Revue philosophique

Les théories physico-chimiques du vivant sont-elles fondées ?

 

La robotique est un domaine de recherche qui conduit à déterminer la nature des mécanismes qui, par le truchement d'un contrôleur doté d’une ‘intelligence artificielle’, associent les différentes perceptions qu’un système a d’un environnement continuellement changeant et généralement hostile aux actions qu’il effectue pour répondre d’une façon efficiente à une mission donnée. L’autonomie des robots est une question majeure en matière d’automatisme. Il ne s’agit pas moins en effet que de chercher à créer, pour des besoins divers, des structures physiques (ou physico-chimiques) qui seraient artificiellement vivantes, c’est-à-dire capables de s’auto-adapter à toutes nouvelles situations, de s’auto-organiser pour assurer la pérennité fonctionnelle de leur structure. À ce titre, ces structures seraient alors dotées de capacités semblables à celles que possèdent les êtres vivants. Répondre à la question de l’autonomie d’un robot reviendrait ainsi à répondre à la question primordiale « qu’est-ce que le vivant ? ».

 

Pour citer cet article :

Troublé, Michel. Les théories physico-chimiques du vivant sont-elles fondées ? Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/les-theories-physico-chimiques-du-vivant-sont-elles-fondees.

 

Plan de l'article :


    • Particularité des robots
    • Le problème posé par l'indiscernabilité
    • Illustration : Le thermostat impossible
      • Le dispositif
      • Description logique
      • Un thermostat aléatoire
    • Une solution naturelle existe-t-elle ?
    • Une justification des qualia

 


 

Texte intégral :

 Particularité des robots

L’analyse fonctionnelle d’un robot supposé autonome montre que son contrôleur doit essentiellement posséder la capacité de catégoriser de manière cohérente les différentes formes – en nombre infini – des entités utiles ou nuisibles perçues par ses capteurs/récepteurs afin d’effectuer des actions appropriées qui conduisent à assurer la durabilité de sa structure et des fonctionnalités qui y sont associées, autrement dit, à s’auto-organiser.

D’où, par analogie, la définition opérationnelle suivante des êtres vivants : « Systèmes physico-chimiques qui ont la capacité de créer des catégories cohérentes d’actions qui assurent la pérennité fonctionnelle de leur structure ». Pour illustrer cette définition, on peut imaginer une structure physico-chimique qui, pour être et rester vivante, doit fuir systématiquement toute source de chaleur qui pourrait la détruire, soit créer la catégorie [fuir] ou fonction {fuir tout objet chaud} : fuir un ‘feu de broussailles’, fuir de la ‘lave en fusion’, fuir un ‘radiateur brûlant’. Une telle structure s’est auto-organisée. 

 Le problème posé par l'indiscernabilité

Mais, cette capacité qui est essentielle à l’autonomie d’un système physique, à son auto-organisation, de créer des catégories cohérentes d’actions, pose un problème épistémologique très embarrassant : 
En s’appuyant sur la théorie formelle de la ‘reconnaissance des formes’ (cf. les travaux du physicien Satosi Watanabe sur l’identification des formes d’objets à partir de leurs paramètres caractéristiques afin de prendre des décisions dépendant des catégories attribuées à ces formes – ‘Pattern recognition, human and mechanical’, John Wiley & Son), on peut en effet démontrer le trait essentiel suivant :

Les différentes formes des objets qui sont perçues par un système physique (ou physico-chimique) lors d’un processus de mesure, sont physiquement indiscernables par sa partie opérative ou actionneur, car ces formes partagent, également, le même nombre de propriétés ou descripteurs. Ce ‘principe d’indiscernabilité’, pour faire court, est une propriété première, fondamentale, de l’espace-temps. Lors d’un processus de mesure, il s’applique à tous les niveaux de la matérialité, macroscopiques ou microscopiques/quantiques, indépendamment des lois physiques qui régissent ces domaines. 

 Illustration : Le thermostat impossible

Le ‘principe d’indiscernabilité’ qui implique que, dans un système physique, les différents états de sortie de son (ou ses) capteur sont physiquement indiscernables du point de vue de sa partie opérative, peut se démontrer de la façon suivante :

Le dispositif

Soit un thermostat d’ambiance dont le rôle est de mettre en marche un dispositif de chauffage lorsque la température d’un local est inférieure à une certaine valeur de consigne : par exemple, la mise en marche du chauffage si la température est de 16° et son arrêt si la température atteint 17°. La température étant mesurée par un capteur thermométrique, soit A le descripteur correspondant à la graduation 16° du thermomètre, et B le descripteur correspondant à la graduation 17° du même capteur. Ces descripteurs correspondent, par exemple, aux états de sortie nécessairement énergétiquement différents d’un dispositif optique qui observe les mouvements de la colonne de mercure du thermomètre ; les descripteurs A et B sont donc naturellement intrinsèquement différents.

Description logique

Logiquement, les descripteurs de l’état du capteur que l’actionneur (relais de commande) doit nécessairement prendre en compte afin d’effectuer une action particulière (par exemple, mettre en marche ou arrêter le dispositif de chauffage) sont alors les suivants : 0, A, B, {A ou B}, descripteurs perçus par l’actionneur qui dérivent des deux descripteurs intrinsèques (ou atomiques) A et B. Cette description est formellement complète : il y a 4 et seulement 4 descripteurs des états du capteur qui sont perçus par l’actionneur. En effet, dans le cadre de cette expérience de pensée, les contraintes physiques (le thermomètre est muni d’un tube capillaire unique dans lequel se déplace une colonne de mercure) impliquent que les descripteurs intrinsèques A et B sont naturellement antinomiques l’un de l’autre, soit B = non A (la température est soit égale à 16°, soit à 17°, et non pas les deux simultanément) : le descripteur {A et B} qui est identiquement nul ne figure donc pas dans la liste des descripteurs que l’actionneur doit prendre en compte afin de produire une action. 

En définitive, il existe ainsi 1 descripteur, A ou B, qui vérifie respectivement les graduations 16° et 17° – ce qui donc les différencie –, mais aussi 1 descripteur, {A ou B}, qui vérifie simultanément les deux mêmes graduations 16° et 17°. Les deux états ‘16°’ (descripteur A) et ‘17°’ (descripteur B) du capteur sont donc logiquement indiscernables, puisque, du point de vue de l’actionneur, ils sont à la fois différents et identiques. (Généralement, si n est le nombre de descripteurs élémentaires ou atomiques du système, il y a d = 2m descripteurs possibles où m = 2n est le nombre des différents états du système. Dans le cas du thermostat, n = 1 puisque B = non-A, d’où m = 2x1 = 2 soit les 2 descripteurs A et B, et d = 2m = 4 qui est alors le nombre des descripteurs 0, A, B, {A ou B} qui doivent être pris en charge par l’actionneur). 

Un thermostat aléatoire

Le ‘principe d’indiscernabilité’, qui est formellement bien fondé, est aussi pratiquement vrai comme cela peut être démontré expérimentalement. Les 4 descripteurs 0, A, B, {A ou B} correspondent, en effet, aux 4 et seulement 4 différentes liaisons physiques possibles équiprobables qui peuvent mettre en relation les deux états de sortie ‘16°’ (descripteur A) et ‘17°’ (descripteur B) du capteur thermométrique avec l’entrée unique de l’actionneur dont le relais de commande est soit en position ouverte, soit en position fermée. Les états ‘16°’ et ‘17°’ sont certainement énergétiquement différents (agitations différentes des molécules de mercure du thermomètre), mais ils sont donc cependant strictement indiscernables du point de vue de n’importe quel système physique tiers comme le relais de commande du thermostat. En conclusion, eu égard les lois physiques, la mise en marche ou l’arrêt du système de chauffage commandé par le thermostat ne peut être qu’aléatoire, c’est-à-dire sans aucune correspondance cohérente avec les températures qui sont mesurées par le capteur thermométrique.

On pourrait objecter que le thermostat ne semble cependant pas obéir au ‘principe d’indiscernabilité’, en ce sens que les états d’arrêt ou de marche de son actionneur (relais ouvert ou fermé) sont, comme chacun peut l’observer, généralement toujours corrélés avec les différents états de son capteur thermométrique (sauf en cas de dysfonctionnement) : par exemple, la mise en marche systématique (relais fermé) du dispositif de chauffage quand la température est de 16°C, et son arrêt (relais ouvert) quand la température atteint 17°. 

On peut justifier l’existence de cette situation empiriquement paradoxale par le fait qu’un technicien a en réalité préparé ledit thermostat, en établissant des liaisons physiques adéquates entre le capteur et l’actionneur, en l’occurrence : une liaison entre l’état ‘16°’ (descripteur A) et l’état de marche de l’actionneur (relais fermé), une autre liaison entre l’état ‘17°’ (descripteur B) et l’état d’arrêt de l’actionneur ; la liaison avec le descripteur {A ou B} étant volontairement ignorée par le technicien. 

Cette explication n’est toutefois pas logiquement recevable. En effet, le technicien concerné n’est, en principe, qu’une structure physico-chimique complexe et, eu égard le ‘principe d’indiscernabilité’ qui s’applique à toute entité matérielle, est donc, comme l’actionneur du thermostat pour lequel les deux états ‘16°’ et ‘17°’ étaient strictement indiscernables, dans la totale incapacité de sélectionner les descripteurs conformément à l’hypothèse faite. Et c’est pourtant bien le technicien qui, d’une façon efficiente, a établi des liaisons physiques discriminantes entre le capteur et l’actionneur du thermostat.

 Une solution naturelle existe-t-elle ?

Il semble qu’il existe cependant une solution empirique, naturelle, qui, tout en respectant le caractère aléatoire des états de l’actionneur du thermostat eu égard le ‘principe d’indiscernabilité’, permettrait néanmoins l’émergence de solutions non-ambiguës comme celles qui sont observées. Il s’agit de la ‘sélection naturelle’. Il suffit en effet d’imaginer que seules les structures physico-chimiques – comme le technicien qui a préparé le thermostat – ayant fortuitement éliminé au cours du temps les descripteurs non discriminants de leur système de perception (à l’instar du descripteur {A ou B} du thermostat) ont survécu, expliquant là même la préparation adéquate du thermostat qui s’en est suivie.

Cette dernière hypothèse n’est cependant pas mieux fondée que la précédente. L’analyse fonctionnelle du processus de sélection évolutive (naturelle) montre en effet que, pour être créateur de fonctions (formations incrémentales de catégories cohérentes), celui-ci doit logiquement faire appel à un mécanisme de ‘reproduction fonctionnelle’ (reproduction des couples perception-action) et non pas par ‘empreinte’. Seul le mécanisme de ‘reproduction fonctionnelle’ permet en effet que les caractères positifs acquis par un système (les couples perception-action qui assurent la pérennité du système) se transmettent à ses descendants (reproduction mère → fils) en compensant d’une façon probabiliste le caractère nécessairement aléatoire et discret des caractères acquis fortuitement (couples perception-action). 
Or, la ‘reproduction fonctionnelle’ mère → fils implique que le système ‘mère’, qui, muni de ses caractères acquis, se duplique, puisse faire la distinction entre les différents domaines de commande des actionneurs de ses fils afin que soit conservée la cohérence entre les perceptions et les actions correspondantes des différents couples perception-action. Mais, ce processus de discrimination domaniale est logiquement interdit en raison du ‘principe d’indiscernabilité’, au même titre qu’étaient physiquement indiscernables les états ‘16°’ et ‘17°’ du capteur thermométrique du thermostat.

Contrairement à l’hypothèse qui avait été faite, le mécanisme de ‘sélection naturelle’ ne peut donc pas expliquer que des techniciens aient pu, au cours du temps, mettre en place des liaisons non-ambiguës entre le capteur et l’actionneur du thermostat. La ‘sélection naturelle’ reste cependant un processus efficient qui, d’une façon incrémentale, peut faire évoluer à partir d’événements aléatoires la forme des structures physiques qui sont déjà porteuses de diverses fonctionnalités. Ces créations de formes nouvelles, et non pas de nouvelles fonctions, ne s’appuient en effet que sur des mécanismes de duplication par ‘empreinte’ qui sont, eux, physiquement fondés contrairement à la ‘reproduction fonctionnelle’.

 Une justification des qualia

La thèse que je soutiens justifie formellement et empiriquement la théorie des qualia. En leur absence, il n’existerait en effet aucune structure vivante, aucune activité mentale, eu égard le principe d’indiscernabilité qui interdit la formation de toute catégorisation cohérente, de toute organisation, qui fonde la vie. La [sensibilité], munie de ses différents qualia – au moins le plaisir et la douleur – serait donc non seulement perceptive « par les effets que cela fait » qu’on ne peut ignorer, mais elle serait aussi nécessairement opérative. Sans l’existence des qualia, nécessairement irréductibles à toute interaction physique, l’univers serait vide de vie, aucune pensée ne serait là pour le décrire.

Les qualia, de par leur capacité opérative à sélectionner des entités autrement indiscernables, fonderaient la pensée essentiellement constituée d’objets mentaux qui, de ce fait, résulteraient d’un découpage contingent de l’univers opéré par des opérateurs [sensibilité] munis de qualia. Et c’est ainsi que la réunion fortuite de quatre planches de bois avec une plaque de tôle, ce qu’un sujet appelle un "abri", parce que son usage lui apporte essentiellement du plaisir en évitant que le froid de la nuit le fasse mourir, ne serait qu’un objet mental qui n’aurait aucune existence objective intrinsèque.

Non mesurables – car irréductibles à toute interaction physique – bien qu’ayant une réalité phénoménale intrinsèque, les qualia n’appartiennent donc pas à la dimension matérielle de l’univers qui est essentiellement fondée sur la mesure des propriétés de ses constituants. Rien ne permet d’affirmer que l’univers se réduit à cette seule dimension matérielle, puisque son existence même, en tant que concept, se fonde sur la capacité opérative des qualia qui sont, quant à eux, nécessairement irréductibles à toute interaction physique.

Il est intéressant de noter que Kant disait que la connaissance implique l’existence de structures transcendantales et que les objets du monde se règlent sur cette connaissance, et non pas l’inverse. Ce qui est à rapprocher, me semble-t-il, de la thèse soutenue où c’est justement la connaissance construite par les qualia – transcendantaux – qui actualiserait les objets mentaux fondant nos discours, et non pas l’inverse, puisque les entités physiques de l’univers sont strictement indiscernables.

Il ne s’agit en aucune façon de nier l’existence objective des entités matérielles – des domaines d’espace-temps possédant différents niveaux d’énergie – dont l’association constitue ce qu’un sujet appelle un "abri". Le rôle de la [sensibilité] dont est muni un sujet est de partitionner l’univers matériel, par nature continu, en différents domaines particuliers pour les regrouper, les encapsuler, sous la forme d’objets mentaux qui, en tant que tels, n’existent que dans l’esprit du sujet. Ces objets n’ont donc pas d’existence objective a priori eu égard le ‘principe d’indiscernabilité’ – la théorie quantique affirme de son côté (en résolvant la fonction d’onde – l’équation de Schrödinger) que les entités du monde n’acquièrent leurs propriétés que lorsqu’elles font l’objet de mesures effectuées par un sujet.

À ce titre, les théories physico-chimiques relatives à l’émergence spontanée des processus cognitifs dans le cerveau, comme celles que développent Changeux, Edelman, Varela,....., ne sont donc pas légitimes, puisqu’elles sont essentiellement fondées sur le marquage (ou empreinte) du système nerveux central par des objets préexistants du monde conduisant au renforcement de certaines structures neuronales, initialement vierges, lors d’interactions monde→cerveau. Suivant ces théories, ce sont en effet les marquages des structures neuronales par ces hypothétiques objets extérieurs qui induiraient la formation des objets mentaux – briques de base de toute connaissance – alors que cesdits objets de notre univers n’ont, en fait, pas d’existence a priori, tant qu’un sujet, parce que cela lui fait plaisir, ne les actualise grâce à la [sensibilité/qualia] dont il est muni.

 Conclusion : la sensibilité, opérateur de discrimination

En définitive, le processus d’auto-organisation, ou de création de catégories cohérentes d’actions, qui fonde l’existence des êtres vivants et de leurs fonctions cognitives, serait irréductible à tout processus physico-chimique. Les théories physico-chimiques du vivant ne seraient donc pas fondées.

Reste pourtant que les êtres vivants – le technicien préparant le thermostat – possèdent empiriquement cette capacité physiquement paradoxale en raison du ‘principe d’indiscernabilité’, de discriminer, pour assurer leur pérennité, des entités matérielles qui, étant de par leur nature physiquement indiscernables, s’opposeraient naturellement à toute auto-organisation. 

La ‘sensibilité’ ou ‘sentience’ – la ‘douleur’, le ‘plaisir’, …– que possède naturellement les êtres humains, au moins eux, n’étant attachée à aucune forme matérielle particulière (un ‘feu de broussailles’ ou de la ‘lave en fusion’ me brûlent également bien qu’étant des entités physiquement indiscernables), pourrait être cet opérateur de discrimination, logiquement empiriquement inaccessible, qui permettrait l’émergence de structures auto-organisées, vivantes, autrement physiquement inintelligibles.