Écrit par : Patrick Juignet

Philippe Crignon, dans un numéro de la revue Noesis, fait une intéressante analyse :

« L’absence de téléologie de l’Union européenne rend difficile la conceptualisation de sa nature politique et institutionnelle. À défaut d’avoir reçu son moment fondateur dans les traités passés, on se prend parfois à espérer un moment refondateur avec une Constitution qui viendrait clore une période de maturation et d’incertitude tant politique qu’intellectuelle. L’idée de Constitution européenne est le graal des philosophes, mais il n’est pas sûr qu’elle convienne authentiquement à la nature processuelle, dynamique et, au sens littéral, an-archique de l’Union. À notre sens, Jean-Marc Ferry cède à cette tentation lorsqu’il attend d’une telle Constitution qu’elle puisse « représenter l’élément normatif d’un véritable Contrat social européen ».

« Refonder l’Europe sur la base d’un contrat permettrait de la reconduire à un régime d’intelligibilité bien connu. Or, une telle reconduction est justement ce à quoi résiste en son cœur la construction européenne, car ce processus n’est pas une simple transition entre un acte inaugural et un aboutissement à venir, ni l’échafaudage d’un édifice que l’on pourrait enlever une fois celui-ci achevé, mais le mode essentiel par lequel l’Union s’élabore et duquel on ne saurait l’abstraire. Elle a pour nature d’être à la fois un projet et une mémoire, comme l’atteste le rôle juridique de l’acquis communautaire. Quand bien même l’UE atteindrait un jour son moment de stabilisation, sa forme politique resterait définie par sa genèse historique » (Crignon Ph. « Penser philosophiquement l’Europe à partir d’elle-même », Noesis. 2018. http://journals.openedition.org/noesis/4707).

L'absence de finalité explicite est explicable historiquement. Nous voudrions souligner ici qu'elle ne progresse pas suffisamment par rapport à un problème pourtant préoccupant, celui de la conflictualité géopolitique mondiale. Cette conflictualité pourtant évidente semble peu prise en compte. Lorsqu’il y a une compétition entre des entités politiques, l'histoire montre sans défaillir que les plus faibles sont absorbées par les plus puissantes. C’est ce qui s’est produit dans l'antiquité, tout au long de la féodalité, jusqu’à la création des États-Nations. La compétition conflictuelle s'est poursuivi au niveau des États et a lieu maintenant sur le plan mondial entre les très grandes puissances étatiques.

La question de la finalité de l'Europe pourrait être repensée eu égard au problème tel qu'il se pose aujourd’hui et qui est de savoir quelles sont la taille et la puissance nécessaires pour une survie politique mondiale ? Quelle sont la taille et la puissance minimale pour perdurer dans un monde globalisé hostile. Est-ce celle des États-Nations ou de l’Europe entière ? D'évidence les États-Nations européens ne peuvent s'imposer (quel que soit le domaine : militaire économique, culturel), face à la puissance des géants mondiaux. Ne serait-ce pas l'un des buts possible de Union Européenne que d'atteindre une taille critique au sein de la concurrence mondiale ? L’Union Européenne est assise sur une doctrine politique des droits de l'homme et de la démocratie auquel les nations peuvent aspirer, mais qu'il faut avoir les moyens de défendre face à État autoritaires et violents.

La question de savoir s’il est possible de survivre, sans être inféodé et sans perdre son indépendance nationale en dehors de l'Europe pour des États de petite taille,  n’est pas évoquée dans les débats sur l'Europe. Si elle l'était, elle montrerait que le nationalisme est en vérité une façade qui cache le risque d'une perte de souveraineté (non pas par volonté, mais par incapacité à la maintenir). Face aux géants qui aspirent à dominer le monde, il faut se demander, dans le débat sur l'Union Européenne, si elle n'est pas le moyen d'avoir une force suffisante pour résister, pour avoir la puissance nécessaire, afin exister politiquement et de survivre à l'échelle de la globalisation en cours.

Bien que la philosophie  politique soit un domaine de la philosophie, le philosophe doit toujours se montrer d'une grande prudence dans ses affirmations politiques, tant il est facile de se tromper. Mais surtout, il doit motiver son opinion, en montrer les raisons, ce qui permettra aux autres de la juger. La suggestion que nous faisons en faveur de l'Union Européenne est que, l'union faisant la force, elle  permet de se protéger, y compris de protéger sa souveraineté (en en cédant un peu).