Revue philosophique

Mémoire et entropie

 

Dans Memory and entropy, un article publié en mars 2020, Carlo Rovelli expose sa théorie sur la mémoire, ou plutôt sur les traces qui la constituent. Notons bien qu'il s'agit des traces du passé dans l'Univers au niveau physique. Chez Rovelli, ces traces sont la mémoire, et en comprendre les mécanismes est éventuellement solidaire d'une exploration de notre temps psychologique.

 

Pour citer cet article :

Mehyaoui, Selma. Mémoire et entropie. Philosophie, science et société. 2022. https://philosciences.com/memoire-et-entropie.

 

Texte intégral :

Nous proposons ici un résumé de l'article de Carlo Rovelli, Memory and entropy, publié en mars 2020. Carlo Rovelli est physicien. Entre autres ouvrages, il a publié L'ordre du temps (Flammarion, collection Champs Sciences, 2018, pour la traduction française), qui résume ses recherches et réflexions sur le temps dans un style clair et accessible. Dans Memory and entropy, un article publié en mars 2020 et que nous citerons ici, il expose sa théorie sur la mémoire ou, plutôt, sur les traces qui la constituent. Deux questions sont posées : 1) qu'est-ce que la mémoire du point de vue du physicien ? 2) quels sont les mécanismes physiques qui l'encodent ?

Qu'est-ce que la mémoire ?

La mémoire est omniprésente dans l'univers et témoigne de l'asymétrie entre passé et futur : en fait de mémoire, nous allons ici parler de traces. Ces traces du passé sont la mémoire, la constituent, l'encodent. Citons quelques exemples : les traces de pas dans la sable, les cratères sur la lune, les photographies de nous plus jeunes. Il y a des traces du passé, mais nulle trace du futur, et « ce pourrait bien être la source-même de la flèche psychologique du temps », nous dit Rovelli. La question qui se pose alors, une fois bien cerné l'objet dont nous traitons, est celle de la nature des « mécanisme[s] physique[s] donnant naissance à cette asymétrie temporelle ».

Les mécanismes physiques de la mise en mémoire

Carlo Rovelli montre que trois conditions sont requises pour que des traces du passé soient produites :

  1. Il faut deux systèmes séparés.
  2. Il faut une différence de température entre ces deux systèmes (soit une entropie globale basse).
  3. Il faut des temps longs de thermalisation.

Des temps longs de mise en température lors d'un échange thermique sont nécessaires, ce qui amène à considérer la durée. La mémoire, c'est alors le fait que le système à haute température transmette de son énergie à celui à basse température qui, du fait de son long temps de thermalisation, sera dans un état d'instabilité pendant une longue durée, ce qui constitue la trace mémorielle en soi.

Pour illustrer cette théorie, Rovelli prend l'exemple d'une boîte qui contiendrait des pendules accrochés au plafond qui subissent un frottement lorsqu'ils sont mis en mouvement et qui sont initialement au repos, et des balles qui rebondissent sans frottement sur les murs et les unes contre les autres. Les balles d'une part, les pendules d'autre part, sont bien deux systèmes séparés (1).

Pour bien comprendre, il faut se souvenir que la température est la mesure de l'agitation moléculaire. D'où l'analogie suggérée entre le mouvement des balles et la température du milieu. Les balles en mouvement modélisent l'environnement (température élevée) et les pendules le support de la mémoire (température initialement basse). La condition (2) est donc remplie.

Lorsqu'une balle heurte un pendule, elle le met en mouvement. Celui-ci oscille. Il reste longtemps en mouvement, dans une situation d'agitation atypique par rapport à ses voisins.  Puis, il met du temps à revenir en position immobile. La condition (3) est remplie si ces temps caractéristiques sont assez longs. Le pendule étant en oscillation contrairement à ses voisins, il est remarquable, et le mouvement du pendule constitue par analogie la trace mémorielle dont Rovelli veut ainsi illustrer la genèse.

Information entropie traces

En termes d'informations, il est à noter que du fait de l'uniformisation des températures, l'entropie générale augmente : or toute entropie gagnée, c'est de l'information perdue – car plus un système est organisé, plus il contient de l'information et plus son entropie (la mesure de son « bazar ») est faible. Autrement dit, l'entropie est la face opposée de l'information. De l'entropie qui se crée, c'est de l'information qui s'est stockée. Où est passée cette information ? Dans la trace, précisément.

L'univers abonde de traces. D'où viennent-elles ?

Le couple hydrogène-hélium est un exemple-clef de système de séparation thermique pouvant mettre en branle le scenario de mise en traces que nous venons de dérouler :

« l'hélium et l'hydrogène ont cessé d'être en équilibre thermique depuis la nucléosynthèse », rappelle-t-il, et « du fait de la rapide expansion cosmologique, le temps de thermalisation est devenu beaucoup plus grand que les temps cosmologiques ».

Lorsque l'énergie passe de l'hydrogène à l'hélium, fait rare mais qui arrive, une étoile se forme et se met à brûler. Précisément, une trace est créée : ce qui est là n'était pas là auparavant, et l'asymétrie temporelle devient patente. Mémoires vivantes, nos astres sont donc le témoignage cosmique de la nature intrinsèquement fléchée du temps.

Conclusion

Pour finir on peut laisser la parole à Carlo Rovelli :

« I have long being puzzled by how a disorganised universe, where in the far past matter was in thermal equilibrium, could have spontaneously evolved into the abundance of informative traces of the past that we see around us. It seems to me that the mechanism described here provides the answer ».

 

L'article original Memory and entropy est accessible sur Archivx : https://arxiv.org/pdf/2003.06687.pdf