Revue philosophique

Un projet de reconstruction intellectuelle, en opposition à la déconstruction en cours depuis maintenant un demi-siècle, a été lancé. Pour François Rastier, la déconstruction et le postmodernisme ont introduit une coupure dans l’histoire humaine. Ces doctrines récusent le projet historique et comparatif des sciences de la culture, comme celui des sciences en général, en relativisant et délégitimant l'idée de vérité. Elles fondent ainsi le régime de la post-vérité dans lequel tout point de vue peut se prétendre vrai. Il importe maintenant, selon, lui de formuler le programme d’une reconstruction.

Un constat accablant

François Rastier écrit : 

 « Un mouvement informel et informe diffuse une conception délétère du monde, où la science n’a pas plus de valeur qu’une croyance ou une religion. Pour certains, la Terre reste plate, les vaccins ne servent à rien d’autre qu’à nous contrôler, les masques nous bâillonnent… D’autres contestent la « domination » des européens en Europe au motif d’un péché originel accablant le « patriarcat blanc hétérosexuel ». Un peu partout, des groupes identitaires fondés sur le sexe, la couleur de peau, la nationalité, se sont constitués et multiplient les divisions, comme s’ils préparaient la guerre de tous contre tous ».

La description est exacte. Nous avons consacré divers billets* dans cette rubrique d'Actualité des idées aux méfaits de la post-vérité, de la prétention aux « faits alternatifs » et à l'équivalence des points de vue. On assiste à un mouvement international de grande ampleur dans lequel règne le principe cynique selon lequel l'opinion défendue devient la vérité, si on peut l'imposer.

« La déconstruction a eu lieu, la confusion règne : la reconstruction devient nécessaire ». 

Certes, mais il faut se demander si les entreprises de tromperie idéologique n'ont pas eu lieu de tout temps et si, pour la période actuelle, la déconstruction philosophique dite post-moderne est la cause ou la conséquence d'un vaste mouvement socio-idéologique qui la dépasse. Auquel cas la reconstruction souhaitée risque d'être plus difficile que prévue. 

*Après le désastre post-moderne, un retour de la raison ? Progrès civilisationnel ; Le cas Raoult et la post-vérité ; Lutter contre la désinformation ; Quand l’arrogance remplace la connaissance ; etc.

Une large reconstruction

La Reconstruction a plusieurs visées :

- La restitution des conditions d’écriture, de déchiffrement et de lecture des œuvres du passé et du présent, ce qui peut se concevoir comme une histoire conséquente de la pensée replacée dans son contexte.

- Assumer la dualité entre normes et performances concrétisées ainsi que l’opposition entre liberté et nécessité. La liberté n’est pas sans règles, car toute action ne parvient à son but (et à définir un but) que dans un projet, une anticipation qui obéit à des contraintes, ne serait-ce que motrices, déjà dans l’ébauche du geste.

- Dépasser le réalisme naïf tout en respectant l’objectivité des sciences qui gardent une tâche d’objectivation. Le caractère constructiviste de la reconstruction s’entend ainsi : elle objective des mondes communs, physique, sémiotique et représentationnel.

- S'opposer aux philosophies déconstructives qui ramènent la réalité au vécu de l'expérience ordinaire. La déconstruction est une destruction de la philosophie, au profit du mythe. La tâche est maintenant de prendre au sérieux la pensée et de restaurer une rationalité sans illusion.

- Lutter contre la perte de l’éthique, suscitée par la valorisation de la transgression, du dépassement des « tabous », opinion dominante dans les milieux intellectuels. La restauration d’une éthique de la responsabilité est une condition pour renouer le lien entre l’éthique et l’esthétique.

- Revenir au politique car, sortir de la déconstruction, c’est passer du métapolitique au politique au sens plein d’un projet explicite et volontaire pour la société.

Les liens entre ces visées dessineraient une solidarité entre liberté politique, liberté de création artistique et liberté de pensée scientifique, trois conditions du développement de la culture.

L'expérience ordinaire comme critère du vrai

Au cœur du problème, il y a bien, comme le note François Rastier, cette tendance à considérer que « la réalité étant affaire de vécu, c’est le vécu, et sa forme primaire du ressenti, qui devient le critère du vrai ». Ce n’est hélas pas seulement dans la philosophie de la déconstruction que l’on trouve cette erreur. Elle est au centre de la phénoménologie et de diverses philosophies. Pour la phénoménologie il s’agit de retourner aux « choses mêmes » par l'expérience vécue et de nombreux philosophes avouent partir d'une expérience subjective qu'ils essayent de mettre en forme.

Supposer que les choses soient présentes là, d’évidence, c’est en rester à un réalisme naïf. Supposer qu’une saisie empirique ordinaire subjective des choses suffise pour les connaître est erroné. Il se trouve que beaucoup de philosophes prennent pour fondement légitime de leur réflexion leur expérience personnelle.

L’expérience ordinaire se façonne en s’accommodant à l’environnement. La réalité, telle que l’expérience ordinaire nous la fait apparaître, est mixte. Elle correspond à ce qui vient du réel et ce qui vient de nous. Mais surtout d’évidence, l’expérience ordinaire est très limitée. Nous ne voyons pas les ultraviolets, nous n’entendons pas les ultrasons, ne percevons pas les galaxies, ni même les cellules de notre corps, ni le système économique dans lequel nous vivons, ni les règles syntaxiques de notre langue maternelle, etc. De plus, cette expérience subjective est trompeuse, car elle est influencée par l’imagination, l’intérêt, l’idéologie, etc.

La science revalorisée  

Par opposition : « les sciences ont une tâche d’objectivation qu’elles assument en variant méthodiquement les points de vue et les expérimentations qui les mettent en œuvre. Le caractère constructiviste de la reconstruction s’entend ainsi : elle objective des mondes communs, physique, sémiotique et représentationnel » écrit François Rastier.

Les connaissances qui sont (ou cherchent à être) scientifiques s’appuient sur une expérience objectivante. Elles ont des théories spécialisées, rationnelles et réfutables, dédiées à leur objet. Les résultats peuvent ensuite s'appliquer à des fins pratiques. Les résultats obtenus sont évidemment plus fiables qu’une rationalisation du vécu même très sophistiquée.

On peut espérer que le mouvement de La Reconstruction fasse faire un pas à l'opinion commune en direction d’une vérité d’adéquation et d’une sortie de l’illusion du « tenu pour vrai » : ce que je ressens, ce que je crois, le dogme auquel j’adhère. 

Des problèmes non négligeables

Une reconstruction Idéologique ?

Ce projet constructif intéresse simultanément les domaines qui viennent d’être évoqués ci-dessus. Mais, la coordination de ces domaines n’est rien moins qu’évidente, car mélanger l’ambition éthique et politique avec une ambition épistémologique et scientifique présente un danger bien connu : celui d’une influence de la première sur la seconde.

Le danger qui guette le mouvement de La reconstruction est le même que celui de la déconstruction. Dans ce dernier cas, une entreprise philosophique critique s’est transformée en une idéologie à tendance nihiliste, celle de la post-vérité. Nous aurions, grâce à La Reconstruction, la naissance d'une idéologie constructrice en lieu et place d’une idéologie destructrice ? Mais l’idéologie est une entreprise de façonnage des opinions incompatible avec une connaissance objectivante du Monde. Qu'elle soit rationnelle et éthiquement justifiée n'y change rien (mais permet d'y adhérer) 

La Reconstruction est, selon nous, un projet idéologique que l’on pourra juger meilleur que celui de la déconstruction aux effets dissolvants (sur le plan du savoir et de la cohésion sociale), mais enfin une idéologie n’est pas un positionnement scientifique. C'est un ensemble éthique et normatif socialement situé, qui est nécessaire, mais qui présente des limites.

On peut espérer qu'au cœur de la reconstruction se développe un débat philosophie axiologiquement neutre, qui poserait, par exemple, les questions du rationnel et de l'irrationnel dans nos sociétés, de la démarcation des savoirs scientifiques et non scientifiques, du ballottement des sciences humaines (sciences de la culture) au gré des modes intellectuelles, etc.

Un débat en cours

La distinction entre philosophie, idéologie et science doit être une de préoccupations de la philosophie, car la validité du discours en dépend. C’est un problème qui n’est pas simple et que je ne prétends pas avoir résolu. Il y a plusieurs difficultés :

- L’aspect idéologique peut ne pas venir du contenu du discours mais de son usage dans le champ politique et social.
- Il y une mixité et des glissements incessants dans ce qu’on nomme philosophie.
- Contrairement à ce qu’on imagine, les sciences ne sont pas exemptes de mixité, surtout les sciences humaines ou de la culture.

Une pensée idéologique, se repère à son projet social et politique (qui peut être explicite ou caché). Une pensée idéologique est normative, elle prône des manières de se conduire, un type d’organisation sociale (de manière directe ou cachée). C'est le meilleur moyen de la repérer car elle peut se présenter sous un jour rationnel qui n'est pas un critère de démarcation suffisant.

La reconstruction a nécessairement une part idéologique dans la mesure où elle défend des valeurs à implications sociales et politiques. L’idéologie en tant que telle n'est pas à condamner. Il y a des idéologies porteuses et des idéologies pernicieuses. Il y a des idéologies rationnelles et d’autres obscures. Il y des idéologies qui énoncent leurs objectifs et d’autres qui sont des écrans de fumée.

Promouvoir la rationalité, l’humanisme, l’indépendance du savoir, dénoncer les tyrannies idéologiques (dont le woke et la cancel culture), me paraît constituer une bonne idéologie. Le danger de toute idéologie, aussi bonne soit-elle, est qu’elle empêche une pensée non idéologique de se développer ; une pensée axiologiquement neutre (exempte jugements de valeur et des projets correspondant).

On peut espérer qu'au cœur de La reconstruction se produise un débat philosophique neutre, qui poserait, par exemple, les questions du rationnel et de l'irrationnel, de la démarcation des savoirs scientifiques et non scientifiques, du ballottement des sciences humaines (sciences de la culture) au gré des modes intellectuelles, etc. Ce débat aboutirait à favoriser la promotion d’une démarche véritablement scientifique dans chacune des sciences de la culture, démarche qui est nécessairement particulière car les sciences de la culture sont systématiquement biaisées par l’idéologie des chercheurs. Ce qui impliquerait qu’au sein de chaque discipline un immense effort d’épistémologie critique.

Il est important  est de bien distinguer ces ensembles culturels que sont les idéologies, la philosophie et les sciences (mais aussi la métaphysique et la mythologie dont il n’est pas question ici) afin de situer chacune pour ce qu’elle est et d’en faire un usage approprié. Je finirai par une note personnelle : quand j’étais jeune, j’ai été marqué par l’affaire Lyssenko, du nom de cet agronome russe qui a déclaré la génétique science bourgeoise, ce qui a abouti à des catastrophes agricoles.

À cela, François Rastier répond :

« Le projet de reconstruction ne serait-elle que l’envers, voire « l’envers complice » eût dit Althusser, de la déconstruction ? En d’autres termes, la déconstruction aurait-elle si bien dominé des esprits qu’on ne pourrait la critiquer que par ses propres méthodes ? La question se posait déjà en 1951 quand Habermas, dans un texte célèbre, de penser contre Heidegger avec Heidegger, comme s’il fallait instituer une opposition constitutionnelle — à l’image de l’opposition de Sa Majesté. Cette ambiguïté n’a fait que se renforcer quand Derrida, se recommandant de Heidegger, le nommait son Contre-Maître et lui reprochait pour n’avoir pas été assez heideggérien.

Elle n’a évidemment pas cessé quand le ministre Jean-Michel Blanquer, ouvrant début janvier 2022 un colloque Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture, parlait de « déconstruire la reconstruction ».

Qu’est-ce à dire, puisque la déconstruction reste jusque dans les plus infimes détails de son discours une « lutte au couteau » (écrivait Heidegger) contre la rationalité ? Une idéologie ne pourrait être combattue que par une autre idéologie ? La critique de la cancel culture participerait de la culture de l’annulation et ne serait qu’une forme de censure. Ce serait s’enfermer dans la polémique, et négliger qu’une idéologie ne peut être cernée et désamorcée que par un projet rationnel : tout simplement parce que la rationalité n’est pas une idéologie parmi d’autres.

Une idéologie est une vision du monde qui s’appuie sur des postulats inquestionnés : son rôle projectif la conduit à confirmer ses postulats, et ne pouvant rendre compte des faits qui leur échappent, elle se contente de les négliger. Ses adeptes ne pouvant être contredits, elle reste de l’ordre de la croyance — la question de savoir si les idéologies séculières procèdent des idéologies religieuses ne nous retiendra pas ici : elles partagent le même régime de la conviction.

En revanche, la rationalité ne retient pour principes que des règles opératoires, ce qui en fait un organon général : par exemple, la non-contradiction s’imposait dans la méthode aporétique en philosophie antique, elle demeure de mise dans les discours véritablement scientifiques — même par exemple, dans les théories de la logique floue ou plurivalente, puisque le flou fait partie de l’objet institué et non de la théorie.

En des termes un peu datés, on peut admettre que l’idéalisme reste le régime ordinaire des idéologies : elles ne reconnaissent la réalité que pour la conformer à elles et lui imposer leurs catégories. En revanche, les sciences, étendues à des disciplines rationnelles et conjecturales, excluent les catégorisations a priori et s’efforcent de mettre à l’épreuve leurs hypothèses par des détours expérimentaux qui concrétisent des variations réglées de points de vue.

Elles se fondent sur deux régimes d’ignorance : elles choisissent d’ignorer ce qui n’est pas pertinent, mais il s’agit là d’une ignorance de méthode, et si l’on peut dire, une docte ignorance, qui n’a rien d’un aveuglement, car elle permet l’élaboration de connaissances.

Certes, les sciences et les mythes rivalisent si bien et depuis si longtemps pour proposer des explications du monde que l’on a fini par soupçonner les sciences de n’être que des mythes travestis en idéologies scientifiques. Mais la modernité, culminant dans le mouvement international des Lumières a décisivement récusé la prétention du mythe à expliquer quoi que ce soit, et l’a relégué parmi les objets des sciences de la culture qui se constituaient alors.

On a pu objecter alors que les Lumières comportaient aussi des programmes éthiques tournés vers l’autonomie personnelle, conditionnée par les libertés et les droits humains et un programme politique démocratique et cosmopolitique. Si bien que ces programmes auraient témoigné d’une idéologie « moderniste » militante qui jetait le soupçon sur l’entreprise scientifique elle-même. Cette critique cependant néglige que la distinction des ordres éthique, politique et scientifique appartient elle-même aux Lumières, dans leur critique de l’absolutisme et leur théorie de la séparation des pouvoirs. La métapolitique qui fonde la politique sur le mythe (religieux ou non) se voit d’emblée récusée, et le principe de laïcité de l’État concrétise cette séparation.

Ces distinctions enfin garantissent aux sciences une autonomie à l’égard de déterminations militantes, indépendamment des bonnes ou mauvaises causes ».

 

Le site : https://lareconstruction.fr/