Qu'est-ce que la science ?

  

D’innombrables tentatives ont été faites pour définir la science. Compte tenu des circonstances contemporaines, il nous a paru intéressant de mettre en avant la volonté de savoir authentiquement. Bien sûr, cette volonté ne suffit pas. Il faut aussi une manière de connaître efficace et adaptée. La convergence des deux est devenue possible à partir du XVIIIe siècle. 

  

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Qu'est-ce que la science ? Philosophie, science et société. 2016. https://philosciences.com/203.

 

Plan de l'article :


  • 1. La science : une volonté de savoir et des moyens adaptés
  • 2. Une connaissance qui se dote de garanties
  • 3. La science apporte un savoir sur l'Univers
  • 4. La science évolue, elle a une histoire
  • 5. La science interagit avec la société
  • Conclusion

 

Texte intégral :

1. La science : une volonté de savoir et des moyens adaptés

Science d'hier et d'aujourd'hui

Nous parlerons ici de la science moderne, celle qui prend forme en Occident à partir du XVIIe et XVIIIe siècles.  Aussi loin que l'histoire puisse en retrouver la trace, la volonté de connaître le monde environnant et le Monde comme totalité est présente chez l'humain. Aristote pensait que le désir de savoir est commun à tous les hommes : « Tous les hommes désirent naturellement savoir », écrit-il dans sa Métaphysique. Mais les mythologies, la philosophie grecque antique, la scolastique médiévale, la science moderne ne s'y prend pas de la même manière pour connaître, c'est-à-dire pour acquérir du savoir.

Le terme de « science » ne doit pas nous leurrer. On traduit souvent et sans précaution les termes grecs épistèmè et philosophia, comme le latin scienta, par « science », mais il serait illusoire d'en déduire qu'il s'agit du même type de connaissance. Les manières de penser et de faire (de pratiquer) ont changé au fil du temps. Lorsque l'on dit que la mécanique quantique est une science et que la théologie est la reine des sciences, le même terme ne désigne pas le même type de connaissance. Détaillons un peu. Thomas d'Aquin fait de la théologie révélée (pas la théologie intellectuelle qui est limitée) la « reine » des sciences, à laquelle sont subordonnées les autres. Elle procède de la révélation qui est l'intuition de vérités communiquées par Dieu. La mécanique quantique est une connaissance qui élabore une théorie physique partielle et abstraite, mathématisée, susceptible de vérification et réfutation expérimentale. D'évidence, il ne s'agit pas de la même chose.

Robert Lenoble, dans son Histoire de l'idée de Nature, note les changements qui se sont produits dans la manière de connaître :

« Si le monde physique reste identique à lui-même, il peut prendre pour l'homme des visages complètement différents. Nous n'assistons pas au progrès d'une recherche menée sur le même objet : sous les mots de « Nature », de « science », de « lois », on ne voyait pas les mêmes choses, on ne construisait pas le même type de science, on ne cherchait pas les mêmes lois » 1.

À partir du XVIIe siècle la science telle qu'on la conçoit aujourd'hui voit le jour, mais, à ce moment-là, elle participe de la philosophie. Les savants sont à fois philosophes et scientifiques, ils pratiquent une « philosophie naturelle » rationnelle et explicative. C’est à la fin du XVIIIe siècle que les diverses sciences prendront leur autonomie par rapport à la philosophie. Le divorce complet aura lieu lorsque les sciences s’autonomiseront en disciplines distinctes avec une méthode bien définie.

Une volonté de savoir 

Dire que la science contemporaine répond à une volonté de savoir peut paraître simpliste, mais, si on y réfléchit, on voit immédiatement que cette volonté constitue un critère qui démarque radicalement la science d'autres activités ayant des finalités différentes : légiférer sur la société, donner de l'espoir, reproduire les traditions, prescrire des conduites, endoctriner les foules, véhiculer des opinions, etc. La volonté de savoir réellement et authentiquement permet une démarcation nette d'avec les activités normatives et fictionnelles. La science cherche à connaitre ce qui est.

Outre qu'il n'est pas normatif, le savoir dont il est question dans les sciences est particulier. Il vise les choses telles qu'elles sont objectivement, c'est-à-dire indépendamment de ce que veulent, souhaitent ou ressentent les humains. La connaissance scientifique vise la réalité telle qu'elle est, sans l’enjoliver ou à la travestir pour la rendre conforme aux attentes humaines. La science cherche à obtenir un savoir objectif, au sens d’une adéquation avec la réalité, ce qui, corrélativement, impose de ne pas se leurrer, de ne pas s'en tenir aux apparences, aux opinions, aux présupposés, et même implique souvent une confrontation avec les croyances en cours. C'est le projet (philosophique) d'un savoir adéquat et non normatif.

Certaines personnes et certaines cultures sont défavorables à ce projet et préfèrent maintenir les croyances en cours. L'appétit pour un savoir véritable n'est pas unanimement partagé.  Beaucoup de personnes y sont indifférentes et préfèrent se fier à un dogme rassurant. À une époque donnée, seuls certains assument la responsabilité d'une connaissance affrontant authentiquement la réalité. L'histoire montre que le projet philosophique d'un savoir objectif n'a pas toujours été portée socialement et peut être combattu politiquement. Dans certaines cultures, il reste interdit de connaître de façon autonome, car les mythes religieux sont déclarés vérités absolues.

Pour reprendre les propos de Charles Sanders Peirce, la science exige « un ardent désir de savoir comment les choses sont réellement ». Le terme important ici est réellement, c'est-à-dire vraiment, objectivement, adéquatement,  sans se contenter des approximations du sens commun ou des croyances mytho-théologiques qui inondent l'espace culturel. Il y a dans cette volonté quelque chose de transgressif : un refus du convenu et un appétit pour l'objectivité et l'adéquation à la réalité. On retrouve cette idée chez Norbert Elias pour qui l'éthique d'un scientifique tient à l'exigence de « découvrir les choses telles qu'elles sont réellement, indépendamment de ce que les gens ont affirmé auparavant et de ce qu'ils désirent actuellement ».1b

Une vérité d'adéquation

La science vise à édifier un savoir dont la vérité est l'adéquation la réalité accessible, au-delà des apparences et des illusions. Pour reprendre les termes de Robert Lenoble, c'est voir le Monde dans son altérité et entrer en contact avec les choses 2 selon une relation directe, enfin délivré de ce qui nous en sépare : l'épaisse couche d'illusions tissées d'espoirs, de craintes, de fantasmes, de besoins, d'intérêts immédiats, qui se projette sur l'environnement.

Cette volonté d'une vérité adéquate et objective est individuelle et collective :

- Elle est individuelle, en ce sens que certaines personnes sont habitées par une curiosité qui les incite à rechercher honnêtement un savoir authentique, non biaisé, et donc à renoncer aux chimères de toutes sortes que bâtissent les autres hommes. Sans cet aspect psychologique, aucune science ne peut s'édifier. De nombreux facteurs conduisent à s'arranger avec la réalité plutôt que de s'y confronter.

- Cette volonté devient collective lorsque la science s'est intégrée dans la culture. À partir du XIXe siècle, en Occident, la mise en œuvre des sciences a été systématique grâce à des institutions spécifiques dotées de moyens importants. Il s'est alors produit une dynamique sociale qui a entraîné de nombreuses personnes dans cette quête, ainsi qu'un contrôle collectif de la fiabilité des moyens utilisés afin de connaître le monde.

On pourrait dire qu'il s'agit d'un changement dans la conception de la vérité. Le savoir scientifique vise une adéquation à la réalité et la vérité est dans le test d'adéquation, le savoir mythique ou religieux est un savoir dogmatique et la vérité est jugée sur la conformité au dogme et au respect de l'autorité.

La science est un combat

La vérité d'adéquation se gagne sur la puissance de fabulation, sur la propension à inventer des fictions et à les projeter sur l'environnement, ce que font les hommes depuis toujours et qu'ils continuent à faire. L'ignorance n'est pas seulement une absence de savoir, c'est une somnolence de la raison au profit de l'imagination, de l'idéologie, des mythes communément admis, des dogmes religieux. L'ignorance s'ignore, car fables et mythes remplissent le vide qui n'a pas le temps d'apparaître. L'ignorance est d'emblée comblée de fables. Il a fallu de longs siècles de travail intellectuel et l'effort de personnalités courageuses pour dégager l'humanité (très partiellement) des idéologies et de la pensée magico-religieuse.

S'affranchir des idéologies, des croyances et des fabulations, n'est pas une attitude commune. Cela demande un effort pour lutter contre la croyance à ce qui rassure, satisfait ou donne un avantage social. C'est une attitude critique qui toutefois s'est répandue en Europe à partir du XVIIe et s'est étendue au XIXe siècle. Une nouvelle relation de l'homme au Monde sous le régime d'une confrontation réaliste, dépouillée des idéologies et des illusions magico-théologique est devenue possible. Cette attitude ne touche qu'une partie de l'humanité. Une autre continue à s'accrocher à ses fables, parfois de manière violente et tenace.

On peut attendre de la science qu'elle apporte à l'humanité une connaissance réaliste et solide, autant que faire se peut au regard de son évolution. On peut attendre qu'elle réponde efficacement à la volonté de savoir qui anime certains hommes, par opposition aux réponses chimériques et illusoires données par l'idéologie, les mythes et les religions. C'est une lente et pénible réforme de la pensée qu’il faut transmettre à chaque nouvelle génération, car elle n'est pas spontanée.

Avec Copernic, Kepler et Galilée, on voit se manifester la volonté tenace d'un savoir adéquate. Ils auraient pu se contenter, comme la plupart de leurs contemporains, de l'idée évidente selon laquelle le Soleil tourne autour de la Terre. Mais, ils ont voulu le vérifier, en être sûr, contre le sens commun et contre le dogme religieux de leur époque. Ils sont arrivés à une conclusion différente de celle du dogme scolastique et de l'évidence empirique. Ils ont opposé un contre-modèle, qui à leur époque n’avait pas vraiment de supériorité objective, mais qui paraissait plus conforme à la réalité, plus adéquat. 

Donnons un autre exemple, celui de la chimie. Jusqu'au XVIIIe siècle, la théorie d'Aristote concernant les éléments constitutifs du monde a persisté. Cette conception associait la vision commune de la réalité, qui distingue le feu, l'air, l'eau et la terre, à un carré logique dans lequel les qualités contraires (sec, humide, chaud, froid) ne pouvaient coexister. Cette théorie est cohérente et paraît assez évidente. Elle a été mise en cause par Lavoisier et les autres chimistes de la fin du XVIIIe siècle. Ils ont testé empiriquement les éléments en cherchant à les décomposer, et ils sont tombés sur autre chose que les éléments mythiques d'Aristote. Le chercheur ne prend pas pour argent comptant ce que la tradition donne comme savoir valide. Cet aspect critique n'est pas recherché, ni revendiqué pour lui-même. Le nouveau savoir diffère de l'ancien. C'est un savoir différent de celui du mythe et de la tradition qui surgit.

Savoir vraiment et le faire savoir sont caractéristiques de l'ambition, on pourrait même dire de la passion scientifique, car il faut de l'énergie, de la ténacité et être prêt à des sacrifices pour cela.

Il faut des moyens adaptés (une méthode)

Il faut aussi des moyens de connaissance adaptés. Cette association entre volonté de savoir et moyens de connaître ne se fait pas facilement. Il faut trouver la méthode pratique d'observation et d'expérimentation permettant de vérifier cette adéquation et inversement de sanctionner l'inadéquation, la fausseté, l'illusion intellectuelle. Il faut une objectivation de la réalité.

La connaissance scientifique demande une méthode au sens pratique (une pragmatique), qui devient sa « pierre de touche » car elle révèle l'adéquation ou l'inadéquation de la théorie. C'est à partir du XVIIe siècle, que les Hommes se sont donnés les moyens d’un test empirique des théories, de leur mise à l’épreuve par les faits. Des historiens et philosophes (Alexandre Koyré, Herbert Butterfield, Thomas Kuhn) ont parlé de « révolution scientifique » pour noter l'apparition de cette nouvelle manière de connaître. Précédemment, l'intention existait, mais les hommes des époques précédentes n'avaient pas les moyens de leurs ambitions. Un savoir adéquat ne s'obtient ni par le commentaire de texte, ni par l'argument d'autorité.

Selon Vincent Citot :

« Quand la science devient expérimentale, sa différence avec les questionnements spéculatifs devient patente. Le processus d’autonomisation des sciences positives par rapport à la pensée philosophique est en marche. Mais ce processus ne prend pas la tournure que les philosophes auraient pu espérer : voir les sciences s’autonomiser comme une mère admire ses enfants grandir tout en restant fidèles et reconnaissants. C’est bientôt contre la philosophie que la science doit gagner sa place dans le monde intellectuel. Comme la philosophie a fini par s’opposer à la religion, la science se pose en s’opposant à la philosophie » 2b.

Dans La formation de l'esprit scientifique Gaston Bachelard a beaucoup insisté sur la différenciation entre science, croyance et opinion. Il a fait l’hypothèse selon laquelle, au cours du temps, le savoir passerait par diverses étapes. Il y aurait d’abord « l’état préscientifique » au cours duquel la pensée savante reste concrète, s’imaginant pouvoir saisir immédiatement le donné. Cet état de la pensée prévaudrait jusqu’à la fin du XVIIIe siècle jusqu'à ce que lui succède « l’état scientifique », qui a régné au XIXe siècle. Ce dernier se caractérise par une approche empirique reprise de manière abstraite et conceptualisante. Il s’agit de discontinuités par rapport à la façon commune et collective de penser qui rappellent les étapes de l’esprit humain de Condorcet et les trois états d’Auguste Comte. 

Bachelard nomme « psychanalyse de la connaissance objective » la méthodologie visant à identifier et à dissoudre les images qui font obstacle à la compréhension rationnelle des phénomènes. Le concept scientifique naît grâce à un effort, un travail, qui instaure une rupture avec la manière commune et immédiate de penser. Ce travail est double : c’est un effort psychologique pour se distancier de la spontanéité et de l’immédiateté (instaurer une réflexivité) et un effort épistémique pour rectifier les penchants fautifs de cette tendance : saisie empirique, conscience immédiate, déformations par l’imagination et les formes spontanées de la pensée et du langage (analogie, métaphore, substantification, chosification, anthropomorphisme, etc.).

Le terme de « rupture épistémologique », qui a été utilisé par Louis Althusser pour noter le passage net et radical d’une discipline vers la scientificité, accentue inutilement l’idée de discontinuité.  Si la rupture n'est pas radicale, la différenciation et néanmoins certaine. Entre affirmer quelque chose à partir d'un texte faisant autorité ou en répétant l'opinion communément admise à son époque, et entrer dans une démarche expérimentale pour mettre à l'épreuve une théorie rationnelle et prédictive, il y a une énorme différence.

Il serait trop long de détailler comment s'est opéré au fil du temps cette association heureuse entre la volonté de savoir et l'utilisation de moyens appropriés, mais nous noterons qu'elle a fini par exister effectivement. 

Pour Jean Piaget, le scientifique délimite un domaine au sein duquel il se pose des questions particulières. Il y répond par étapes en accumulant des faits d’expérience et en perfectionnant raisonnement, jusqu’à ce qu’un accord des chercheurs se fasse 3.

Selon Étienne Klein, à l'époque contemporaine :

«  Les scientifiques, ... isolent des phénomènes, les réduisent, théorisent à leur sujet, calculent, simulent, expérimentent, manipulent, usant de toute leur ingéniosité pour tenter de rendre finalement intelligible ce qui ne l’était pas initialement » 4.

Nous allons maintenant voir quelques critères de ce mode particulier de connaissance qu'est la connaissance scientifique.

2. Une connaissance qui se dote de garanties

La nécessité de règles pour protéger la connaissance

Le qualificatif scientifique a trait à la qualité de la connaissance et à celle du savoir produit (voir : Connaissance et savoir). La science vise à constituer un savoir rationnel et efficace et, pour atteindre ce but, elle soumet le processus de connaissance à des contraintes spéciales et difficiles à mettre en œuvre. Les moyens à appliquer pour garantir l'adéquation et l'efficacité de la connaissance sont assez complexes et ils doivent répondre à des exigences de deux types : la validité interne (cohérence, rationalité) et la vérification empirique (l'établissement d'un rapport particulier à la réalité).

La manière de réaliser ces exigences varie d'une science à l'autre, mais, au minimum, la science demande une expression claire et un raisonnement rationnel, la confrontation à la réalité par des expériences contrôlées, l'acceptation des démentis qu'ils soient théoriques ou pratiques. Elle se différencie donc des savoirs qui prétendent se passer de l'ensemble de ces garanties et veulent s'imposer dogmatiquement. Si l'on veut donner une idée générale des exigences imposées à une connaissance, afin qu'elle soit scientifique, c'est la formule de Gaston Bachelard qui convient le mieux :

« Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut pas y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit » 5.

Les résultats de la science sont supposés être valables partout et à n’importe quel moment. Ils sont donc par principe indéfiniment reproductibles. Cette reproduction pour être possible pour tout savant compétent, impose que la théorie soit claire et les conditions expérimentales explicites. La reproductibilité est traditionnellement considérée comme l'un des fondements de la scientificité (même s'il arrive que certaines expériences importantes ne puissent être reproduites).

Tout n'est pas bon pour constituer un savoir scientifique comme l'a prétendu de manière provocante Paul Feyerabend 6. Si plusieurs types de méthodes sont possibles et même souhaitables, tous les procédés ne peuvent apporter une connaissance efficace et certainement pas, comme le suggère Feyerabend, les mythes ou la sorcellerie. Certes, il faut s'élever contre une épistémologie normative, mais prétendre qu'il y aurait une équivalence de tous les procédés est absurde et sans fondement. Par contre, il soutient avec quelques raisons qu’il n’y a pas de méthode universelle : par moment, le scientifique doit ignorer l’expérience falsificatrice, et à d’autres moments, il aurait raison de la prendre en compte. C’est à la communauté scientifique de définir dans un contexte donné ses critères de scientificité.

La connaissance scientifique a une forme repérable

On peut analyser la connaissance scientifique selon quatre concepts très généraux, celui de référent, celui d'objet, celui de théorie, celui de méthode ou pragmatique. Une connaissance à laquelle il manque certains de ces constituants n'est pas une science. Dit brièvement, une science naît lorsque sont mis en adéquation un objet et une théorie démonstrative et rationnelle, et que l'ensemble est mis à l'épreuve empiriquement selon une méthode donnant des garanties de fiabilité et reproductibilité.

Le référent est le point de départ d'une science, la partie du monde abordée grâce à une méthode nouvelle et pertinente. L'objet, quant à lui, constitue le cœur de la recherche, il est construit et même reconstruit plusieurs fois au cours des évolutions scientifiques. Un même référent peut donner lieu à plusieurs objets de recherche.

La manière de connaître est rationnelle, mais, en plus, elle comporte quelques grands principes qui guident le chercheur vers un type de théorisation (les théories varient selon leurs formes et leur degré de formalisation). La méthode, quant à elle, définit les manières pratiques de conduire l’expérience, ainsi que les techniques employées. Elle doit s’adapter au champ étudié afin de relier efficacement la théorie et les faits. La méthode inclut l'expérimentation et différents modes d'observation qui imposent des procédures et un savoir-faire pratique.

Toutes les sciences ne sont pas constituées sur le même modèle. Il y a une variabilité de la part respective de l'induction et de la déduction selon le domaine scientifique (et parfois même au sein d'un domaine particulier). Certaines sciences, comme la physique, sont très abstraites et elles ont une vocation universelle explicative. Dans ces conditions, l'aspect déductif domine souvent. D'autres, comme la biologie, sont plus concrètes, dynamisées par les résultats expérimentaux et plutôt inductives. Des découvertes particulières font avancer l'ensemble. 

La démarche de type hypothético-déductive est toujours plus ou moins présente, mais à des degrés divers et elle n'intervient pas au même moment dans la recherche. Elle suppose d’avoir une théorie constituée à partir de laquelle on va faire des hypothèses qui seront soumises à l’épreuve des faits (par des expérimentations ou des observations). La constitution de cette théorie et sa forme varient d'une science à l'autre.

La connaissance scientifique se dote de garanties empiriques

Juger empiriquement la théorie impose une pratique. Il faut toujours une série d'expériences pratiques, que ce soit par observation, par expérimentation, ou une autre méthode appropriée, qui confronte vraiment et efficacement la théorie au réel (nous reviendrons après sur cette notion complexe et décisive de « confrontation au réel »).

Dans le cas des sciences à fort degré empirique, par exemple, la biologie, pour résoudre un problème, on fait tout simplement des expérimentations « pour voir » qui permettent de répondre à la question. L'explication théorique progresse à partir des résultats. L'expérience vient assez souvent avant l'explication et, selon le résultat, elle entraîne la recherche dans une direction plutôt qu'une autre. La mise à l’épreuve vient après, on est dans un double mouvement inductivo-déductif.

Dans le cas des connaissances scientifiques à fort degré théorique, par exemple, la physique, pour résoudre un problème, on fait souvent une hypothèse nouvelle associée à une démonstration mathématique. On soumettra l’hypothèse à l’épreuve des faits dans un second temps. La démarche est nomologico-déductive pour reprendre le terme consacré depuis Gustav Hempel 7. L'expérience vient après pour vérifier ou réfuter la recherche entreprise.

L’expérience, pour être scientifique, doit pouvoir apporter un démenti, une réfutation de l'hypothèse qui la guide et ne peut en aucun cas manipuler la réalité pour obtenir une vérification. Une autre garantie apportée par la science tient dans la qualité particulière des expériences qu'elle met en œuvre. Ces expériences testent les affirmations d'une manière qui permet de les réfuter que ce soit de simples hypothèses ou un pan entier de la théorie. Karl Popper a insisté sur la possibilité d'une réfutation comme critère de validité de la connaissance scientifique. Il parle de Falsification Principle comme critère de démarcation entre une science et ce qui ne l'est pas.

Avec ce critère poppérien la caractéristique « savoir vraiment » s'applique. Une théorie séduisante et bien présentée peut donner l'impression de savoir, mais sa réfutabilité montre qu'elle est prête à affronter le test indiquant si elle est vraiment adéquate à la réalité (ou pas).

La connaissance scientifique se dote de garanties théoriques

Une théorie scientifique est un ensemble d'énoncés cohérents expliquant un aspect de la réalité. Cet ensemble organise les données au travers de concepts. Le degré d'axiomatisation et de mathématisation est variable d'une science à l'autre, de même que la manière de se référer aux faits. Il y a toutefois un critère indispensable : la conceptualisation doit être rationnelle et transmissible et vérifiable par tous les chercheurs de la discipline.

Les catégories, les concepts, sont bien définis et sont énoncés dans un langage autant que possible dépourvu d'ambiguïté, même si c'est imparfait. Dans Preuves et réfutations, Imre Lakatos montre que même en mathématiques, des ambiguïtés peuvent apparaître là où l’on croyait initialement qu’il n’y en avait pas.

Ils sont transmissibles et utilisables par les praticiens de la science considérée. Les démonstrations sont universelles : générales, reproductibles, vérifiables par tout humain intelligent et possédant le savoir nécessaire. La théorie aboutit à des formulations générales et, lorsque c'est possible, à des modèles ou des lois. La formalisation joue un grand rôle et l'évaluation de la scientificité porte sur la validité de raisonnements formalisés.

La science n'est pas consensuelle, mais en controverse permanente, ce qui ne justifie pas le point de vue relativiste des années 1970-1980. La vérité progresse par étapes et après débats. Ces débats permanents testent la robustesse des théories et départagent les théories rivales. Une théorie n'est jamais acceptée sans débat. Il faut, pour que ce débat fonctionne, que les échanges soient réglés : argumentés, publics, entre personnes compétentes dans le domaine en question 7.

La connaissance scientifique se dote de garanties pour sa transmission

La stabilisation du savoir dans les manuels scientifiques est très importante pour l'édification d'une science. Elle permet  une intégration récapitulative et de ce fait le cumul le progrès du savoir. C'est ce qui permet au chercheur de ne pas avoir à tout reconstruire en partant des premiers principes ou des auteurs anciens, mais de commencer ses recherches « là où s’arrête le manuel », c’est-à-dire de partir du savoir acquis et des méthodes jugées efficaces. C'est une des caractéristiques de la science, de pouvoir s'appuyer sur des acquis fiables pour progresser.

Cependant, à l'inverse la connaissance scientifique comme pratique ne s'apprend pas dans les manuels. Il faut la mettre en œuvre. La recherche scientifique demande des démonstrations et des expériences que l'étudiant apprend à faire et doit être capable de refaire. Un scientifique doit démontrer à ses pairs ce qu'il soutient. C'est une pratique une mise en œuvre dans laquelle le compagnonnage a un rôle.   

Par cet aspect d'activité, la science se départage des savoirs d'érudition : citer des textes, faire référence aux auteurs reconnus, répéter l'enseignement traditionnel, tout cela n'est pas de la science. On a là un critère simple, mais pertinent de définition et de démarcation. Le mythe, la religion, l'idéologie sont appris, transmis, sans exigence de démonstration, mais plutôt de conformité. Contrairement aux dogmes qui sont seulement prétendus vrais, le savoir scientifique doit être démontré comme adéquat à la réalité.

L’homme de science doit se porter garant de la validité du savoir auquel il prétend. Il n'est le porte-parole de personne et ne se réfugie derrière aucune autorité, même lorsqu'il se réfère à des travaux antérieurs, car ceux-ci sont supposés démontrés. Il met de côté sa subjectivité pour être l'agent d'une méthode reconnue. Cet aspect fait surgir la dimension morale du travail scientifique. La méthode doit être appliquée avec probité et les résultats honnêtement exposés, même s'ils vont à l'encontre de ce qui était attendu.

Le scientifique est responsable de la qualité de ce qu'il présente et ses pairs peuvent et doivent, lui demander des preuves. Cette responsabilité est aussi collective ; c'est l'ensemble du groupe qui suit la même démarche. « La science est peut-être la seule activité humaine dans laquelle les erreurs sont systématiquement critiquées et avec le temps, corrigées » a pu dire à juste titre Karl Popper.

3. La science apporte un savoir sur l’Univers

Un savoir particulier sur la réalité

Les faits mis en évidence par les sciences sont plus solidement établis, plus crédibles, que les faits ordinaires. L'expérience est méthodique et vérifiée collectivement, ce qui la rend plus fiable. C’est ce qui lui donne ce que nous appellerons son objectivité et sa positivité. La positivité consiste à construire des faits précis, assurés et débarrassés d’illusion, afin de constituer un corpus factuel sur lequel on puisse s’accorder.

La réalité ainsi construite est infiniment plus large que la réalité ordinaire. La science et sa technique donnent accès à des domaines insoupçonnables et insoupçonnés, par exemple, ceux de l'infiniment grand de la cosmologie et de l'infiniment petit du monde atomique. Elle donne accès à un passé lointain concernant l'évolution de l'homme, l'apparition de la Terre, la constitution de l'univers, passé qui est absolument hors de portée du savoir ordinaire. On peut attendre de la science qu'elle élargisse la réalité et nous donne un savoir sur ce que nous n'aurions jamais connu sans elle.

Très profondément, la science est disruptive d'avec l'expérience et la compréhension ordinaires. Elle les contredit et, à ce titre, peut paraître obscure et difficile.  Le savoir qu'elle apporte peut provoquer le refus ou l'incrédulité. L'héliocentrisme, la sphéricité de la Terre ont été et sont encore considérés comme incroyables par certains. Le réchauffement climatique d'origine humaine a longtemps été nié, car il n'était pas évident. La vision scientifique de la réalité diffère de la vision ordinaire et spontanée.

Des idées sur le réel

Si connaître consiste à cerner la résistance de la réalité, la méthode des sciences empiriques s'efforce de tester au mieux cette résistance. Alexandre Koyré a parlé de « dialogue expérimental » pour caractériser la science moderne. Mais, il y a plus. Au travers de la réalité, la pratique expérimentale vient buter sur le réel et nous informer sur lui. On a vu plus haut que la pratique ne doit pas travestir la réalité. Plus profondément, cela veut dire qu'elle se confronte au réel (à ce qui est de manière indépendante) au travers de la réalité. Les sciences empiriques fondamentales, en interrogeant la réalité, viennent se confronter au réel. Elles apportent ainsi des idées sur le réel au sens de la constitution intrinsèque du monde.

Au travers d'une relation particulière à la réalité, les sciences empiriques fondamentales viennent buter sur le réel et elles en tirent des conséquences ontologiques. C'est peut-être la définition la plus profonde que nous pourrions donner de la science fondamentale. Chaque science fondamentale s’occupe d’un ensemble de faits spécifiques, formant une collection homogène qui appartient à un champ circonscrit de la réalité. On peut supposer que ces champs dessinent en arrière-plan les modes d'existence du réel (ce qui détermine la réalité). Sur ces modes, la science ne dit pas grand-chose, car elle doit rester très prudente dans les affirmations ontologiques.

Ce savoir est-il crédible ?

Le savoir produit par les sciences est-il crédible ? Voilà une question un peu bizarre, car la science bannit la croyance pour s'appuyer sur des démonstrations. Mais, ceux qui ne sont pas scientifiques, ou les scientifiques d'autres domaines que celui concerné, sont obligés de croire les résultats des études scientifiques (car ils ne peuvent pratiquer eux-mêmes les recherches nécessaires à la preuve). Mais, pourquoi croire les conclusions des scientifiques ? C'est d'autant plus difficile que la science évolue et qu'elle entre fréquemment en conflit avec les intuitions ordinaires, avec les dogmes religieux et avec l'idéologie !

Pourquoi donc croire dans les résultats de la science, le savoir produit ? La raison tient à ce qui vient d'être décrit ci-dessus : le savoir est obtenu selon des procédés non arbitraires qui tentent vraiment d'interroger le monde. On peut nommer cela la vertu épistémique de la connaissance. La science constitue son savoir selon des démonstrations universelles contrôlables par la communauté scientifique et mises à l'épreuve de faits. Elle ne défend ni des opinions particulières, ni des croyances collectives. Elle est donc à première vue beaucoup plus crédible que ces dernières.

Un aspect déroutant des résultats scientifiques, c'est qu'ils ne prétendent qu'à une vérité transitoire, le temps de leur validité. Le savoir acquis n'est pas définitif, mais sujet à révisions. Comment croire à un savoir dont on sait qu'il va changer ? On ne peut y croire que prudemment, c'est-à-dire en le considérant comme le plus valide possible en attendant la prochaine évolution. Cette croyance, toute relative qu'elle soit, est pourtant plus intéressante et utile que la croyance à l'absolu d'un dogme.

Karl Popper a soutenu dans La Logique de la découverte scientifique que l’exigence de certitude était un frein au progrès scientifique. 

« Le vieil idéal scientifique de l’épistémè, l’idéal d’une connaissance absolument certaine et démontrable s’est révélé être une idole. […] Avec l’idole de la certitude […] tombe l’une des défenses de l’obscurantisme, lequel met un obstacle sur la voie du progrès scientifique. Car l’hommage rendu à cette idole non seulement réprime l’audace de nos questions, mais en outre compromet la rigueur et l’honnêteté de nos tests. La conception erronée de la science se révèle dans la soif d’exactitude. Car ce qui fait l’homme de science, ce n’est pas la possession de connaissances, d’irréfutables vérités, mais la quête obstinée et audacieusement critique de la vérité » 9.

Les théories scientifiques ne prétendent pas énoncer des vérités absolues et éternelles, elles proposent un savoir adéquat au champ de la réalité dont elles s’occupent. La connaissance scientifique est démonstrative et se doit d’être assurée, mais le résultat produit, le savoir, lui est relatif au degré d’avancement de la science. Il est donc le plus adéquat possible à la réalité, à un moment donné. Cette adéquation est amenée à s’améliorer, à progresser, car la recherche se poursuit continuellement par de nouveaux moyens, plus évolués, plus performants.

4. La science évolue, elle a une histoire

La science s'est énormément diversifiée

De nombreux domaines scientifiques se sont créés depuis le XVIIe siècle. On peut distinguer trois grands types d’études, comportant chacun diverses disciplines spécialisées, qui sont les sciences formelles, les sciences empiriques et les sciences appliquées.

Les sciences formelles ont un critère de validité interne, elles sont autoréférentielles. Leur objet est le formalisme lui-même et leur finalité consiste dans sa mise en œuvre et l’exploration de toutes les possibilités du formalisme. Ces disciplines formelles sont la logique et les mathématiques.

Les sciences empiriques ont un critère de validité externe. Leur objet varie selon le domaine exploré, c’est-à-dire la partie du monde prise en considération selon une méthode appropriée. Des domaines apparaissent selon la taille (du microscopique au macroscopique) et la complexité des systèmes étudiés (du simple au complexe). Différentes sciences se sont individualisées au fil du temps : physique quantique, physique classique, chimie et biochimie, sciences biologiques, sciences de l’homme, sciences de la société.

Parmi les sciences empiriques, certaines sont  dites fondamentales, car elles interrogent la constitution du réel, et d'autres plus pragmatiques, car elles s'intéressent aux conséquences observables. Ainsi, parmi les sciences biologiques, certaines explorent l'organisation constitutive du vivant (la biologie moléculaire), d'autres décrivent les animaux et leur évolution (la zoologie). La physique, dans ses aspects fondamentaux, explore la constitution atomique ou, de manière plus pratique, décrit les effets macroscopiques concrets (la mécanique).

Les sciences appliquées sont des sciences qui ont un but pratique. Leur critère de validité est la réussite de leur action, qui est aussi leur finalité. Leur objet est mixte, désigné de manière pragmatique et il demande le rassemblement de plusieurs disciplines pour être abordé. Elles proposent une connaissance et une gestion dans un cadre préalablement fixé. Ce sont : la médecine, l'ingénierie, la robotique, l'économie, etc.

La science change et la vision du monde également

Le savoir scientifique, à une période donnée, est cumulatif et intégratif. Les chercheurs s'appuient sur leurs prédécesseurs et leurs collègues. Le savoir s'enrichit progressivement et les acquis s'intègrent les uns aux autres : on ne reprend pas tout à zéro, ni on ne reconstitue à chaque génération l'histoire de la discipline ; on part des savoirs précédemment acquis. De la sorte, on peut faire des manuels qui résument et synthétisent l'état du savoir scientifique à un moment donné. Quant à la recherche, elle ne part pas de zéro, elle reprend là où a été laissé le problème, soit pour aller vers ce qui reste inconnu, soit pour s'attaquer à ce qui contrevient à la synthèse en cours.

Et en même temps, pour suivre leur vocation, les sciences ne doivent pas se figer dans un paradigme, mais, au contraire, s'adapter à la diversité de leurs objets d'étude et inventer de nouvelles formes pour la connaissance, si des objets inédits apparaissent. L'histoire montre que les sciences empiriques suivent un processus évolutif particulier. Thomas Kuhn parle d'une évolution discontinue par « révolutions » scientifiques, qui voient le passage d'un paradigme à un autre. La connaissance scientifique accepte de changer avec l'avancée des recherches, elle fournit un savoir évolutif qui, dans de nombreux domaines, croît en qualité et en quantité, mais pas de manière uniforme et constante (voir : Les paradigmes scientifiques selon Thomas Kuhn).

Gilles-Gaston Granger, en accord avec Kuhn, suggère une différenciation entre périodes dans l’édification des sciences. Il dit dans sa leçon inaugurale au Collège de France :

« Certes, les sciences ont un histoire, et aucune d’elles ne peut être considérée , en l’état, comme une figure définitive. Mais il importe de distinguer deux régimes dans cette évolution du savoir. Le premier est caractérisé par la succession et la concomitance assez désordonnée d’états mal cohérents d’une connaissance que l’on pourrait dénommer proto-science. Dans cette phase, que nous présente, par exemple, pour la connaissance du règne inanimé, dans notre monde occidentale, les théories de la nature , depuis les Grecs jusqu’à Galilée, un accord n’est pas encore intervenu sur l’idée même de science ».

et :

« Coexistent, donc, et se succèdent, des « physiques » et des « mécaniques » qui en délimitent pas de la même façon leur objet , ni se se soumettent aux mêmes règles générales d’observation, ni ne font usage d’un outillage matériel et conceptuel uniforme, ni même ne posent les problèmes qu’elles peuvent avoir en commun dans des termes comparables » (Granger Gilles-Gaston, Leçon inaugurale, Ed du Collège de France, 1987, p. 5-31).

La connaissance scientifique change et évolue pour arriver à ses fins.

La science est une poursuite de la vérité. Poursuite signifie mouvement vers un horizon qui recule, mais qui est cependant clairement défini : vérité n'est pas mensonge, leurre, tromperie, illusion, fiction, enjolivement de la réalité. Pour Nouria Hernande, Rectrice de l’Université de Lausanne :

« Il est clair qu’il existe des zones de flou dans la recherche, et qu’elles sont parfois difficiles à communiquer auprès du grand public. Oui, la science se trompe parfois, car la connaissance s’acquiert progressivement. Mais certains faits sont largement établis, comme l’origine humaine des changements climatiques. Les nier, c’est remettre en cause le principe même d’une poursuite de la vérité. Et quand cela provient du dirigeant d’une des principales puissances mondiales, c’est grave » 10.

L'auteur fait allusion à la négation du changement climatique, combat idéologique mené par le parti républicain et son leader du moment. Cela permet de voir la différence entre une opinion qui défend des intérêts et un savoir désintéressé, contrôlé empiriquement, c'est-à-dire là idéologie et science.

Le changement implique une vérité relativisée

La science répond à une volonté de savoir « vraiment » selon des théories démontrables en adéquation avec la réalité. Mais, on ne peut, comme dans les circonstances ordinaires, trancher entre une proposition vraie ou fausse. Il pleut, Gaston est dans le jardin, peuvent être déclaré vraies ou fausses par vérification empirique immédiate. Dans les sciences, le savoir sur le monde est complexe (il ne se ramène pas à une proposition) et il évolue, si bien qu'il est préférable de le considérer de manière dynamique.

Plutôt que vérité, on utilise le néologisme « vérisimilitude » (issu du latin verisimilitudo et de verisimilitude en anglais) qui signifie proche de la vérité. On pourrait dire aussi et plus précisément, vraisemblance compte tenu des critères admis. Le terme relativise le rapport du savoir scientifique au vrai, sans nier ni négliger la question de la vérité (ce qui mènerait vers un scepticisme). La vérisimilitude ou vraisemblance est un terme prudent utilisé en épistémologie pour caractériser le savoir scientifique. On peut dire que la vérité d’une théorie est seulement locale et provisoire.

C'est Gottfried Wilhelm Leibniz qui, dans les Nouveaux essais sur l'entendement humain, a donné à ce terme un contenu épistémologique en lui faisant désigner l'écart séparant les raisons démonstratives certaines et les propositions simplement vraisemblables 11.

Henri Poincaré a défendu une notion épistémologique de la vérité selon laquelle seules les propositions décidables possèdent une valeur de vérité. Les conventions, comme les axiomes géométriques, n'ont pas de valeur de vérité : ils ne sont ni vrais ni faux, mais plus ou moins commodes. Toutefois, Poincaré tient le degré de commodité, c'est-à-dire d'unité et de simplicité d'une théorie, pour une indication de sa vraisemblance ou proximité de la vérité.

Le terme a surtout été utilisé par Karl Popper pour noter que, si les savoirs scientifiques sont seulement hypothétiques et conjecturaux, ils ne visent pas moins à une certaine vérité. Il relie la vraisemblance à son principe de réfutabilité de la manière suivante : au fur et à mesure qu'une théorie scientifique réfutable résiste à la réfutation, son degré de vraisemblance augmente. Les tentatives d'invalidations non concluantes d’une théorie augmentent son degré de vraisemblance.

Pour Popper, si une théorie scientifique ne peut jamais être absolument vraie, son objectivité, c’est-à-dire son adéquation avec la réalité, est de plus en plus forte. Il récuse le scepticisme relativiste et croit possible de se rapprocher de la vérité sous forme d'une objectivité croissante. Dans cette optique poppérienne, nous définirons la vraisemblance comme l'adéquation progressive d'un savoir scientifique au champ de la réalité qu'il étudie.

En dernière intention, si la science est une approche du réel, la vérité comme adéquation à la réalité étant progressive, il est légitime d'évoquer une approche de la vérité pour ce type de savoir.

5. La science interagit avec la société

L'humanisme de la Renaissance a été étroitement lié au développement du savoir. Il ne s'agissait pas de science au sens contemporain du terme, mais des « humanités ». Puis est venue la philosophie des Lumières qui a revendiqué explicitement un progrès social par la diffusion du savoir technique et scientifique. Il y a une relation entre la connaissance scientifique, la qualité du savoir produit, l'éducation et la transmission, et enfin l'évolution sociale et culturelle dans son ensemble.

De nos jours, on met l'accent sur la dimension sociale de la science, ce qui est tout à fait justifié. La prise en charge sociale de la science par des institutions privées (académies, sociétés savantes), puis par les États, s'est mise en place aux XVIIe et XVIIIe siècles. À partir du XIXe siècle, des organismes de recherche et d'enseignement supérieur ont été créés systématiquement dans toute l'Europe. Aux XXe et XXIe siècles, ces institutions se sont très largement étendues et il s'est constitué une communauté mondiale de savants.

La prise en charge sociale de la science a permis que des institutions veillent sur les garanties exigibles eu égard à la qualité de la connaissance qui se prétend scientifique. En l'absence d'institution de veille, la fantaisie et le charlatanisme se développent spontanément. Revers de la médaille, ces institutions peuvent aussi être un frein à l'innovation.

Le développement scientifique et technique constitue le principal moteur économique et la clé de la puissance militaire des sociétés depuis le XIXe siècle. C'est pourquoi les États et les grands acteurs économiques soutiennent ce développement et cherchent à l'influencer. De la sorte, une partie de plus en plus grande de la recherche s'oriente vers la technoscience. Il se crée ainsi un domaine mixte dans lequel connaissances scientifiques et techniques sont étroitement imbriquées.

La recherche appliquée est entreprise en vue d'acquérir des connaissances orientées vers un objectif pratique. Technoscience et recherche appliquée aboutissent à des techniques exploitables industriellement qui ont des effets sociaux massifs. Ils ne vont pas toujours dans le sens du bien commun, car leur utilisation échappe à la maîtrise de la plupart des citoyens. Le problème du contrôle de la puissance donnée par la technoscience est politique.

Divers courants sociologiques, comme celui défendu par Bruno Latour, contestent l’idée selon laquelle l’acceptation ou le rejet des résultats scientifiques serait de l’ordre de l'adéquation à la réalité. La connaissance est vue comme un ensemble de controverses formant une gamme des positions équivalentes. Ce relativisme rate la spécificité de la science qui ne se réduit pas à son aspect social.

Il existe des savoirs non scientifiques et néanmoins intéressants comme ceux issus de la réflexion philosophique ou ceux qui légifèrent et organisent la société. La science n'est pas le tout de la connaissance. En revanche, on peut attendre d'elle qu'elle apporte un savoir valide, permettant d'autres types de réflexion sur le monde environnant et sur la vie humaine.

Conclusion

Compte tenu des circonstances contemporaines, il nous a paru intéressant de mettre en exergue la volonté de savoir, et plus précisément la volonté de construire un savoir adéquat et sans fard. Cette volonté n’est advenue qu’après « un long effort de la pensée » 12, ayant demandé des siècles de travail et de courage intellectuel. Bien sûr, la volonté ne suffit pas. Il faut aussi, et nécessairement, une manière de connaître efficace et adaptée, une méthode. La convergence des deux est devenue possible à partir du XVIIe siècle et se poursuit de nos jours, car la quête reste inachevée.

La science manifeste une volonté de savoir vraiment, adéquatement,  qui s'est dotée des moyens appropriés pour y parvenir. C'est un mode de connaissance qui associe une théorisation rationnelle et une expérience méthodique. Elle produit ainsi, au fil de son développement, un savoir évolutif qui est sans cesse vérifié, critiqué et réfuté s'il le faut. La volonté de savoir scientifiquement aboutit à une attitude double par rapport à la vérité : la vérité est démonstrative et testée empiriquement, mais il n'y a pas de vérité absolue et définitive dans les sciences, car elles évoluent sans cesse et, ainsi, améliorent l'adéquation à la réalité et au réel qui la fonde.

En cette période de doute post-moderne, de relativisme, de brouillage des discours, il est intéressant d’avoir des repères simples et facilement communicables concernant la spécificité de la science. C'est une responsabilité philosophique que de défendre la méthode scientifique et le savoir qu'elle produit, ce dernier ne peut être mis sur le même plan que les opinions et les croyances.

 

Notes :

1  Lenoble R., Histoire de l'idée de Nature, Paris, Albin-Michel, 1969, p. 19.

1b  Elias N., La Dynamique sociale de la science. Sociologie de la connaissance et des sciences, Paris, La découverte, 2016. p.239. Voir aussi : J'ai suivi mon propre chemin, Paris, Éditions Sociales, 20016, p.74.

2  Lenoble R., Histoire de l'idée de Nature, Paris, Albin-Michel, 1969, p. 45.

2b Citot, Vincent. Pensée philosophique et pensée scientifique. Implications philosophiques. 2013. https://www.implications-philosophiques.org/pensee-philosophique-et-pensee-scientifique/

3 Piaget, J. Du rapport des sciences avec la philosophie, Synthèse, Congrès Amsterdam, 1947 , p.116.

4  Klein E, Science en questions, France Culture, 04/12/2021.

5  Bachelard G, La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938.

6  Feyerabend P., Against method, outline of an anarchist theory of knowledge, New-York, New Left Books, 1975.

7  Hempel C.G., Éléments d’épistémologie, Paris, Armand Colin, 2014.

8  Raynaud D., Sociologie des controverses scientifiques, Paris, Éditions Matériologiques, 2018.

9  Popper K., La Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1995, p. 282.

10  Hernandez N. , Discours à l'occasion des marches pour la science, avril 2017.

11  Leibnitz G-W., Nouveaux essais sur l'entendement humain, Paris, Bellarmin-Vrin, 2006, p.315-316.

12  Lenoble R., Histoire de l'idée de Nature, Paris, Albin-Michel, 1969, p. 219.

 

Bibliographie :

Bachelard G., La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1986.

Chalmers A.F., Qu'est-ce que la science ?, Paris, La découverte, 1987.

Citot, Vincent. Pensée philosophique et pensée scientifique. Philosophie, science et société. 2023. https://philosciences.com/679. 

Elias N., La dynamique sociale de la science. Sociologie de la connaissance et des sciences, Paris, La découverte, 2016.

Elisa N., J'ai suivi mon propre chemin, Paris, Edition sociales, 2016.

Hernandez N. , Discours à l'occasion des marches pour la science.2017.

Hempel, C.G. & Oppenheim, P. , « Studies in the Logic of Explanation », Philosophy of Science, XV, 1948.

Hempel C.G., Éléments d’épistémologie, Paris, Armand Colin, 2014.

Kuhn Th., La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983.

Lakatos I., Preuves et réfutations, Paris, Hermann, 1984.

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Piaget, J. Du rapport des sciences avec la philosophie, Synthèse, Congrès Amsterdam, 1947.

Popper K., Conjectures et réfutations, Paris, Payot.1985.
      -          La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1995.
      -          Science as refutation, in Conjectures and refutations. 1963. https://staff.washington.edu/lynnhank/Popper-1.pd.

Raynaud D., Sociologie des controverses scientifiques, Paris, Éditions Matériologiques, 2018.

Feynman R., "Qu'est-ce que la science ?", in : La Nature de la physique, Paris, Seuil, 1989.

Rossi, P., Aux origines de la science moderne, Paris, Seuil, 1999.

Stenghers I., La volonté de faire science, Paris, Delagrange-Synthélabo, 1992.

 

L'auteur : 

Patrick Juignet