Revue philosophique

Le terme d'algorithme, presque inconnu il y a quelques années, est passé dans le langage courant. Il désigne une suite de règles qui commandent des opérations logico-mathématiques visant à obtenir un résultat interprétable. 

Cette définition simple et assez juste cache bien des pièges. La liste de règles ne s'applique pas à rien, mais à une base de donnée et de plus elle est (pour utiliser un terme philosophique) téléologique, c'est-à-dire orientée vers un but : elle vise à obtenir un certain type de résultat lorsqu'on l'applique. Enfin, le résultat est interprétable par celui qui connaît ces deux aspects de la constitution de l'algorithme. Si on tient compte de ces considérations tout se complique singulièrement en ce qui concerne l'intérêt et l'utilisation d'algorithmes dans le champ humain et social.

Il faut constituer une base de donnée cohérente, puis, dans un second temps, il convient de transformer les entités non mathématiques (quelles qu'elles soient) en entités mathématiques. C'est l'application d'une pensée mathématique avec ses avantages de rigueur et de puissance et ses inconvénients de réduction. Si elle est réussie, il faut avancer vers la programmation, qui repose sur des mises en équivalence des mathématiques avec un programme informatique adapté à l'ordinateur utilisé (car tout est traité par ordinateur).

Bien entendu les données et la façon de les traiter sont choisies en fonction de l’histoire de leurs conceptions et de l'idéologie de leurs concepteurs. Les choix et orientations sont le fruit d’une suite de décisions, dont le bien-fondé prête à discussion ; discussion qui a lieu entre les concepteurs et quelques spécialistes intéressés par le même but... 

Olivier Alexandre note :

« Les systèmes de recommandations construits à partir de larges bases de données orientent ainsi les décisions et les goûts sur Internet, dans le domaine des achats, de l’accès à l’information et de la consommation culturelle, présidant aux rencontres amoureuses sur les sites dédiés, à l’application des peines avec la justice prédictive, ou les investissements financiers avec les algorithmes d’aide à la décision. Les algorithmes vectorisent ainsi la société par le biais de recommandations et d’arbitrages d’autant plus puissants que leurs procédures s’avèrent en grande partie invisibles » .

À quoi il faut ajouter les décisions et utilisations politiques des traitements de données de masse, ce qui n'est le plus mince des problèmes !

Les dispositifs d’intelligence artificielle connaissent, depuis quelques années, un développement exponentiel, dans le cadre d’un renouveau des méthodes algorithmiques et de l’accroissement massif du nombre de données.

Alors que le nombre de secteurs où l’intelligence artificielle est amenée à déployer ses effets ne cesse d’augmenter, il est légitime de s’interroger sur les bornes de de ce développement. Existe-t-il des limites à ce que l’intelligence artificielle peut “saisir” ou “appréhender” ? L’intelligence artificielle a-t-elle une frontière ? En d’autres termes, il s’agira de s’interroger sur ce qui échappe à l’intelligence artificielle.

Cette question peut se poser de plusieurs manières : existe-t-il des “domaines” ou des “objets” qui échapperaient par nature à l’intelligence artificielle ou n’est-ce qu’un état provisoire du fait d’un manque de données ou de précision des algorithmes ? Si ces domaines existent, pourquoi et surtout comment échappent-ils aux algorithmes ? Peut-on imaginer devoir “préserver” des domaines du traitement algorithmique et pourquoi ?

Cette question conduit à des réflexions épistémologiques sur la nature du calcul et de ce que signifie “être calculé”, qui s’inscrivent dans une longue histoire philosophique. Elle ouvrira également des perspectives issues de la philosophie de l’esprit, pour qui la question de ce qui échappe au calcul est centrale. Enfin, elle permettra d’affiner l’analyse politique de nos sociétés algorithmisées : quels sont les effets sociaux, individuels et systémiques de l’augmentation de la sphère de ce qui est calculé ?

   

Olivier Alexandre. L’assemblée des algorithmes. La Vie des idées. 2021. https://laviedesidees.fr/Jaton-The-Constitution-of-Algorithms.html