie, qui n’est pas du tout une science à proprement parler, bien qu’elle en ait longtemps tenu lieu.
2 D’une façon générale, nous ne traitons dans cet article que des rapports théoriques que la philosophie entretient avec l’aspect théorique des disciplines qui peuvent lui être comparées. Nous interrogeons donc la prétention de ces disciplines à énoncer des vérités universelles, et leurs rapports de limitation réciproque au regard de cette ambition. Nous mettons donc de côté toutes les interactions imaginables entre la philosophie et les pratiques cliniques, artistiques, politiques, éthiques, pédagogiques, etc.
3 Pour comprendre cette réaction, rien n’est plus éclairant que les travaux des sociologues de la philosophie tels que P. Bourdieu (Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 2003 ; « Les sciences sociales et la philosophie », Actes de la recherche en sciences sociales, 47-48, juin 1983), J.-L. Fabiani (Les philosophes de la République, Paris, Minuit, 1988 ; Qu’est-ce qu’un philosophe français ?, Paris, éd. de l’EHESS, 2010), L. Pinto (La Théorie souveraine, Paris, Le Cerf, 2009 ; La Vocation et le métier de philosophe, Paris, Le Seuil, 2007) et R. Collins (The Sociology of Philosophies, Cambridge, The Belknap Press of Harvard Univ., 1998, chp 9 à 14 surtout). On complétera ces lectures par les essais de J.-F. Revel, F. Chatelet, J. Bouveresse, P. Thuillier, A. Sokal et J. Bricmont, L.-M. Vacher et R. Fortin, cités en bibliographie.
4 Voir sur ce point les analyses de J. Piaget, Sagesse et illusions de la philosophie, PUF, 1992 ; J.-F. Revel, Pourquoi des philosophes, La cabale des dévots, Histoire de la philosophie occidentale, Paris, Laffont, 2013 ; S. Auroux, Barbarie et philosophie, Paris, PUF, 1990 ; P. Thuillier, Socrate fonctionnaire, Bruxelles, Complexe, 1982.
5 La phénoménologie se présente chez Husserl comme une philosophie « transcendantale » rivalisant avec la psychologie « empirique » ; puis, chez ses continuateurs renonçant au transcendantalisme, comme une sorte de “psychologie” supérieure parce qu’enracinée dans « l’existence » ou « le vécu » plutôt que “condamnée” à l’objectivation et au mécanisme. Certains courants phénoménologiques entendent aussi fonder une psychanalyse philosophique (« existentielle »), une psychiatrie philosophique (« existentiale ») et même une sociologie philosophique (« compréhensive » plutôt qu’« explicative »).
6 Les philosophes ont tendance à s’approprier l’histoire de la philosophie comme une discipline relevant de la philosophie elle-même, comme si les historiens professionnels ne pouvaient comprendre les doctrines théoriques dont ils ont par ailleurs à penser les conditions d’apparition, ou comme si ces conditions externes devaient être d’emblées considérées comme inopérantes s’agissant de la pensée philosophique. Les religions (et toutes les disciplines en général) pourraient faire le même raisonnement, et réclamer d’avoir l’exclusivité du discours de leur histoire, sous prétexte qu’un historien ne peut les comprendre de l’intérieur, et que cet “intérieur” seul rend intelligible le processus historique. Sur cette question, voir notamment L. Febvre, « Leur histoire et la nôtre », in Vivre l’histoire, Paris, Laffont, 2009 ; P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit ; P. Macherey, « Entretien », Le Philosophoire, 20, 2003.
7 Voir R. Lenoble, Histoire de l’idée de nature (1958), A. Michel, 1990, P. I, 1.
8 Nous parlons ici de la prétention de la philosophie à connaître le monde par ses propres ressources, ou bien de proposer une synthèse de ces connaissances sous la forme d’une vision-du-monde. Quant à savoir s’il est légitime de parler encore de connaissance s’agissant de la saisie du sujet par lui-même, de la pensée de la pensée ou de la méditation sur les vécus, c’est une autre question. Mais il nous semble plus judicieux de réserver le terme de connaissance pour désigner un certain rapport entre un connaissant et un connu distincts l’un de l’autre, ou tout au moins supposant des procédures d’objectivation et de décentration permettant de les différencier davantage que ne le fait la simple réflexivité immanente. La pensée solitaire peut déboucher sur des évidences, des révélations, des certitudes – dont le cogito de Descartes est une forme parmi d’autres –, mais il n’est pas sûr qu’il faille alors parler de connaissance.
9 A. Koyré, « De l’influence des conceptions philosophiques sur l’évolution des théories scientifiques », in Etudes d’histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1961, p. 253-254. L’auteur considère comme de nature « philosophique » les hypothèses audacieuses que des savants formulent avant et indépendamment de toute vérification expérimentale. Il nous semble plus juste de penser cette audace intellectuelle comme faisant pleinement partie du travail scientifique (voir K. Popper, Conjectures et réfutations, Paris, Payot, 1985).
10 M. Serres, Eclaircissements, Paris, Flammarion, 1994, p. 129. Dans Sagesse et illusions de la philosophie, op. cit., J. Piaget montre à sa façon comment l’anticipation de sciences futures est la marque des grandes philosophies, sous leur aspect cognitif.
11 Voir P. Thuillier, Socrate fonctionnaire, op. cit., p. 255-256.
12 Par exemple en mathématique, en logique ou en physique, comme ce fut le cas au début du XXe siècle.
13 A chaque « révolution scientifique », selon les termes de T. Kuhn (La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983).
14 Nous avons développé cette thèse dans Le paradoxe de la pensée, Paris, Le Félin, 2011.
15 La philosophie ne peut remplir une fonction cognitive que dans les “vides scientifiques” (au sens où l’on parle de vide juridique) : quand une science n’est pas encore formée et qu’un secteur du réel ne correspond à aucune spécialisation scientifique, la philosophie peut (et doit) “vicarier” la science – comme elle l’a toujours fait par le passé.
16 Ce qui paraît le moins contestable à un auteur quelconque à une époque donnée ne manque jamais d’être nié par d’autres plus tard. Ainsi en va-t-il du cogito de Descartes : pour se poser comme vérité universelle, il doit tendre vers la tautologie ; et sitôt qu’il s’en éloigne, il ne cesse d’être contesté – à propos de la nature du « je », de la pensée, de la « chose pensante », etc. Chaque philosophe peut toujours se dire que lui seul a trouvé une vérité universelle, et refuser de conclure du pluralisme des philosophies de facto au relativisme de jure. Mais cette revendication d’exception nous semble, sinon naïve, du moins imprudente. En outre, que toute pensée philosophique soit relative à son auteur ne signifie pas que toutes les philosophies se vaillent : le relativisme peut être hiérarchique plutôt qui niveleur ou nihiliste – voir Le paradoxe de la pensée, P. III, op. cit.
17 Voir à ce sujet L. Lévy-Bruhl, La morale et la science des mœurs, Paris, PUF, 1953.
18 J. Lequier, La recherche d’une première vérité, Paris, PUF, 1993, p. 38.
19 Quoi qu’en pensent Hegel, Gueroult et les philosophes de l’histoire de la philosophie qui cherchent à rendre les systèmes compatibles au sein d’une « philosophia perennis ».
20 Voir V. Citot, Le paradoxe de la pensée, op. cit.
21 Que la science doive se contenter de décrire d’une façon cohérente des phénomènes, c’est possible, car nul n’a accès directement à l’En-soi ; mais c’est se tromper sur son ambition et sa vocation que de la restreindre à un positivisme prudent.
22 Et quand le sujet est compris comme acteur du processus cognitif, il s’agit du « sujet épistémique », et non du sujet individuel. Le « sujet épistémique », tel que le définit Piaget, c’est l’agent des connaissances, l’ensemble des structures d’action et de pensée communes à tous les sujets d’un même niveau de développement psychogénétique. C’est un dispositif dynamique d’assimilation et d’accommodation. Il ne s’agit pas du tout de la personne humaine singulière (voir, par exemple, Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard, 1967, p. 14-15).
23 S’il veut penser l’Absolu, le philosophe devra montrer comment le rejoindre depuis la finitude de la condition humaine. A défaut, c’est du dogmatisme pur, c’est-à-dire de la croyance religieuse.
24 B. Pascal, Pensée (1662), éd. Sellier, n°455 (éd. Brunschvicg n°274), Paris, LGF, 2000.

 

Bibliographie :

Alain, L’art et les Dieux (1920-1953), Paris, Gallimard, 1958.

Alquié F., Plan de philosophie générale (1934), La Table Ronde, 2000.

 – Signification de la philosophie, Paris, Hachette, 1971.

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L'auteur :

Vincent Citot

 

Cet article a été publié la première fois dans Implications Philosophiques en novembre 2013.