Écrit par : Patrick Juignet

Les termes abstraction et abstrait renvoient à une capacité cognitive humaine. Abstraire, c’est mettre en évidence ce qu'il y a de général et de commun  dans divers aspects de la réalité qui ont été saisis empiriquement : la blancheur par rapport à diverses nuances de blanc, la justice par rapport à diverses conduites jugées justes. À partir de la représentation de circonstances, de faits, d’événements, on en tire une généralité abstraite. La connaissance intellectuelle implique, entre autres, une abstraction depuis la réalité concrète, donnée par l'expérience.

Pour Gaston Bachelard, l’abstraction est la démarche normale et féconde de l’esprit scientifique (La formation de l’esprit scientifique). On passe de la perception immédiate des phénomènes à leur connaissance par l’abstraction. Ainsi, d'un ensemble de faits concrets, on abstrait une loi physique.

Par extension, abstrait catégorise de ce qui échappe à un abord pratique. Les choses sont qualifiées de concrètes et les idées sont qualifiées d’abstraites. Une théorie scientifique est dite abstraite et l’expérimentation qui la justifie, concrète. En linguistique, le signifiant (le mot) et le référent (la chose) sont concrets et le signifié (le concept) est abstrait. On catégorise comme abstrait les idées, concepts, raisonnements, par opposition aux choses, aux faits et actions, dites concrètes.

Le statut de ce qui est catégorisé comme abstrait a été, et est encore controversée dans la philosophie, car c’est le positionnement ontologique par rapport aux idées qui entre en jeu. Si par abstraction, on arrive à définir une idée, celle-ci, dans la philosophie platonicienne est une forme réelle existant dans le supra-monde intelligible. On aussi peut y rapporter la querelle des universaux au Moyen Âge. Les genres et les espèces (comme le concept d'animal ou de cheval), qui sont des abstractions construites à partir des individus singuliers concrets (divers animaux, quelques chevaux), existent-elles réellement dans le monde extérieur ou sont-ils des créations de la pensée existant uniquement en elle ? Si oui, quel statut leur donner ?  Trois réponses ont été apportées : ces abstractions existent comme mots (nominalisme), comme nom et comme concept (conceptualisme), comme idées platoniciennes.

L’emploi des termes abstrait et concret utilisés comme qualificatifs peut induire une ambiguïté. On parle d’un savoir concret portant sur les choses et les faits d’expérience, et d’un savoir abstrait lorsqu’il porte sur leur schématisation, généralisation, universalisation, etc. Pour autant, cela ne change pas le statut du savoir qui, se produisant par une réflexion et utilisant des notions, idées et concepts, est, lui, abstrait. Une loi physique portant sur des faits concrets et observables est une abstraction créée par la pensée abstraite.

Il y a une ambiguïté troublante dans l'usage du terme abstrait. Tantôt, il désigne l'opération intellectuelle d'abstraction, tantôt, il catégorise les opérations intellectuelles elles-mêmes. Les processus cognitifs sont catégorisés comme des abstraits. 

L'art abstrait est une tendance artistique qui s'éloigne de la représentation de la réalité pour se limiter à des formes, des couleurs, et des textures, pour susciter des émotions, des sensations ou des idées. C'est néanmoins une activité concrète qui aboutit à des tableaux ou sculptures.