Revue philosophique

Un Homme en interaction avec ses environnements

 

L'Homme est inclus dans l'Univers et en interaction avec lui. La fondamentale osmose de l'Homme avec son environnement terrestre s'accompagne d'un clivage, car un intermédiaire s'est créé : la socio-techno-culture. Cet intermédiaire a des effets massifs.

Man is included in the Universe and interacts with it. The fundamental osmosis of Man with his terrestrial environment is accompanied by a divide, because an intermediary has been created: socio-techno-culture. This intermediary has massive effects.

 

Pour citer cet article : 

Juignet, Patrick. Un Homme en interaction avec ses environnements. Philosophie, science et société. 2021. https://philosciences.com/homme-dans-le-monde. https://doi.org/10.5281/zenodo.10490450.

 

Plan de l'article :


  • 1. Un Homme dans ses environnements
  • 2. Une conception de l’Homme
  • 3. Une anthropologie pluraliste
  • 4. Une société aux effets puissants
  • Conclusion

 

Texte intégral :

1. Un Homme dans ses environnements

1.1 Sur Terre et dans le socio-culturel

Par environnement, on pense spontanément à l’environnement dit naturel. Ce n’est que l’un des aspects du problème. Pour l’aborder, il faut faire un vaste détour, car il n’y a aucune évidence à ce que l’humain qui soit directement en relation avec la nature. Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on appelle nature.

Si par là, on veut dire ce qui existe, le terme d’Univers serait plus approprié. Si l'on veut dire ce qui existe sur Terre, il serait plus précis et plus juste de dire que l’Homme entre en relation avec ce qui l’entoure (l'atmosphère, l'hydrosphère, la biosphère, la géosphère). Cela ne va pas sans l’intermédiaire obligé de la société de la culture et de la technique qui constituent pour chaque individu un autre type d’environnement, avec lequel les interactions sont massives. 

L'Homme et un vivant particulier. Ses capacités cognitives génèrent les différentes formes de la pensée, dont les produits objectivés donnent la culture au sens large (y compris les sciences et techniques). L’intellect humain permet des interactions fortes, des échanges nombreux et, par voie de conséquence, la socialisation. Mettre en évidence le niveau cognitif et représentationnel ainsi que le niveau social, ce n’est pas reléguer le biologique ou le minimiser. 

L’Homo sapiens est du genre Homo, ce qui signifie qu'il est un vivant parmi les autres. Mais, à un moment donné de son évolution, il est devenu sapiens, c’est-à-dire a acquis une spécificité d’espèce. Il a ainsi développé son intelligence et s'est mis à vivre en groupes, puis au fil du temps dans des sociétés de plus en plus vastes et complexes. Pour autant et d’évidence, il n’a pas perdu son être biologique, ni sa constitution physico-chimique. L’Homme est bien un vivant pris dans l’évolution et dont la constitution participe de tout ce qui constitue l’Univers.

Si l’on interroge le problème de la relation entre l’individu et ses environnements, il faut considérer une double interaction, car, l’Homme interagit avec deux types d'environnements. Il entre en interaction avec l'environnement terrestre, mais aussi et surtout avec l’environnement technique et socioculturel qu'il a façonné.

Le problème qui se pose est de cerner les interactions entre l’Homme et ces deux environnements ainsi que celui de leur coexistence plus ou moins conflictuelle. Pour penser ce problème, il est nécessaire de procéder à un remaniement des catégories communément utilisées. Si l’on utilise l’opposition nature/culture, qui est la manière commune de penser, on dira que l’Homme a deux environnent l’un naturel et l’autre culturel. Il est plus pertinent de parler de l’Univers et du fait que l’Homme, qui y est inclus, a deux environnements l’un terrestre et l’autre social.

1.2 L'esquive de la métaphysique

La modernité considère que l’Homme est un vivant, un être biologique et, à ce titre, il rentre dans le règne animal sous l’espèce Homo. De plus, l’Homme pense, se représente, imagine, invente, il est conscient de son existence, il agit selon des intentions. Il est du genre sapiens. D’où viennent ces capacités spécifiquement humaines ? Deux thèses s'affrontent. L'une les attribue à l'Esprit, l'autre à la matière. Ces deux points de vue opposés et leur affrontement sont caractéristiques de la modernité.

Il est possible d'esquiver les deux métaphysiques concurrentes, idéaliste et matérialiste, grâce à une vision pluraliste de l’Homme et de l’Univers. On peut, en effet, considérer le réel selon une pluralité de niveaux d’organisation/intégration que les connaissances empiriques explorent successivement. Cela permet de rapporter la  source de ses conduites aux divers niveaux qui le constituent. Ainsi, on peut concevoir comme support de ses interactions le niveau physico-chimique, le niveau biologique, le niveau cognitif et le niveau social, sans qu’il y ait à les opposer.

De plus, l'Homme est un être biologique doté de capacités intellectuelles et vivant dans un tissu social. Le clivage cartésien fondateur de la modernité disparaît sans qu’il soit besoin de faire prévaloir un matérialisme réducteur. En tant que niveau d'organisation à valeur ontologique, le niveau cognitif donne une assise et un centre de gravité aux diverses approches de type psychologique. Il en va de même pour le niveau social qui donne un fondement aux diverses approches sociologiques.

Cette conception qui positionne l'Homme de manière inclusive et en interaction avec l’Univers pourrait être dite naturaliste. Cependant, identifier l’Univers à la Nature au sens d'une entité métaphysique  (éventuellement déifiée) pose trop de problèmes (notée ici avec une majuscule). La Nature est seulement la façon humaine de considérer l'environnement légué par l'évolution, c'est-à-dire les équilibres écologiques permettant la vie sur Terre. De même, admettre une transition continue entre capacités cognitives et fonction neurophysiologique pourrait aussi être considérée comme naturaliste. Mais, à côté de cela, nous maintenons une différenciation entre les deux (qui est niée par nombre de naturalistes au nom du matérialisme). Notre propos ne s’inscrit pas dans un naturalisme, même modéré comme celui de Daniel Andler 1.

Dans la modernité la sécularisation de la nature a permis des avancées considérables. Le surnaturel s’est retiré et le Monde est devenu une nature déterminée, connaissable et maîtrisable par l’homme. Cette conception présente un énorme avantage, elle libère la pensée des dogmes, elle rassure quant à la possibilité de comprendre la réalité. Il s'est ensuivi l’explosion sans précédent de la production de savoirs pertinents et efficaces. Elle a toutefois un inconvénient, celui de s'être liée à un matérialisme qui nie l'autonomie du cognitif et du social. Il est désadapté de vouloir naturaliser l’Homme en niant ce qui le caractérise. Nier ou minimiser ce qui le différencie des autres espèces vivantes est illusoire et trompeur.

À côté de ce naturalisme séculier, pour beaucoup d'auteurs la nature et considéré selon une métaphysique vitaliste et  spiritualiste. C'est l'un des origines de l'idée de nature, celle du développement spontané des être vivants ce qui se trouve bien exprimé par le grec ancien phusis (terme employé par Aristote désignant le mouvement spontané, la croissance).  Ce serait une entité globale mue par une force autonome (pour Henri Bergson, la nature est caractérisée par une force vitale créatrice appelée élan vital). Elle est éventuellement vue sous un jour Panthéiste ou animiste.

Nous nous en séparons résolument, car notre propos concerne l’Univers connu par les sciences et pas la Nature telle qu’elle a été imaginée par les humains. Nous éviterons le terme de nature et lui substituerons celui plus neutre d'environnement.  

Enfin, il est évident que, d’un point de vue pratique, l’Homme n’est pas dans un rapport direct avec le milieu environnemental terrestre, mais d’abord avec le milieu socioculturel et technique qu’il a créé. On doit en tenir compte. Cela a été développé dans l’ouvrage Philosophie pour les Sciences humaines et Sociales auquel on voudra bien se référer  2.

2. Une conception de l’Homme

2.1 La proposition d’une anthropologie pluraliste

Penser les interactions de l’Homme avec ce qui l’environne impose de savoir ce qu’est l’humain, c'est-à-dire de disposer d’une conception anthropologique minimale. Notre anthropologie se fonde sur les idées d’organisation et d'émergence ce qui laisse supposer des niveaux d’organisations successifs. Cette conception présente l'intérêt de ne supposer aucune coupure de type corps/esprit. Elle permet de construire un modèle théorique simplifié de l’Homme constitué de plusieurs niveaux hiérarchisés.

D’évidence, l’Homme a une constitution physico-chimique et qui se retrouve dans l’Univers auquel il participe. Si l'on dépasse les niveaux physiques et chimiques, on arrive au niveau biologique. Même en se limitant à ce niveau, nous avons affaire à une infinité de systèmes et d'appareils qui demanderaient une encyclopédie pour être décrits. Nous allons donc simplifier à l'extrême en ne considérant que ce qui est indispensable ici. 

Du point de vue biologique, on peut évoquer l’ensemble somatique (pris en bloc) et, en son sein, le système nerveux. Le système nerveux fonctionne et assure la formation, la transmission et l'interaction des signaux nerveux, qui se produisent par médiation électrique et par médiation chimique. À partir de cette fonctionnalité se forme, par un degré d'organisation supplémentaire, le niveau suivant que nous nommons cognitif et représentationnel. Cette base très simple nous permet de penser les interactions de l'humain avec ce qui l'entoure.

2.2 Les interactions avec l'environnement

Les relations qu'entretient l'individu avec son environnement sont différentes selon ce qui est mis en jeu. On peut distinguer grossièrement quatre regroupements qui engendrent quatre types d'interactions avec l'environnement : les interactions cognitives, les interactions comportementales, les interactions de type stimuli-réponses, les interactions automatiques.

La connaissance de l'environnement qui passe par le niveau cognitif et représentationnel, produit un savoir complexe et engendre des conduites pratiques et de communication avec les autres. Ces conduites viennent d’une pensée amenant à une action finalisée. Le savoir utile dans ce cadre nécessite un long apprentissage, il dépend en grande partie de l'éducation et souvent demande l'intervention d'une pensée élaborée.

La perception des indices et des événements divers présents autour de soi demande un traitement de l'information qui produit en retour des comportements (attitudes, fuite devant un danger, stratégie de déplacement, etc.). Ceci demande un apprentissage et la mise en place de schèmes sensori-moteurs. Il s’agit de ce que l’on peut considérer comme les aspects praxiques de la cognition.

L'Homme est aussi soumis à des stimulations issues de son environnement qui produisent des réponses en passant par le niveau neurophysiologique en ce qui concerne les comportements simples (l’alimentation, les gestes automatiques). L'interaction est largement gouvernée par des schémas innés issus de l'évolution.

Les conditions environnementales qui jouent sur le biosomatique donnent des réponses automatiques (modification du rythme cardio-vasculaire, par exemple, en fonction de la pression en oxygène). Dans ce cas l'interaction est entièrement automatisée et correspond à l'adaptation au milieu naturel au sens de l'écosystème terrestre actuel.

Ce modèle nous amène à considérer un Homme intégré dans l’Univers et en interaction avec ce qui l'environne. Cette conception sommaire de l'humain montre un individu placé dans un environnement avec lequel il interagit de différentes manières, ce qui a des conséquences sur l’environnement qui réagit en retour.

Pour ses besoins physiologiques, l’individu agit sur le milieu qui lui est nécessaire pour vivre. Chaque individu respire, boit, mange, ce qui provient de son environnement immédiat. Dans ses relations pratiques avec l’environnement, l'Homme interagit avec les choses concrètes. Il se heurte aux contraintes concrètes, aux lois physiques de base. C’est dans une interaction constante qu’il construit des capacités pratiques. Le concret rétroagit sur les comportements en indiquant par les échecs et réussites ceux qui sont adaptés et ceux qui sont inefficaces, voire nocifs.

Les relations entre l'individu humain et son environnement terrestre sont des interactions en boucles, actives et rétroactives. Il faut aussi noter les évolutions temporelles, car toute personne a une histoire. Les boucles successives forment nécessairement une spirale déployée au fil du temps. Si on considère la vie d’un individu, les spirales emmêlées sont innombrables et forment un ensemble complexe dont il est impossible de rendre compte de manière exhaustive.

2.3 Cognition, artifice et technique

L’Homme s’est constitué au sein de l’Univers et comme tous les vivants, il s’est adapté à son milieu. Il est nécessairement en osmose avec son environnement dit naturel. Ce que l’on appelle communément « nature » est tout simplement cette part très limitée de l’Univers qui l’entoure et avec laquelle les individus humains interagissent. Il est donc logiquement en continuité interactive avec cet environnement terrestre. Sur le plan ontologique l’Homme est constitué comme l’Univers dont il fait lui-même partie.
Cependant, ses capacités intellectuelles et sa sociabilité l’ont conduit à aménager cet environnement et c’est ce qui a produit un changement important dans l’interaction. Ce changement vient des actions individuelles et surtout collectives. Ces actions ont des effets massifs compte tenu de l’extension de l’espèce et de ses moyens technologiques.

À côté du biosomatique, il faut distinguer le niveau cognitif 3. L’hypothèse d’un tel niveau d’organisation (générateur des compétences intellectuelles de l'Homme) donne un socle ontologique à ces capacités. Il explique l’intelligence et de l’action humaine. Il donne un support à la pensée. Cette dernière est complexe, car elle associe à des degrés divers et selon des formes diverses des aspects sémiotiques et des schèmes cognitifs (accessoirement des processus psychiques)4.

Le psychisme intervient en donnant une dimension affective aux conduites. Il n’est nullement négligeable, car c’est à lui que l’on doit les passions humaines : volonté de puissance, avidité et démesure, rivalité mortifère. Elles jouent un rôle majeur dans les divers types d'interactions, sous la forme de ce que l'on appelle communément les passions.

Les effets de la cognition par rapport à l’environnement sont massifs. Elle a parmi à l’Homme d’inventer une multitude d’artifices techniques. Les plus simples comme les outils, les vêtements, l’usage du feu, la construction d’habitations, l’agriculture, l’élevage ont produit des changements importants. Ensuite, au fil du temps la technique s’est développée massivement. La majorité de la population vit dans des villes, en utilisant une multitude d’objets de haute technologie qui sont le fruit de l’intelligence et de l’action humaines. Même l’eau est devenue un produit technologique distribué industriellement.

Mais, l'affaire ne s’arrête pas à la création d'un néo-environnement artificialisée plus facile à vivre. Les passions humaines jouent un grand rôle dans l’utilisation immodérée de la technique. Ce peut être à des fins d'accumulation absurde de richesses ou, bien pire, à des fins de puissance et de domination. L'augmentation gigantesque d'arsenaux guerriers en est la manifestation évidente. Le développement massif de l’industrie s’est fait sans tenir compte de ses effets délétères sur les humains, sur les sociétés et sur l’environnement terrestre. Il a fallu depuis le XIXe siècle une lutte constante des populations pour le faire reconnaître et cela reste au XXIe bien insuffisant.

2.3 Le social produit un clivage

L'Homme a une vie sociale intense. La techno-socio-culture humaine constitue un entour différent de l'environnement terrestre, un néo-environnement. Une vaste nébuleuse sociale et culturelle enveloppe l'Homme de sa naissance à sa mort. Elle diffère selon les régions de l’Univers et évolue au fil du temps. Il faut donc conceptualiser la présence de ce second type d’environnement. Sur ce point, nous rejoignons l’école culturaliste (par opposition à naturaliste) qui défend l’existence d’un niveau social et culturel spécifique et irréductible, ayant sa propre force déterminante.

Dans toutes les cultures, on trouve des mythes et des récits idéologiques sur les relations entre l'Homme et la Nature. Autrement dit, la conception de la Nature est un fait de culture : c’est une conception impliquant une manière d’habiter la Terre qui est en partie métaphysique. La Nature désigne une entité avec laquelle il s’agirait d’entretenir un rapport de fusion, de vénération, de respect, ou au contraire de domination, d’exploitation, de destruction, et souvent les deux en même temps. Il y a une tendance humaine à se séparer de la Nature en la désignant comme telle et à édifier une norme collective par rapport à elle (quelle qu’elle soit).

Il existe une relation ambivalente avec les écosystèmes pensés comme « Nature » qui s'explique par la capacité de l'Homme à produire une société technique pour modifier un environnement auquel il est spontanément peu adapté. Sur le plan idéologique, on peut opposer la personnification animiste de la Nature à sa chosification mécaniste, mais, de toute façon, l'Homme vit au sein d'une techno-socio-culture qui constitue un intermédiaire avec l'écosystème terrestre. Cet écosystème terrestre et souvent qualifié de « naturel » au sens de ce qui ne porte pas la marque de l'humain, se développe et se régule spontanément.

On trouve déjà dans le récit de la Genèse un verset qui invite à « dominer » la Terre 5. Francis Bacon dans le Novum Organon annonce le règne de l’Homme qui par les arts mécaniques pourra avoir une maîtrise de son environnement. Avec Descartes l’Homme peut se déclarer « maître et possesseur de la nature » 6 ou avec Emmanuel Kant encore « seigneur de la nature »7. Du côté matérialiste et naturaliste, on ne trouve pas de critique de cet Homme séparé de son environnement naturel et qui collectivement se doit de maîtriser la Nature. C’est une tendance idéologique lourde présente en Occident et qui s’est largement répandue dans presque toutes les cultures. Ces thèses encouragent et accentuent le clivage de l’Homme et de son environnement terrestre, occasionné par l’organisation sociale.

3. Une société aux effets puissants

3.1 L’environnement socioculturel et technique

Le premier environnement des humains est social et culturel. L’enfant naît dans une famille au sein d’une société et y passe toute sa vie. Les aspects institutionnels constitutifs de la société résultent d’une intentionnalité collective (partagée) mais également des pratiques qui les soutiennent, comme des règles qui préexistent et perdurent au fil des générations. Tout cela a nécessairement à voir avec l’intellection. Les règles et a fortiori des lois codifiées sont le fruit d’une réflexion et d’une élaboration.

La réalité sociale a un pouvoir contraignant qui lui est propre.

« L’ordre invisible, l’ordre de cette vie sociale que l’on ne perçoit pas directement avec les sens , n’offre à l’individu qu’une gamme très restreinte de comportements et de fonctions possibles. Il se trouve placé dès sa naissance dans un système de fonctionnement [organisé en] structures très précises » 9 .

L’autonomie du social trouve là son support, dans les fonctions interdépendantes, dont la structure donne aux groupes humains leurs caractères spécifiques. L’environnement social est fait d'interactions, de dépendances, de hiérarchies qui préexistent à l'individu, qui lui-même y contribue par sa pensée et ses actes. Une série de boucles interactives se constituent entre individus et société.

« Le tissu de fonctions interdépendantes par lequel les hommes se lient les uns aux autres a son propre poids et sa propre loi »10. Le social n’est pas une fiction sans réalité, car il a une force contraignante. On peut admettre une existence réelle et effective du social (Ontologie du social)

La culture est un milieu sémiotisé au sein duquel baigne les hommes de leur naissance à leur mort. Pour François Ratier dont nous partageons la conception :

« L’environnement humain (ou entour) est spécifiquement constitué de performances sémiotiques et de (re)présentations. L’autonomie et la complexité du sémiotique déterminent les caractères propres de la cognition humaine » 11.

L’homme vit d’abord et surtout dans un environnement culturel et social. Divers niveaux d’interaction existent cependant concernant les effets intellectuels, chaque individu rencontre la pensée et le langage des autres, avant que la sienne ne soit constituée et que ces dernières contribuent à la former. Il intègre des codes et des normes, des croyances et des manières de penser. La plus simple des conduites telle que bouger la tête pour dire oui ou non, constitue un acte finalisé à caractère sémiotique et intentionnel codifié.

Les aspects institutionnels constitutifs de la société résultent d’une intentionnalité collective, mais également des pratiques qui les soutiennent, comme des règles qui préexistent et perdurent au fil des générations. La réalité sociale a un pouvoir contraignant qui lui est propre. Cet environnement social est fait d'interactions, de dépendances, de hiérarchies qui préexistent à l'individu, qui lui-même y contribue par sa pensée et ses actes. Une série de boucles interactives se constituent entre individus et société.

L’homme vit d’abord et surtout dans un environnement humain, culturel et social. Diverses interactions existent dans lesquelles l’intellect joue un grand rôle. L’environnement est aussi constitué par la technologie de la société considérée. Les capacités techniques, qui se transmettent de génération en génération depuis le Néolithique, ont été multipliées de manière exponentielle à partir du XIXe siècle. Elles ont augmenté qualitativement en étant plus efficaces, mais également et surtout quantitativement par l’industrialisation présente sur toute la planète.

3.2 Le problème de l'écosystème terrestre

Plutôt que de parler de nature, nous employons le terme plus neutre d'écosystème terrestre, ce qui permet de mieux préciser la relation interactive de l’Homme en société avec ce qui l’entoure. Au plus simple, les hommes ont besoin de trouver de l’air dans l'environnement. Une interaction évidente a lieu : la respiration. Elle aboutit à une absorption de l’oxygène et un rejet de gaz carbonique. Pour respirer, les humains dépendent des équilibres écologiques permettant la formation continue d'oxygène sur Terre. De manière plus complexe, l'espèce humaine dans son ensemble interagit massivement pour trouver nourriture, abri et extraire les matières premières utiles à sa technique.

L'espèce humaine est incluse et participe ontologiquement de l’Univers, mais, si l'on passe à une approche pratique, on voit que ce n'est pas une espèce animale spontanément adaptée à l'écosystème. C'est même exactement l'inverse : elle adapte l'écosystème à ses besoins. L'Homme seul ou en petits groupes survit difficilement dans l'écosystème naturel. Il a donc, à partir du Néolithique, entrepris de le transformer, ce qui est devenu possible grâce à son organisation sociale et à sa technologie.

La conception pluraliste que nous proposons dément que l’Homme puisse se considérer comme extérieur à l’Univers. Elle dément aussi qu’il soit un animal inclus et adapté à l'écosystème constituant son environnement immédiat. Il possède en lui la capacité de le transformer. De tout temps les humains ont tenté de modifier cet environnement pour améliorer leurs conditions de vie. Les moyens limités de l’élevage, de l’agriculture et de l’artisanat, ont eu longtemps des effets qui sont restés modérés.

Ensuite, de nouvelles possibilités se sont offertes comme le note René Descartes à la fin du Discours de la méthode. Avec un certain enthousiasme, il annonce des connaissances utiles à la vie des hommes, celle des forces naturelles. Il compare les possibilités ainsi offertes par rapport à la nature à celles des métiers de l’artisanat. Comme l’artisan maîtrise par les moyens techniques de son art, nous pourrions par des moyens techniques manipuler les forces naturelles.

Descartes prophétise l’avènement d’une science appliquée, l’entrée dans l’ère des sciences de l’ingénieur, qui mettent en pratique les résultats des capacités intellectuelles humaines. Les savoirs devenus efficaces promettent une technologie puissante. L’annonce de Descartes prendra du temps pour se réaliser. En effet, il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que les techniques se répandent et c’est évidemment au XIXe siècle que tout basculera avec l’industrialisation qui amplifiera massivement les effets de la technique.

La société et la techno-culture permettent à l'espèce humaine de vivre dans un néo-environnement façonné pour répondre à ses besoins, mais aussi qui s'est transformé selon des enjeux sociaux et politiques. L'extension continue de l'espèce humaine et de son industrie a modifié massivement l'environnement terrestre, au point que l'on a parlé d'anthropocène. Ce qui est à penser est l'interaction de ces deux sphères qui entourent les individus  : l'une proximal techno-culturelle et sociale crée par l'évolution des sociétés humaines et l'autre qui lui préexistait créé par l'évolution géologique et biologique sur Terre. 

3.3 La dimension politique et géopolitique

L'écologie politique tente de faire entrer les préoccupations environnementales dans le champ du débat public. Elle s'est amorcée à partir des années 1960 dans la poursuite de la tradition des naturalistes depuis 1970. L'enjeu proprement politique a été souligné par André Gorz dans son texte inaugural, « Leur écologie et la nôtre », de 1974.

En se référant à Jean-Paul Deléage, on peut dire que l’écologie politique prend acte des contradictions qui affectent les rapports de l’espèce humaine à l’écosystème auquel elle est inféodée. En effet, l’humanité, envisagée comme une espèce, est devenue une force géophysique majeure (idée que résume bien le néologisme d’« anthropocène » forgé en 2002 par le prix Nobel de chimie, Paul J. Crutzen). Il s’ensuit la nécessité d’une action politique tant au niveau des États que de l’organisation interétatique 12.

L’industrialisation massive qui cause le problème ne se fait pas toute seule. Ce n’est pas un individu, ni un groupe d’individus, qui l’amènent au point où elle modifie les équilibres planétaires. Il faut une économie de marché mondialisée qui vende les biens produits. Il faut que l’ensemble de la population participe et que les États soutiennent politiquement l’édifice de production et d’échange. 

La production des biens et services se fait dans le cadre d’une économie capitaliste de marché qui n’a de cesse que de se développer toujours plus. Les retombées en termes de confort pour les populations est bien présent. Cependant, la gigantesque machinerie économique entraîne hommes, matières et animaux dans une course productiviste sans finalité bien établie.

Un développement illimité dans une Terre aux ressources limitées et aux équilibres fragiles est impossible. La maîtrise nécessaire pour l’adapter à l’environnement, bien que des efforts politiques internationaux aillent soient faits, est insuffisante. 

L'écologie politique tente de faire entrer les préoccupations environnementales dans le champ du débat public. Elle s'est amorcée à partir des années 1960 dans la poursuite de la tradition des naturalistes depuis 1970. L'enjeu proprement politique a été souligné par André Gorz dans son texte inaugural, « Leur écologie et la nôtre », de 1974.

La situation géopolitique joue un rôle important. L’activité industrielle de masse est voulue par les États qui entrent en concurrence et ont besoin pour s’affronter de puissance industrielle et technologique. Dans une situation de rivalité interétatique la puissance techno-industrielle est vitale. Son développement passe avant toute considération écologique.

Tant que durera cette rivalité (et les guerres qui vont avec), réduire l’industrie pour limiter l’impact environnemental sera difficile. La relation à l’environnement terrestre est indissociable de l’interaction au sein de l’espèce. La pacification de l’une va avec l’autre.

Pour paraphraser Emmanuel Kant 13, nous dirions que l'incohérence de ses dispositions « plonge l'Homme dans des tourments qui l'acculent avec ses semblables (par l'oppression de la tyrannie, la barbarie des guerres) à la misère » et « qu'il travaille autant qu'il en a la force à la destruction de sa propre espèce ». Il pourra échapper à ce destin s'il sait et s'il a la volonté collective d'établir une relation finale (téléologique) de pérennité entre les sociétés étatisées et avec son environnement terrestre. Malheureusement, les peuples (et surtout leurs dirigeants) obéissent plus à leurs passions qu’à leurs intérêts 14. Ce qui s’oppose à établir de relations paisibles visant la pérennité de l’espèce et une insertion harmonieuse de l’espèce sur Terre. 

Tant que durera cette rivalité (et les guerres qui vont avec), réduire l’industrie pour limiter l’impact environnemental sera difficile. La relation à l’environnement terrestre est indissociable des interactions au sein de l’espèce. La pacification de l’une va avec l’autre.

Conclusion : des environnements en conflit

Notre propos ne se situe dans aucune des ontologies traditionnelles qui toutes opposent extériorité et intériorité, ou corps et esprit, ou encore nature et culture. Il se fonde sur le pluralisme d’un Univers organisé, qui implique une continuité fondamentale entre l’Homme et ce qui l’entoure.

Cela permet de modifier la catégorisation classique nature/culture qui n’est pas une catégorie ontologique, mais une approximation descriptive laissée par la tradition. Il faut pour l’utiliser utilement préciser cette description. Elle correspond à des zones qui peuvent être distinguées au titre des environnements qui entourent les individus humains et vis-à-vis desquels ils interagissent.

Ce qui est confusément appelé Nature correspond en vérité à l’environnement terrestre connu par les sciences de la vie et de la terre. Cet environnement permet un certain type d’interactions. Ce qui d’habitude est appelé Culture de manière trop extensive correspond aux sociétés, à la culture (art et sciences) qui s’y développe, ainsi qu'aux évolutions civilisationnelles, techniques et industrielles qui s’y produisent. Un autre type d’interactions y a lieu.

Dans la continuité de l’Univers, les interactions directes des individus humain avec l'environnement terrestre (les échanges vitaux) passent par un intermédiaire social qui les filtre. Au fil du temps cet intermédiaire est devenu tel qui a institué une distance, une barrière, entre les humains et leur entour terrestre. La montée en puissance de l’activité industrielle affecte les équilibres écologiques de la planète et mettent en péril les interactions indispensables à la vie. 

La techno-socio-culture industrielle a pris une telle ampleur qu’elle a modifié l’environnement terrestre, compromettant partiellement l’interaction fondamentale des humains avec lui (la pollution atmosphérique compromet la respiration, la chaleur compromet l’homéothermie, etc). Même l’air et la température, jusqu’alors dépendantes du milieu terrestre, commencent d'être modifiées par rapport aux cycles écologiques qui les régulaient.

Les humains ont constitué des sociétés techniques qui modifient l’écosystème. Leur but premier était de pourvoir aux besoins, mais les développements industriels vont bien au-delà. Devenues immenses les sociétés humaines se sont organisées en États. Ces États sont en concurrence, ce qui les pousse irrésistiblement à disposer d’une puissance technologique et industrielle leur permettant de rivaliser militairement.

Il est inéluctable que l’Homme modifie son environnement terrestre, car c’est dû à des formes d’existence cognitive et sociale bien réelles et irréductibles. Le problème n’est pas dans cette transformation, mais dans ses excès, qui viennent des passions humaines : volonté de puissance, avidité et démesure, rivalité agressive et mortifère. Pour stigmatiser cette dynamique mortifère le terme de « mégamachine » 15 a été proposé. Fabian Scheidler désigne ainsi le système à la fois technique, économique et politique qui a envahi la Terre. À l’origine de la mégamachine, l’auteur place la volonté de domination.

Il y a une continuité ontologique entre l’Homme et l’Univers. Par contre, lorsque l’on passe à un niveau descriptif, celui de l’espèce humaine sur Terre et de son action, on constate qu’un fossé s’est creusé entre l’humanité et son environnement terrestre. Un intermédiaire aux effets clivants s'est créé : les sociétés technicisées et industrialisées en concurrence les unes avec les autres.

 

Notes :

1 Andler Daniel, La Silhouette de l'humain, Paris, Gallimard, 2016.

2 Juignet Patrick, Philosophie pour les sciences humaine et sociales, Nice, Libre Accès Éditions, 2023.

3 Juignet, Patrick. La pensée et sa genèse. Philosophie, science et société. 2019. https://philosciences.com/49.

4 Juignet Patrick, Le psychisme humain. Philosophie, Sciences et société.  2015. https://philosciences.com/psychisme.

5 Genèse 1, 28.

6 Descartes René,(1637) Discours de la méthode, in Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, 1953. p. 168.

7 Kant Emmanuel, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1968. p. 241.

8 Piaget Jean, La formation du symbole chez l'enfant, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel-Paris, 1976, pp. 315-316.

9 Elias Norbert, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 49.

10 Ibid., p. 51.

11 Rastier François, Faire sens, De la cognition à la culture, Paris, Garnier, 2019, p. 190.

12 Deléage, Jean-Paul. « En quoi consiste l'écologie politique ? », Écologie & politique, vol. 40, no. 2, 2010, pp. 21-30.

13 Kant Emmanuel, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1964, p. 241.

14 Freud Sigmund, « La guerre et ses déceptions » in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1971, p.252.

15 Scheidler Fabian, La fin de la Mégamachine, Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement, Paris, Seuil, 2020.

Bibliographie :

Andler D., La silhouette de l'humain, Paris, Gallimard, 2016.

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L'auteur :

Juignet Patrick