Revue philosophique

Une ontologie pluraliste permet de considérer l'Homme en continuité avec l'Univers qui l'entoure. Le pluralisme des niveaux d'organisation permet de  penser les capacités intellectuelles humaines en dehors de toute hypothèse métaphysique. Entre les deux niveaux candidats, neurobiologique et cognitif, susceptibles de générer les faits intellectuels, plusieurs arguments plaident en faveur du second. En effet, les caractéristiques connues du neurobiologique ne semblent pas propres à expliquer les faits considérés. De plus, les propositions réductionnistes biologisantes, pour justifier leurs thèses, appauvrissent trop la réalité humaine pour être crédibles. L'argument de simultanéité entre activité neurobiologique et activité cognitive ne vaut pas démonstration de détermination de l'un par l'autre, mais seulement de dépendance.

L’hypothèse ontologique d’un niveau d’organisation de complexité supérieure à celle du niveau neurobiologique n'est pas certaine, mais elle est plausible. Cette proposition évite les deux positions antagonistes prises eu égard aux capacités intellectuelles humaines : soit leur surélévation transcendante (métaphysique), soit leur réduction matérialiste au fonctionnement du cerveau. Avec l'hypothèse d'un niveau cognitif, on évite d'avoir à supposer l'existence de l'esprit comme substance autonome ou sa survenance sur la matière. On débouche sur un problème qui peut trouver une solution, celui de l'émergence d'un niveau d'organisation à partir du niveau neurobiologique. Accepter l'existence d'un niveau cognitif c'est changer de paradigme concernant l'Homme. La question pertinente n'est plus celle des rapports entre le corps et l'esprit, mais celle de l'émergence (ou pas si on la conteste), d'un mode d'organisation spécifique qui explique les capacités à connaître, penser, vouloir, se représenter, agir, et parler, de l'Homme.

Le dualisme est la résultante intuitive de l'expérience spontanée. Beaucoup d'hommes se considèrent selon la dualité corps-esprit et agissent en conséquence. Il y a bien dans la réalité des pratiques corporelles et spirituelles qui existent. Dans ce cas comme dans d'autres, penser rationnellement en tenant compte des acquis scientifiques, c'est penser contre l'évidence intuitive et l'expérience commune ; mais sans pour autant prétendre la supplanter, car elle s'impose de toutes les façons dans la vie courante.

Dans sa Critique de la faculté de juger Emmanuel Kant écrivait :

« émettre l’opinion qu’il existe dans l’univers matériel de purs esprits , qui pensent sans avoir un corps […] cela s’appelle une fiction […]. Une telle chose est une entité sophistique (ens rationis ratiocinantis) » (1).

Si on reprend cette affirmation, en évitant les termes de corps et d’esprit, elle devient : le niveau cognitif et représentationnel ne peut exister sans le niveau biologique. Cependant, si ce dernier est nécessaire, on ne peut pour autant nier l’existence d’une puissance, d’une capacité, propre à générer la pensée, les actes intelligents et la représentation. Cette puissance nous l’identifions à un niveau émergent, baptisé cognitif et représentationnel, ce qui exclut de la réduire au fonctionnement du cerveau, et donne toute sa place aux sciences de l’homme, de la culture et de la société , qui en étudient les effets.

À ce sujet, Claude Lévi-Strauss écrivit en 1962, « le but dernier des sciences de l’homme n’est pas de constituer l’homme mais de le dissoudre » (2). Propos auquel répondit, quatre ans plus tard, la célèbre formule de Michel Foucault d’une figure de l'humain qui serait « comme un visage de sable effacé par la mer » (3). Ces propos peuvent se laisser interpréter a minima comme la conséquence philosophique des sciences humaines : devenant l’objet de sciences, l’homme perdrait son statut de sujet. Mais il y a plus. Ces affirmations promeuvent la vision inquiétante d’un homme défait, dissout, et, on s’en souvient, s’accompagne de l’affirmation d’une obsolescence de l’humanisme.

L’anthropologie que nous proposons ne va pas dans ce sens. La pluralité ontologique qu’elle promeut offre une place pleine et entière aux capacités intellectuelles humaines, qui se manifestent dans les champs étudiés par les sciences humaines et sociales. L’Homme (4) est ainsi confirmé dans une existence authentique et spécifique, ce qui invalide le fantasme de son effacement. L’affirmation d’une pluralité ontologique, sur le plan des valeurs, ne dément en aucune manière la pertinence d’un projet humaniste (5).

Après avoir cité Ludwig Wittgenstein dans l’Introduction, nous y revenons en conclusion. Le philosophe doit soigner en lui les maladies de l’entendement, affirmait Wittgenstein en 1956 (6). Le scientifique aussi ! Parmi celles-ci, figure la transformation de l’expérience vécu en propos métaphysiques. Il est assez évident qu’il s’agit d’une rationalisation, dont on ne voit pas comment elle pourrait constituer un mode de connaissance adéquat de la réalité et encore moins de son fondement. Dans le cas de l’Homme, il nous a fallu nous extraire de la conviction première et commune qui lui attribue un corps et un esprit. Ça n’a pas été facile car cette maladie de l’entendement est tenace et elle se chronicise sous la pression d’expressions langagières qu’il est difficile de ne pas employer.

La posture existentielle duelle est normale, évidente et universellement répandue. Nous contestons seulement sa transposition en une métaphysique dualiste alors qu’elle devrait être laissée à la vie ordinaire. Wittgenstein va plus loin, il attend de la philosophie qu’elle permette un changement dans le vécu (7). Ce n’est pas possible. L’expérience première et immédiate s’impose. Mais on peut éviter sa transposition dans le domaine philosophique et scientifique. L’intuition dualiste d’avoir un corps et un esprit s’impose communément, mais on peut refuser de la considérer comme un problème philosophique et scientifique dont on aurait à débattre. Dans ce cas comme dans d'autres, penser rationnellement en tenant compte des acquis scientifiques, c'est penser contre l'évidence intuitive.

La formule mise en titre « Un Homme sans corps ni esprit » exprime ce positionnement qui vaut d'un point de vue savant et tout particulièrement pour les sciences humaines et sociales. Cette formule, un peu provocante, signifie que l’étrange attelage corps-esprit est inadéquat pour penser l'Homme et la Société. Il est plus rationnel de se fonder sur une ontologie pluraliste associant les niveaux d’organisation dont les sciences montrent l’existence. Pour ce qui fait la particularité de l’Homme, ce sera le niveau cognitif et représentationnel, sur le plan individuel, et le niveau social sur le plan collectif. Notre travail aboutit à leur conférer une dignité ontologique irréfutable.

Notre travail aboutit à concevoir un Homme pluridimensionnel dans un Univers pluriel, très différent d’un individu figé dans une ou des substances, pourvu d’un esprit transcendant ou ramené à un corps matériel. L’Homme est inclus dans la multiplicité de l’existant et participe d’un Univers qui change et évolue. La pluralité ontologique permet de concevoir l’émergence chez l’Homme d’un niveau cognitif et représentationnel qui lui est propre et lui donne une spécificité irréductible.

1 Kant Emmanuel, Critique de la faculté du juger, Paris, Vrin, 1968, p. 271.

2 Lévi-Strauss Claude, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 326.

3 Foucault Michel, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 398.

4 La majuscule marque la volonté de nous référer à un idéal type englobant la diversité de l’humain.

5 Il s’agit là de l’autre versant de l’anthropologie philosophique dont nous n’avons pas traité ici, une anthropologie pratique concernant les valeurs et les conduites.

6 Wittgenstein Ludwig, Remarques sur les fondements des mathématiques, Paris, Gallimard, 1983, p. 252.

7 Wittgenstein Ludwig, Remarques mêlées, Paris, Flammarion, 2002, p.129.

 

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