Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Idéologie, croyance, société

La vision sociétale de Dany-Robert Dufour

 

Ce billet propose une libre variation autour des travaux récents de Dany-Robert Dufour sur les sociétés occidentales contemporaines. L'auteur dénonce les dévoiements du libéralisme et le développement d'une culture perverse.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. La vision sociétale de Dany-Robert Dufour. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/la-vision-societale-de-dany-robert-dufour.

 

Plan de l'article :



 

Texte intégral :

La religion du Marché

Je rappellerai tout d'abord l'analyse de Dany-Robert Dufour sur le Marché comme nouvelle religion telle qu'il l'a proposée dans son livre, Le Divin Marché (Paris, Denoël, 2009). Le terme de religion du Marché est extraordinairement bien trouvé et peut s'illustrer par un graffiti photographié sur un trottoir parisien :




 

Pour Dany-Robert Dufour, le dogme de cette religion du marché procède d’un axiome central : « les vices privés font la vertu publique » que l'on doit à Bernard Mandeville (1740). Cet axiome déstructure pour partie les autres grandes déterminations humaines qui sont d'ordre politique, symbolique et  psychique. Il en découle les dix commandements de cette religion :

« 1. Tu te laisseras conduire par l’égoïsme… et tu entreras gentiment dans le troupeau des consommateurs ! (Ce qui aboutit à la destruction de l’individu).
2. Tu utiliseras l’autre comme un moyen pour parvenir à tes fins ! (soit une parfaite inversion de la seconde maxime kantienne qui aboutit à la destruction de toute common decency).
3. Tu pourras vénérer toutes les idoles de ton choix pourvu que tu adores le dieu suprême, le marché ! (Ce qui aboutit au retour du religieux et à l’invention de la figure du pervers puritain).
4. Tu ne fabriqueras pas de "Kant-à-soi" visant à te soustraire à la mise en troupeau ! (ce qui aboutit à la déconsidération de l’idéal critique).
5. Tu combattras tout gouvernement et tu prôneras la bonne gouvernance ! (ce qui aboutit à la destruction du politique ravalé à la somme des intérêts privés).
6. Tu offenseras tout maître en position de t’éduquer ! (ce qui aboutit à la déconsidération de la transmission et au discrédit du pouvoir formateur des œuvres).
7. Tu ignoreras la grammaire et tu barbariseras le vocabulaire ! (Ce qui aboutit à la création d’une novlangue).
8. Tu violeras les lois sans te faire prendre ! (Ce qui aboutit aussi bien à la prolifération du droit et de la procédure qu’à l’invalidation de toute forme possible de Loi).
9. Tu enfonceras indéfiniment la porte déjà ouverte par Duchamp ! (Ce qui aboutit à la transformation de la négativité de l’art en une comédie de la subversion).
10. Tu libéreras tes pulsions et tu chercheras une jouissance sans limite ! (Ce qui aboutit à la destruction d’une économie du désir et son remplacement par une économie de la jouissance) ».

Par rapport à cette situation, Dany-Robert Dufour propose un droit de retrait des citoyens de la société devenue perverse. Comparant au droit de retrait existant pour les salariés (devant un danger grave et imminent pour leur santé ou leur vie), il propose un droit de retrait social pour tous ceux qui refusent les conditions de vie actuelles, qu'ils jugent dangereuses ou folles, car poussant à toujours plus de compétition, de performance, pour plus d'argent afin de participer à l'idéal de la grande addiction consumériste. Il dénonce aussi la naturalisation généralisée, la perte des repères et interdits culturels, la réduction des individus à leur fonctionnement pulsionnel.

L'espace social contemporain

Après avoir surmonté en un siècle différents séismes dévastateurs, dont le nazisme et le stalinisme, la civilisation occidentale est emportée par le néolibéralisme. Entraînant avec elle le reste du monde. Il en résulte une crise générale d'une nature inédite : politique, économique, écologique, morale, subjective, esthétique, intellectuelle... Citons Dufour :

« Depuis une trentaine d’années, nous vivons de plus en plus dans un nouvel espace sociétal prosaïque, trivial, mondialisé et nihiliste où la valeur, désormais unifiée dans le système de la marchandise, peut passer d’une main à l’autre sans autre forme de procès. Les échanges sont devenus fonctionnels, dégraissés de la caution symbolique qui les rendait possibles moyennant l’observance d’un ensemble de règles renvoyant à des valeurs morales, transcendantes ou transcendantales. Il semble donc que ce soit par l’extension du règne de la marchandise que les territoires symboliques, économiques, sociétaux, juridiques et politiques issus des religions du Père se sont trouvés inexorablement réduits. Du coup, notre époque semble distendue entre deux désirs antinomiques qui s’opposent sans solution. Restaurer le Père coûte que coûte et, avec lui, les anciens commandements d’interdiction. Ou jouir sans fin de sa mort en voulant croire que tout est permis, aussi bien économiquement que culturellement ».

Pour Dufour, l'échange marchand généralisé et libéralisé détruit ou dérégule les autres « économies » : l'économie discursive (échange du sens, des idées), l'économie sociale (donner, recevoir, rendre) et l'économie psychique (la limitation pulsionnelle, l'altruisme).

Morale contre libéralisme

Dans un interview, il oppose la régulation morale venue de Kant au libéralisme anglais. Dufour oppose les « Lumières anglaises » (Hume, Smith) aux « Lumières allemandes ». Citons-le à nouveau :

« [...] Et ça, c'est toute l'histoire du transcendantalisme allemand et le contraire, on pourrait dire l'exact contraire du libéralisme anglais. Le libéralisme anglais, c'est: "Fais ce que tu veux. Laissez faire". C'est même le grand mot d'ordre du libéralisme qui est "laissez faire, laissez faire les passions et les pulsions, ne régulez rien ; de toute façon, c'est bon pour tout le monde". Donc vous voyez, c'est ça, les Lumières, c'est ça la période moderne : c'est une période en fait de luttes pendant deux siècles entre le principe égoïste et un principe qui respecte un certain altruisme, dès que l'autre est quelque chose en lui-même, est une fin en lui-même, n'est pas simplement un moyen pour réaliser mes fins. Je vous formule là, la seconde formulation de l'impératif catégorique de Kant. L'autre n'est pas un moyen pour réaliser mes fins, c'est aussi une fin en lui-même. Donc, on a une opposition entre le libéralisme anglais et le transcendantalisme allemand, puisque l'un met en place l'égoïsme absolu et l'autre met en place une certaine nécessité du respect de l'autre et du souci de l'autre.

 [...] 1980 marquant le moment du triomphe dans le monde, en Angleterre et aux États-Unis, c'est-à-dire deux des plus grandes puissances du monde, du principe porté par l'anthropologie libérale, qui s'est ensuite diffusée dans le monde sous le nom de « mondialisation » et qui détruit en ce moment d'autres cultures que la culture occidentale ».

Du point de vue de la culture contemporaine, les Allemands n'ont pas gardé Kant et sont tout aussi libéraux que les Anglais. C'est probablement sous l'influence du protestantisme, dont le dogme encourage l'enrichissement personnel, puis de l'évolution historique qui ne leur a laissé comme alternative que le choix entre la dictature communiste ou le libéralisme anglo-saxon (rappelons que le chancelier Konrad Adenauer a été l'artisan de ce choix).

L'homo liberalis

« L’individualisme n’est pas la maladie de notre époque, c’est l’égoïsme, ce self love, cher à Adam Smith, chanté par toute la pensée libérale. L’époque est à la promotion de l’égoïsme, la production d’ego d’autant plus aveugles ou aveuglés qu’ils ne s’aperçoivent pas combien ils peuvent être enrôlés dans des ensembles massifiés. Et c’est bien d’ego qu’il s’agit, puisque les gens se croient égaux alors qu’en réalité ils sont passés sous le contrôle de ce qu’il faut bien appeler le « troupeau ». Celui des consommateurs, en l’occurrence ».

L’idéologie qui nous est proposée aujourd'hui, ultra-libérale, excède le libéralisme. Elle a éliminé les limitations morales qui balisaient le premier libéralisme et le rendait acceptable. À l’origine, le libéralisme voulait imposer des limites à l’emprise de l’État, des Églises et de la tradition, afin de protéger la liberté individuelle. Dans la pratique, cette doctrine conduisait à défendre une société laïque, sécularisée, dans laquelle chacun pourrait vivre comme il l’entend, sous réserve de ne pas nuire à autrui. L'entreprise individuelle, le libre-échange étant l’application de ce principe général à la sphère économique. Si ce système a pu fonctionner longtemps de façon cohérente, c’est parce qu’il s’appuyait sur un certain nombre de valeurs humaines pré-existantes et qui n'étaient pas mises en cause. C'est ensuite que le libéralisme est devenu problématique sur le plan moral et social. Le néolibéralisme a détruit un certain nombre des fondements de la sociabilité et s'est affranchi des valeurs morales limitatrices. Il oppose et valorise l'égoïsme contre l'altruisme, le profit contre l'honnêteté, l'individualisme contre la vie collective, la compétition contre la collectivité, la liberté contre la régulation.

Plus que d'homo œconomicus, on pourrait parler d'homo liberalis. L'exemple-type de cet homo liberalis est donné par ces nouveaux héros que sont les footballeurs vedettes : portés aux nues, ils incarnent la réussite individuelle dans la compétition (contre les autres). Ils sont devenus très riches en jouant, sans rien produire de constructif ni d'utile à l'humanité. Évidemment, la plupart sont des exilés fiscaux. Entre autres exemples, on trouve le footballeur vedette, qui gagne beaucoup d'argent en jouant au ballon, ce qui sert à flatter son ego et celui des supporters en marquant des buts devant les foules médusées.

Égoïste et narcissique, cet homo liberalis vedette s'inscrit parfaitement dans la marchandisation générale. Les joueurs professionnels sont des errants, allant d'un club à l'autre, indifférent à la culture et aux liens personnels. Par exemple, en 2012, le Qatar a fait du club de foot parisien (le PSG) le champion actuel en achetant des joueurs pour des montants faramineux. Cet idéal du joueur de foot est donné comme exemple de réussite pour la jeunesse.  Au passage, on oublie de signaler que cet homo liberalis triomphant est un leurre, car il faut que la majorité de la population travaille et gagne peu pour l'entretenir.

Le point sur lequel je divergerais d'avec R.-D. Dufour est celui de la consommation.

« la liberté individuelle alors qu’on vise avant tout à les faire entrer dans le grand troupeau des consommateurs. [...] Il faut que chacun se dirige librement vers les marchandises que le bon système de production capitaliste fabrique pour lui. "Librement" car, forcé, il résisterait. La contrainte permanente à consommer doit être constamment accompagnée d’un discours de liberté, fausse liberté bien sûr, entendue comme permettant de faire "tout ce qu’on veut" ».

Il y a une inflexion en cours, car la concentration de la richesse fait que cette facilité consumériste a tendance à rétrécir. La majeure partie de la population ne pourra bientôt plus acheter autant qu'elle le souhaite. La gabegie consumériste se restreint. Ce qui ne veut pas dire qu'elle ne soit pas désirée par la majorité. 

Quel projet ?

Pour sortir de la crise de civilisation, il conviendrait de reprendre un élan humaniste. Dany-Robert Dufour propose de faire advenir un individu qui serait enfin « sympathique », c'est-à-dire libre et ouvert à l'autre, dans son nouveau livre : L'individu qui vient... après le libéralisme, Paris, Denoël, 2011.

« Il nous semble qu’un des enjeux civilisationnels actuel soit précisément d’échapper à ce dilemme. Il s’agira donc de tenter d’établir les axiomes minimaux nécessaires à la survie des sociétés démocratiques et laïques, faute de quoi les grandes économies humaines (marchande, politique, symbolique, sémiotique et psychique) risquent bien de se défaire et de menacer ainsi la survie de la civilisation » (http://www.monde-diplomatique.fr/2008/01/DUFOUR/15491).

Pour être souhaitable, cela est-il possible ? Certains prédisent la mort du capitalisme. Pour ma part, je craindrais plutôt que la survie du capitalisme (précisons de type concurrentiel néolibéral) se fasse au prix de la mort de notre civilisation humaniste et sa transformation en une vaste administration techno-marchande fonctionnant au service de l'oligarchie mondiale. Le consumérisme restant un idéal partagé par la majorité de la population. Mais, d'autres forces sont également à l'œuvre comme la montée des intégrismes religieux et le développement des régimes dictatoriaux, qui pourraient engendrer des effets bien pires. Sans parler des déséquilibres démographiques, économique et culturel entre le nord et le sud. L'histoire est en cours et elle ne s'annonce pas paisible.

Conclusion : l'idéologie du tout marché

Dany-Robert Dufour a centré son travail sur la description de l'idéologie mercantile et consumériste, sur la perversion sociale qui l'accompagne. Cette dernière est provoquée par l'attaque des valeurs traditionnelles. Il s'ensuit une dégradation de l'ordre qui tente de réguler les conduites humaines pour le moins fantasques. Néanmoins, en contrepartie, la tolérance et la liberté de mœurs ont progressé. L'équilibre reste à trouver.

Dufour ne s'est pas intéressé aux conséquences sur l'environnement de ce développement illimité et sans maitrise des capacités productives pour répondre au consumérisme de masse. Le réchauffement climatique est là pour nous rappeler qu'elles sont importantes. 

Il est du rôle du philosophe de désigner les idéologies pour ce qu'elles sont et d'en indiquer les enjeux et leurs répercussions, afin de que chacun (autant que faire se peut) puisse en juger et faire des choix. Il est le seul à pouvoir le faire, car les enjeux multiples et imbriqués forment un tout qui échappe aux disciplines spécialisées. Le néolibéralisme est à la fois politique, économique, écologique, moral, esthétique, et idéologique.