Revue philosophique

Une ontologie pluraliste est-elle envisageable ?

  

Notre ontologie s’appuie sur deux principes : la différenciation des sciences fondamentales et l'émergence de divers types d’organisation. Les formes d’existence présentes dans l’Univers apparaissent alors variées et changeantes. 

Our ontology is based on two principles: the differentiation of fundamental sciences and the emergence of various types of organization. The forms of existence present in the Universe then appear varied and changing.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Une ontologie pluraliste est-elle envisageable ? Philosophie, science et société. 2022. https://philosciences.com/ontologie-pluraliste. https://doi.org/10.5281/zenodo.10424054.

 

Plan de l'article :


1. Une ontologie non métaphysique
2. Vers un pluralisme ontologique
3. Une utilisation du concept d'émergence
4. Vers un nouveau paradigme
Conclusion : une ontologie minimale


 

Texte intégral :

1. Une ontologie non métaphysique

Ce qui existe

Nous nous contenterons ici d'un bref rappel, le cadre général ayant été posé dans l’article : Quelle ontologie proposer aujourd'hui ? Le réalisme ontologique soutient qu’il existe un Monde auquel participent les êtres humains, mais qui ne dépend pas d’eux. Autrement dit, le Monde contient des humains capables de penser son existence, mais celle-ci est autonome. Que les humains disparaissent et le Monde continuera à être, à exister. Le postulat posé au départ prétend que l'existence ne dépend pas de la connaissance et qu'elle n’obéit ni à nos croyances, ni à nos volontés.

Comment nommer l’existence indépendante du Monde, son être autonome, ce qui le constitue fondamentalement ? Ce qui existe de manière constitutive dans le Monde est attesté (indirectement) par l'expérience. L'idée d'un « réel voilé » utilisé par Bernard d'Espagnat est intéressante à ce sujet, car elle correspond à une existence qui n'est pas déconnectée de la réalité, tout en étant difficile à atteindre1.

Selon Mario Bunge, qui est physicien, la connaissance de ce qui existe en soi est possible, mais elle n'est :

« ni directe, ni descriptive ; elle ne peut être acquise que par des voies détournées et par l'intermédiaire de symboles »2.

L’ontologie est une réflexion sur la nature et la distribution de ce qui existe dans le Monde. Elle concerne à la fois la réalité empirique et le réel constitutif du Monde. Finalement, nous proposons d'utiliser ce terme de réel, qui évoque l'option réaliste qui est la nôtre. Ce terme a l'avantage d'insister sur l'existence solide, effective et incontestable - et donc bien réelle - de ce qui existe constitutivement. Selon nous le réel peut faire l’objet d’hypothèses prudentes.

Réel et réalité

Les faits se donnent par l’expérience, alors que le réel et ses modes d’existence ne peuvent qu'être conçus. Cette distinction étant posée, on comprend qu’il serait erroné d’appliquer sans précaution les concepts par lesquels nous comprenons la réalité au réel lui-même. Si une extension ontologique inconsidérée des concepts servants à décrire la réalité est à bannir, comment procéder ?

Il existe une possibilité de penser le réel grâce à la réalité qui en porte la trace. Si le Monde existe, cette existence est reliée à la réalité, car cette existence façonne la réalité et lui donne des qualités diverses. En exploitant cette interaction, il devient possible de faire des hypothèses sur le réel (à partir de nos connaissances sur la réalité). Ce qui existe de manière indépendante, le réel, marque nécessairement la réalité, ce qui donne des indications sur lui.

Il y a deux raisons pour penser ainsi :

- Il n'y a aucun motif pour supposer une coupure entre les deux. Au-delà du factuel, les modes d’existence ne sont pas des arrière-mondes, ils ne correspondent à aucune surnature, ni à des noumènes idéaux (Kant), mais simplement à ce qui fondamentalement est.

- L'expérience (et en particulier sa forme scientifique) bute sur quelque chose qui lui est extérieur. Cette résistance de la réalité ne vient pas de nous, mais de ce qui existe indépendamment de nous. C'est un point crucial de la définition ; le réel constitue une résistance et une butée à notre investigation.

On ne peut décider du réel a priori, car aucune intuition nous y donne accès, mais, par contre, il est possible de le concevoir à partir des divers registres de la réalité que nous réussissons, tant bien que mal, à connaître. Une ontologie prudente appuyée sur la réalité est envisageable. Notre projet sera donc de proposer une conception du réel en s'appuyant sur les connaissances empiriques reconnues (scientifiques) et leur évolution historique. Une telle conception ne peut venir que d'une extension prudente des concepts scientifiques.

Une ontologie prudente

Si on admet l'existence d'un réel indépendant, on peut décider de s'abstenir d'en parler. Cette position est tout à fait respectable et elle a été adoptée par le positivisme et par l’agnosticisme ontologique inspiré de Kant. Cette attitude a deux motivations. D'une part, l'idée kantienne que le Monde « en soi » est inconnaissable, car il est empiriquement inaccessible et seulement pensable par intuition métaphysique. D'autre part, la prudence épistémologique qui, en décidant de s'en tenir aux faits, permet de gagner en fiabilité ; c'est l’attitude du positivisme scientifique.

Mais, on l'a évoqué plus haut, une coupure radicale entre réalité empirique et réel en soi est improbable, car la réalité enregistre une résistance qui ne vient pas d'elle-même. S'en tenir aux faits est possible, cependant les sciences fondamentales semblent bien dessiner les contours d’une existence réelle qui structure le factuel. Cette critique de la limitation kantienne nous incite à estimer légitimes les hypothèses sur le réel, tout en reconnaissant la difficulté de l'entreprise.

L’ontologie pour être plausible se limitera à une explicitation des formes d’existence du réel à partir des sciences fondamentales reconnues. Cette manière s’oppose à celle consistant à proposer des qualifications de l’être. Il s’agit seulement de concevoir des hypothèses sur les formes d’existence, en tenant compte des divers champs de la réalité que les sciences nous donnent à connaître. C’est un pari qui vaut par sa plausibilité au vu des savoirs contemporains admis et par son heuristique pour les connaissances futures.

On peut distinguer (l'idée est de Hegel) une ontologie générale qui chercherait à identifier les principes de l'être et des ontologies particulières qui s'occuperaient de secteurs précis en s'appuyant sur les sciences empiriques. Martin Heidegger reprend cette opposition sous les termes de « ontique » et « ontologie ». La distinction est difficile à tenir, car certes l’ontologie doit s’appuyer sur les sciences fondamentales, mais elle doit se prononcer au préalable sur le Monde. Par contre, elle doit pour être convaincante se prononcer sur ce qui est connu du monde, c'est-à-dire l'Univers. 

Pour Markus Gabriel3 ce qui est décrit par les sciences de la nature constitue l'Univers alors que l'ontologie porte sur le Monde qui, lui, excède l'Univers4. Cette distinction est utile, mais, contrairement à lui, nous affirmons que le projet d'une ontologie rationnelle doit se centrer sur ce qui fonde l'Univers (qui se manifeste dans la réalité dont les sciences nous donnent une vue élargie et solide).

2. Vers le pluralisme ontologique

Les deux piliers du pluralisme

Le premier pilier sur lequel repose l’idée de pluralité est la différenciation épistémologique des sciences. Depuis le XVIIe siècle, les sciences fondamentales se sont diversifiées. Elles concernent des domaines factuels bien différents et les expliquent selon des théories différentes. Il s'ensuit l'idée qu'il y a des différences dans l’Univers dont il faut tenir compte. On parle de régions, de niveaux, ou de formes d'existence diversifiées selon la terminologie employée. Il s’agit d’un pluralisme à fondement épistémologique, évoqué à partir des savoirs scientifiques.

Le second pilier est constitué par les concepts d’émergence et d'organisation. Tous les composants connus du monde, les particules, les atomes, les molécules, les cellules, les organes, les individus, les sociétés, s’assemblent selon une forme définie : une organisation ou structure selon les appellations. On peut donc supposer que c’est ce qui caractérise l’existence, ce qui implique qu’il y ait plusieurs formes d’existence, car les structures sont multiples. Ici, il s’agit d’un pluralisme ontologique, évoqué à partir de ce qui semble caractériser constitutivement l’Univers.

Les deux piliers conceptuels du pluralisme sont liés : plutôt que de référer la persistance des aspects factuels observés et délimités par les sciences à un substrat constant et uniforme, une substance unique immuable, on peut les voir comme le produit de niveaux d'organisation stables.

Les arguments épistémologiques

Le premier argument en faveur du pluralisme est la différenciation épistémologique des sciences. Depuis le XVIIe siècle les sciences fondamentales se sont diversifiées. Elles concernent des domaines factuels bien différents et les expliquent selon des théories différentes. Il s'ensuit l'idée qu'il y a des différences dans l’Univers dont il faut tenir compte.

Une vision de l’Univers à la fois unifiée, historique et régionale se trouvait déjà chez Antoine-Augustin Cournot à la fin du XIXe siècle (Matérialisme, vitalisme, rationalisme, Paris, Hachette, 1875) en qui on peut voir un précurseur de cette manière pluraliste de voir le monde. Une telle vision pluraliste a été proposée vers 1851, dans son Essai, IX, §131, dans lequel il distingue trois ordres, physique, biologique et rationnel (humain). L'idée de trois grands ordres a été reprise dans l’ouvrage de philosophie des sciences de Daniel Andler, Fagot-Largeault et Saint-Sernin5 qui distinguent un ordre physico-chimique, un ordre vivant et un ordre humain.

Auguste Comte a initié un courant non réductionniste en s’appuyant sur les sciences de son temps. Pour passer d’un domaine de la réalité à l’autre, il ne suffit pas d’agréger les entités entre elles, il faut ajouter une « nouvelle dimension ontologique ». Daniel Andler (Philosophie des sciences, Paris, Gallimard, 2002) note que, pour les auteurs positivistes non réductionnistes, chaque discipline fondamentale posséderait « une couche ontologique propre ».

Werner Heisenberg affirme que l'on est à la fin de la référence privilégiée à un matériau extérieur unique constituant le monde (la substance). Dans une perspective néo-kantienne, il suppose que « la réalité dont nous pouvons parler n'est jamais la réalité « en soi », mais seulement la réalité de laquelle nous avons connaissance ». Dès lors quelle conception envisager ? 

Une théorie des niveaux d’intégration (Theory of integrative levels) a été proposée par les philosophes James K. Feibleman et Nicolaï Hartmann6 au milieu du XXe siècle et, presque simultanément, par Werner Heisenberg en 1942. Cette vision du monde fut popularisée par Joseph Needham dans les années 1960. En associant les idées d’Auguste Comte sur la classification des sciences et les niveaux d'intégration, Joseph Needham a proposé une nouvelle classification des connaissances scientifiques. Il créa le Classification Research Group dont le travail aboutit à une augmentation du nombre de niveaux et de connaissances scientifiques y afférant.

L’histoire des sciences depuis le XVIIe siècle montre que les disciplines se sont diversifiées et n’ont jamais régressé. La physique n’a jamais absorbé la chimie qui n’a jamais absorbé la chimie organique et la biochimie, qui n’ont jamais réduit la biologie. Les sciences dites humaines se sont développées : psychologie et sociologie. Récemment, un nouveau domaine est apparu celui des sciences cognitives s’intéressant spécifiquement aux processus intellectuels humains.

On constate d’évidence une diversité des domaines scientifiques et l'histoire nous montre que les sciences investissent progressivement des champs de plus en plus diversifiés. Il s'agit tout simplement de tenir compte des découpes disciplinaires proposées par les sciences empiriques. Si l'on suit cette indication, automatiquement, une ontologie plurielle se dessine, puisque les sciences produisent des distinctions dans le monde.

C'est sur ces découpes que nous nous appuyons pour supposer une pluralité dans la réalité. Divers champs factuels relativement bien définis existent et se côtoient ; physique, chimique, biochimique, biologique, cognitif, social. À partir de là, on peut supposer qu'il y a une pluralité de formes d’existence dans le monde. Nous les appellerons des régions pour reprendre le terme d’Heisenberg, ou des niveaux par référence aux degrés de complexité croissants qui y correspondent.

On pourrait s’en tenir, comme le propose Stéphanie Ruphy7, à simplement constater la diversité des sciences. Il existe une authentique pluralité de disciplines irréductibles les unes aux autres. On pourrait ainsi s’en tenir à ce que les sciences particulières disent de l'Univers, sans dégager une thèse générale sur ce qui existe (constater de niveaux de description). Son point de vue est parfaitement légitime, cependant nous ne sommes pas tout à fait d’accord, car des hypothèses sur ce qui existe dans l’Univers peuvent être avancées sans extravagance ni inconséquence.

La diversité des sciences et des champs de la réalité auxquels elles s'intéressent laisse supposer une diversité du réel que l’on suppose en regard de ces champs (de façon à expliquer leur durabilité et leur résistance à l’expérimentation). Les sciences donnent des indications sur le réel qui sous-tend les champs de la réalité dont elles s’occupent. Ainsi, on a l’amorce d’un renouvellement ontologique, une théorie sur la constitution de l’Univers (le Monde connu), sans référence à une quelconque métaphysique.

Les arguments ontologiques

Le concept d'organisation (ou de structure), utilisé d’un point de vue ontologique, peut expliquer la diversité et la persistance dans le temps des types de réalités évoqués ci-dessus. Si réel et réalité sont intimement liés, tant que dure une forme architecturée du réel, on constatera des effets répétitifs et constants dans la réalité empirique. L'idée d'une émergence de modes d'organisations de complexité croissante dans le monde est intéressante pour comprendre la différenciation constatée dans la réalité. De nombreux auteurs ont contribué à cette idée.

Vers les années mille neuf cent vingt, les philosophes Samuel Alexander et Lloyd Morgan bâtirent une théorie connue sous le nom d'évolutionnisme émergent. Le monde se développerait à partir d'éléments de base grâce à l'apparition de configurations de plus en plus complexes. Lorsque la complexité franchit certains seuils, des propriétés nouvelles émergent et ce processus conduit à des niveaux d'organisation successifs.

Selon Alexander, quatre niveaux principaux sont à distinguer dans l'évolution de l'univers : tout d'abord l'apparition de la matière à partir de l'espace-temps, puis l'émergence de la vie à partir des configurations complexes de la matière, puis celle de la conscience à partir des processus biologiques et enfin, l'émergence du divin à partir de la conscience.

Dans La valeur inductive de la relativité, Gaston Bachelard avance un réalisme de la relation à partir de la relativité. Il écrit :

« la relativité [...] s'est constituée comme un franc système de la relation. Faisant violence à des habitudes (peut-être à des lois) de la pensée, on s'est appliqué à saisir la relation indépendamment des termes reliés et à postuler des liaisons plutôt que des objets, à ne donner une signification aux membres d'une équation qu'en vertu de cette équation, prenant ainsi les objets comme d'étranges fonctions de la fonction qui les met en rapport »8 .

Gaston Bachelard se réfère exclusivement à la physique, et donc aux mathématiques.

« Les liens mathématiques … suivent la trace d’une coordination nouménale » écrit-il dans "Noumène et microphysique" 9. Il note aussi : « Devant tout le succès de la recherche rationnelle comment se défendre de poser sous les phénomènes un noumène où notre esprit se reconnaît et s’anime. Il évoque une « structure du noumène »10 .

Gaston Bachelard part du rationnel pour aller vers le réel, considéré comme noumène, ce qui est ambigu, puisque le noumène est une chose pensée, un objet de raison. Il parle d'une « structure du noumène qu'il faut construire par un effort mathématique » (Ibid., p. 22). Nous en retiendrons que le niveau du réel auquel s’intéresse la physique semble saisi efficacement par les mathématiques. Mais ce n’est pas le cas de tous les niveaux, car leur structuration-organisation peut être plus complexe et non traçable par les mathématiques, mais seulement par des concepts, de façon plus grossière et non formalisable.

Sous la plume de Pierre Auger, dans un article intitulé « Le nouveau visage de la science », on peut lire : une orientation a été prise dans la science du XXe siècle qui pourrait être caractérisée par la notion de structure.

« Les études de structure ont atteint au fur et à mesure des améliorations techniques des niveaux de plus en plus profonds [...]. Les corpuscules les plus fondamentaux sont eux-mêmes soumis à l'analyse structurale »11 .

En physique, la non-séparabilité quantique a poussé à adopter un point de vue structural, car elle contredit l'idée d'un fondement de type atomistique : une quantité de substance localisable dans l'espace-temps et ayant des propriétés intrinsèques. Il est alors plus cohérent de soutenir une ontologie des relations, c'est-à-dire un réalisme structural. Le réel physique est vu comme « un réseau de relations concrètes entre des objets qui ne possèdent pas d'identité intrinsèque » écrit Michael Esfeld12. Cette doctrine rejette la vision traditionnelle selon laquelle les éléments auraient une priorité ontologique par rapport aux relations.

Lorsqu'il part « à la recherche du réel », Bernard d'Espagnat suggère que si la science réussit à expliquer la réalité avec constance, on puisse l'attribuer

« à l'existence d'une réalité indépendante, structurée, dont les structures auraient précisément pour conséquence cette réussite »13.

Cette réalité indépendante étant ce que nous nommons le réel. Ces différents auteurs ont déplacé le curseur ontologique de la substance vers la relation et l'interaction, les formes organisées, en tant qu'elles se stabilisent et sont identifiables (formes qui nommées structures).

Gilbert Simondon distingue lui aussi réel et réalité :

« Comme nous ne pouvons appréhender la réalité que par ses manifestations, c'est-à-dire lorsqu'elle change, nous ne percevons que les aspects complémentaires extrêmes ; mais ce sont les dimensions du réel plutôt que le réel que nous percevons ; nous saisissons sa chronologie et sa topologie d'individuation sans pouvoir saisir le réel pré-individuel qui sous-tend cette transformation »14.

 

L'ontologie génétique de Simondon peut s'interpréter comme un émergentisme anti-substantialiste, ce qui correspond à l'orientation que nous soutenons. La position de Simondon (réaliste, mais non substantialiste) se fonde sur l'hypothèse du préindividuel et le postulat du réalisme des relations.

Le réductionnisme est peu vraisemblable

Le dernier argument en faveur d’un pluralisme est l’aspect peu vraisemblable du matérialisme physicaliste qui s’appuie sur le réductionnisme. Sa thèse est la suivante : une entité organisée est le strict résultat, sans aucun ajout ni différence, de la composition additive de ses composants, depuis les plus élémentaires (les éléments derniers insécables et simples). Ce niveau élémentaire constitue véritablement (ontologiquement) l’Univers.

L'idée d'une composition seulement additive à partir de briques-éléments permet de penser que la science de ces éléments, la physique, est la science fondamentale à laquelle les autres pourront un jour être ramenées. Au réductionnisme ontologique, s'ajoute un réductionnisme épistémologique. Selon cette thèse les lois chimiques pourraient être retrouvées à partir de la mécanique quantique, celles de la biochimie à partir de la chimie et ainsi de suite. Les propriétés des niveaux supérieurs seraient intégralement dérivables des lois physiques, elles seraient des lois modulo N des lois physiques.

Il est à noter qu’admettre un pluralisme épistémologique n'implique pas que les lois des niveaux supérieurs soient complètement étrangères aux lois physiques, mais seulement qu'elles soient l'expression de propriétés spécifiques. Pour l’instant, on n’a aucun exemple de tentative de dérivation sérieuse et cela paraît invraisemblable. On ne voit pas comment déduire une fonction biologique à partir d'équations de la physique quantique. Ne parlons même pas de la dimension sociale. Il paraît raisonnable de supposer une pluralité de régions, ou niveaux d'organisation, stables qui existent authentiquement et méritent d’être étudiés scientifiquement. Le début du XXe siècle a donné des cadres théoriques sérieux pour les sciences du complexe comme la biologie ou la sociologie, etc.

3. Une utilisation des concepts d’organisation et d'émergence

L’utilisation de l’idée d’organisation

L'organisation fait partie de ces quelques concepts ontologiques fondamentaux qui permettent de comprendre l’émergence et réciproquement. Par organisation, on désigne l'existence d'une liaison entre des éléments quels qu'ils soient, si tant est que ce lien prenne une forme définie et relativement stable. On pourrait aussi parler de structure ou de système. Les éléments liés sont intégrés en un ensemble, une entité qu'on ne peut dissocier sans la détruire. Par exemple, l’ensemble des entités atomiques forment le niveau atomique. Le concept d’organisation est nécessairement flou, puisque son extension couvre la diversité de formes possibles de structuration (et elles sont nombreuses). Considérer des formes structurées entre dans la vision que l'on peut aussi nommer structurale ou systémique, mais nous préférons le terme d’organisation pour éviter les innombrables querelles que ces termes ont engendrées.

Dans cette perspective, on considère que l'organisation crée de nouvelles entités possédant de nouvelles propriétés par la réorganisation des éléments existants et c’est cette dynamique qui est appelée émergence. Par exemple, les molécules sont créées par la liaison des atomes entre eux et possèdent des propriétés caractéristiques (et non par la somme des propriétés des atomes pris séparément). On théorise ces entités organisées au travers des concepts de système (ou de structure) et de fonction qui leur donnent des propriétés factuelles. Nous réservons le terme d’émergence pour désigner le passage d’une forme d’organisation à une autre plus complexe et nous dirons que le niveau moléculaire émerge du niveau atomique.

Une organisation sans mystère

L'organisation constatée est spontanée. Les entités de niveau inférieur se groupent grâce à leurs propriétés en entités plus complexes. L'émergence est le fruit de l'auto-organisation. Elle ne suppose pas d'intervention mystérieuse. Dans le cas de l'émergence moléculaire, l’émergence se produit grâce aux liaisons covalentes entre atomes qui se partagent des électrons d'une de leurs couches externes. Cette liaison les organise d'une certaine manière, car les forces covalentes sont directionnelles. Le processus d'émergence ne suppose aucune force spéciale mal connue. Il s'agit d'une structuration qui se fait spontanément à partir des composants déjà présents ou d’autres qui jouent le rôle d’agent. De plus, une organisation, une fois constituée, possède des propriétés auto-régulatrices et auto-constructrices. Les entités complexes stables se maintiennent ; et inversement celles qui ne sont pas stables disparaissent.

Dans certains cas, on peut montrer que les entités complexes formées ont une action sur les unités sous-jacentes dont elles sont formées (une rétroaction au niveau inférieur). La dynamique locale des entités de niveau inférieur fait apparaître une propriété globale au niveau supérieur qui, généralement, rétroagit sur le local au niveau de complexité inférieure. C'est ce qui explique que des dynamiques vraiment nouvelles puissent se créer.

Notre utilisation du concept

L’idée d’émergence est liée à l’organisation et à la complexité. Elle sous-entend qu’il existe dans l’Univers des entités composées que l’on ne peut ramener à leurs composants simples. Il se crée des ensembles d’éléments liés, organisés, interdépendants, intégrés entre eux et dont les qualités ou propriétés dépendent de leur organisation. L’idée est simple : l’entité complexe provient (émerge) de la composition des entités plus simples qui la composent et elle constitue une forme d’existence identifiable, car ayant une pérennité et des qualités propres. Une certaine confusion arrive quand on se demande à quoi peut s’appliquer légitimement le concept ?

On a appliqué le concept aux entités macroscopiques comme les êtres vivants, et soutenu que le vivant a des propriétés que l’inerte qui le compose n’a pas. Selon nous, il est plus intéressant de se porter sur le plan de la constitution ontologique de l’Univers telle que l’idée d’organisation permet de la concevoir. Mais auparavant, disons à quoi l’émergence ne s’applique pas. Le concept ne s’applique ni à la substance ni aux faits. Une substance étant par définition première, elle ne dépend que d’elle-même et ne peut émerger d’une autre substance. Les faits sont des aspects empiriques. Un fait n’émerge pas d’un autre fait. Il est indépendant ou relié à d’autres faits par des relations causales.

À partir d’un niveau du réel d’une certaine complexité (une forme d’existence identifiée par une science fondamentale) se manifestant par des faits, il se forme (spontanément et sans téléologie) un niveau plus complexe également identifiable, car produisant des faits d’un autre type. C’est cette transition entre niveaux que nous nommons émergence, ce qui suppose une genèse et un échappement du niveau émergent par rapport au précédent, dont il dépend (pour son existence), mais en est autonome (pour son déterminisme). Par extension, le niveau de degré supérieur pourra être dit émergent du précédent. L’émergence est un concept ontologique qui s’applique aux niveaux d’organisation lorsqu’ils dérivent les uns des autres par complexification de l’organisation. Nous faisons uniquement un usage ontologique du concept d’émergence délaissant les autres usages possibles. Sous réserve d’en resserrer ainsi la définition, l’émergence fait partie du paradigme pluraliste qui nous sert de boussole.

4. Vers un nouveau paradigme ?

L’organisation comme concept ontologique

L’émergentisme conduit à supposer une pluralité ontologique, c'est-à-dire à concevoir que dans l’Univers il y a des niveaux d’organisation différents, et donc des régions différenciables. Si on veut bien admettre la distinction entre la réalité (connue empiriquement) et le réel (ce qui est en soi et persiste), est-on conduit à supposer une pluralité du réel, c'est-à-dire à concevoir que c’est le réel lui-même qui n'est pas homogène ?

C’est l’hypothèse que nous soutenons, mais qu’il faut formuler avec circonspection. Dans ce cadre précis, l'émergence désigne le processus de formation de nouvelles formes d'existence du réel, c’est-à-dire des niveaux d'organisation et d'intégration de complexité croissante, identifiables dans la réalité par des disciplines scientifiques distinctes. L’émergence concerne seulement les niveaux d’existence qui sont liés les uns aux autres. Un niveau émerge d’un autre par complexification, il ne vient au monde miraculeusement. Il se manifeste par des faits ayant des caractères particuliers qui dénotent son existence. Réel et réalité pouvant être considérés comme les deux faces d’une même pièce, les degrés de complexité considérés concernent les deux simultanément qui constituent une forme d'existence identifiable, une région de l’Univers.

La régionalisation de l’Univers

Au vu des sciences fondamentales, on peut considérer que se forment des régions dans l’Univers qualifiées de physique, chimique, électronique, biologique, cognitive, sociale. Cette régionalisation n’est pas fixe et peut varier. Le concept d’émergence explicite la formation de niveaux de complexité différents présentant des propriétés caractéristiques. Considérer une région, c'est regrouper entre eux des faits ayant des caractéristiques communes qui peuvent tous être étudiés par une même méthode appropriée à leur caractère. Au sein d'une région, il existe une complétude nomologique : les phénomènes propres à cette région sont entièrement expliqués par les mêmes types de lois.

Un même degré de complexité forme un champ empirique identifiable par une science spécialisée. Par exemple, le niveau moléculaire est identifié par la chimie, le niveau atomique par la physique. Le concept d'émergence désigne la formation du niveau complexe, le passage d'une forme d'existence à une autre, pour autant qu'elle soit identifiable par une science. Dans cette acception, chaque région se construit sur celles qui la précèdent, mais chacune a des propriétés nouvelles et spécifiques (qui n’existent pas dans les régions de complexité inférieure). La délimitation d'une région est relativement arbitraire, car il y a des niveaux intermédiaires. Le principe des niveaux d'organisation n'implique pas de discontinuité. Ce sont les impératifs de la connaissance qui poussent à tracer des limites.

Notons bien que les termes niveau et région ne sont pas topologiques, mais ontologiques, ils concernent la constitution de l’Univers, non des étendues de l’Univers. Cette conception n'implique pas un modèle stratifié du Monde comme le suppose Jaegwon Kim15. Les régions ne sont pas disjointes et superposées, mais incluses les unes dans les autres. Les niveaux les plus simples soutiennent et composent les niveaux complexes. L'ensemble ne forme pas un Univers que l’on pourrait par imaginer stratifié. S’il fallait donner une image, ce serait celle de poupées russes sans limites intégrées les unes aux autres, la plus petite et la plus simple étant aussi la plus large englobant toutes les autres puisqu’elle les constitue.

La poétique qui découle de l’émergence serait celle d’un Univers en nuages ou de « poupées russes nuageuses ». Les niveaux ne sont pas empilés, mais internes les uns aux autres et interactifs entre eux. Le niveau physique, le plus simple, est présent partout, il enveloppe tout, puis sous certaines conditions se forme le niveau chimique, puis le niveau biologique, etc. Du point de vue épistémologique, il s'ensuit que les lois physiques ne sont pas remplacées par des lois biologiques ou autres. Elles continuent de s'appliquer à l'identique, mais d'autres lois doivent leur être ajoutées pour les compléter, car les modes d'organisation les plus complexes ne sont pas réductibles aux plus simples. Cette façon de penser permet d'envisager un nombre illimité de niveaux d’organisation/intégration en continuité les uns avec les autres.

Lorsque plusieurs niveaux sont présents, ils sont intimement imbriqués. Il s'ensuit que les lois physiques ne sont pas remplacées par des lois biologiques ou autres. Elles continuent de s'appliquer à l'identique, mais d'autres viennent se surajouter. En s'appuyant sur connaissances scientifiques actuelles, on peut penser que les formes d'existence les plus évoluées sont dépendantes des moins évoluées, tout en ayant une autonomie.

Une conception évolutionniste

L'émergence est interprétable comme l’apparition d'une organisation stable plus complexe. À partir d'éléments d'un degré donné, se constituent des entités de degré de complexité supérieure qui ont une organisation caractéristique et identifiable. Il faut que les ensembles constitués par cette organisation soient stables. La stabilité des entités organisées se comprend aisément d’un point de vue sélectif : seules les organisations stables se maintiennent, les autres disparaissent. La nécessité de stabilité implique corollairement celle de l’instabilité, et donc de la disparition de certains niveaux d’organisation. On entre là dans une vision évolutionniste et contingente de l’Univers.

Dire que le niveau supérieur émerge du niveau précédent signifie en même temps 1/ qu'il se constitue grâce au précédent et 2/ qu'il a une existence propre et des propriétés différentes. Mais aussi 3/ qu’il dépend du niveau inférieur tout en ayant une certaine autonomie. Et enfin 4/ qu’il peut disparaître. Les niveaux supérieurs n'ont pas toujours été là, puisqu'ils dépendent de ceux qui les précèdent dans le temps. De plus, l'émergence d'un niveau de complexité supérieure se faisant par auto-organisation, il faut certaines conditions pour que cela se produise. Si ces conditions ne sont pas réunies, elle n'a pas lieu.

L'émergence d'un niveau d'organisation est contingente. Elle se produit à un moment de l’histoire de l’Univers, dans une partie de celui-ci. Le mode d’organisation qui a émergé n’est ni omniprésent, ni immuable, ni éternel. Il est présent dans une partie de l’Univers pour une durée donnée. Il peut évoluer ou disparaître. Le biologique a émergé du biochimique et n'existe pas partout et peut disparaître. Sa complexité demande des conditions qui lui permettent d'exister, elle a une certaine fragilité. Ce qui a émergé peut disparaître par simplification-décomposition vers les niveaux d'organisation inférieurs plus stables et plus résistants si les conditions changent.

La conséquence ontologique est forte, cela veut dire que nous sommes dans un Univers fixe, mais un Univers évolutif au cours du temps, un Univers mouvant, dont les formes d’existence ne sont pas définitivement stables. Il n’y a pas de terme pour dire cela, mais l’émergence implique la possible disparition des niveaux les plus complexes, qui sont les plus fragiles.

L’émergence conduit à une conception évolutionniste de l’Univers.

Ni physicalisme, ni élément premier

L'émergence est un concept récusé par les réductionnistes, car, pour eux, le réel est constitué d'une unique substance matérielle explicable en dernier ressort par la physique (ce qu'on nomme le physicalisme). Il est légitime de supposer une unité de l’Univers. Si on y ajoute un présupposé substantialiste, cela conduit au matérialisme réductionniste. Le concept d'émergence, dans ces conditions, n'a pas sa place. C'est pourquoi, nous l'avons signalé dès le début, l’aspect fondamental de l’émergence est une attitude face à la réalité, l’acceptation du pluralisme. L'ontologie dans laquelle l'émergence a un sens est une ontologie pluraliste (appuyée sur l'idée d'organisation). Elle admet qu'au sein de l’Univers, il y ait plusieurs formes d'existence créées spontanément par auto-organisation.

Les niveaux complexes existent tout autant que le niveau le plus simple (le niveau physique). L'émergentisme s'oppose à l'idée d’une seule substance (matérielle) ou d’un seul état (physique). Une telle attitude nie les possibilités de création et de diversification par complexification existant dans l'Univers. Cela ne remet pas en question l’universalité des lois, mais suppose plusieurs types de lois. Adopter une ontologie pluraliste fondée sur l'idée d'organisation évite d'avoir à chercher un élément premier, un « atome » au sens d'un élément primitif et insécable. En effet, chaque niveau ayant autant d'importance que tout autre, la recherche d'un élément fondamental n'est pas au premier plan. Adopter un paradigme fondé sur les idées d'organisation et d'émergence, c'est renoncer au paradigme atomiste (ou démocritéen) d'une science réductionniste tournée vers la recherche des éléments derniers régis par quelques lois fondamentales.

Il existe une autonomie partielle de chaque niveau qui permet de s'y arrêter légitimement et de l’étudier selon une discipline indépendante. Enfin, le niveau le plus simple connu actuellement, qui est le niveau microphysique, est lui-même composé d’entités organisées. Les connaissances actuelles en physique quantique n'aboutissent pas à désigner un élément substantiel ultime.

La contestation du réductionnisme

La science moderne a longtemps laissé de côté l'idée d'organisation, car sa démarche était orientée vers la recherche du simple. Lorsqu'elle aborde cette idée, sa thèse (réductionniste) est la suivante : une entité organisée est le strict résultat, sans aucun ajout ni différence, de la composition additive de ses composants, depuis le plus élémentaire (les particules subatomiques). Ce premier niveau constitue véritablement (ontologiquement) l’Univers.

L'idée d'une composition seulement additive à partir de briques élémentaires permet de penser que la science de ces briques élémentaires, la physique, est la science fondamentale à laquelle les autres pourront un jour être ramenées. Au réductionnisme ontologique, s'ajoute un réductionnisme épistémologique. Selon cette thèse, les lois des niveaux de complexité supérieure pourraient être retrouvées à partir de celles des niveaux moins complexes et, en dernier ressort, à partir de celles de la physique. Toutes seraient des lois modulo N des lois physiques. Pour l'instant, le seul exemple d'une dérivabilité entre théories s'arrête à la chimie simple, et encore cette possibilité est-elle contestée par certains physiciens16. Si l'on poursuit dans la complexité, on n’a aucun exemple de tentative sérieuse. Il est évident que la biologie est venue apporter une sorte de démenti à l'idée qu’une entité complexe pourrait être seulement dérivée de l'assemblage des atomes selon leurs propriétés intrinsèques au sein des quatre catégories, matière, énergie, espace et temps. Les objets les plus élémentaires dont elle s’occupe (chromosomes organites cellules ont une organisation dont dépendent leurs propriétés).

Le pluralisme a une conséquence de méthode, qui est de limiter les prétentions du réductionnisme, y compris méthodologique, car, pour saisir et étudier des entités émergentes, il ne faut pas chercher à les réduire en éléments simples, mais conserver un certain degré de complexité aux entités étudiées. Les différentes sciences fondamentales doivent s’adapter aux particularités de leurs objets. L’hypothèse de l’émergence implique des lois spécifiques au domaine considéré qui ne sont pas dérivables de celles des niveaux inférieurs, mais parfaitement compatibles avec elles. L'émergence n'implique pas que les lois ou régularités des niveaux complexes soient étrangères aux lois physiques, mais s'y ajoutent.

L'émergentisme a pour corrélat ontologique une position non réductionniste qui pousse à admettre que tout niveau d'organisation stable, même complexe, existe authentiquement et mérite d’être étudié scientifiquement. Le début du XXe siècle a donné des cadres théoriques solides pour les sciences non physiques (biologie, sciences cognitives, économie, sociologie, etc.), qui s’occupent d’objets complexes. Ces sciences ne sont pas en voie d’être ramenées à la physique.

Vers le pluralisme

L’émergence conduit à une manière de concevoir l’Univers qui se définit négativement de ne pas être substantialiste, mais fondée sur la complexification des niveaux d’organisation constitutifs du réel. Elle permet la conception d’un Univers pluriel et en évolution, dans lequel de nouvelles formes d'existence apparaissent (mais peuvent aussi disparaître). Considérer un réel pluriel et évolutif va évidemment à l’encontre d’une philosophie supposant un Univers fixe constitué d’une ou deux substances. Certaines émergences, ou suites d'émergences, font apparaître de vastes « régions » (formes d'existence) de l’Univers présentant des caractéristiques spécifiques et qui sont étudiées par une discipline scientifique relativement unifiée. C'est le cas des niveaux physique, chimique, biologique qui semblent actuellement admis, mais aussi du niveau intellectuel et du niveau social, dont cet ouvrage tente de défendre l'existence. Notre ontologie pluraliste suppose plusieurs formes d’existence dans l'Univers dont l'identification passe par les sciences fondamentales et par l’usage ontologique des concepts d’organisation et d’émergence. Comme nous l’avons indiqué plusieurs fois, l’Homme fait partie de l’Univers et la manière dont on conçoit ce dernier détermine la manière dont on peut envisager l’Homme. L’ontologie que nous avons exposée constitue le fondement, la condition de possibilité, de notre argumentation anthropologique.

La pluralité ontologique permet de penser la diversité, et donc de tenir compte de la particularité du vivant, de l’humain et du social. Il faut une ontologie spéciale pour le vivant, car il nous confronte à l’activité et à l’interaction. La statique des substances, qui perdureraient identiques à elles-mêmes dans le temps, est inadaptée. Concevoir le vivant et l’Homme en termes de substances (matérielle et spirituelle) comme métaphysiques fixes et préexistantes conduit à des apories. Le vivant et l’Homme sont des êtres évolutifs qui n’ont pas toujours été là. De plus, une fois advenus à l’existence, ce qui les constitue est dynamique et nullement statique. La vie est organisation et activité et si l’organisation disparaît ou que l’activité s’arrête, la vie disparaît. Les capacités intellectuelles de l’Homme viennent d’une organisation et d’une activité et, en dehors de celles-ci, elles n’existent pas. Dans les chapitres précédents, nous nous sommes demandés : quel est le support des capacités intellectuelles humaines ? L'idée d’une émergence dynamique d’un niveau d'organisation spécifique permet de répondre à la question sans recourir à l’esprit.

Conclusion : une ontologie minimale

Le réel n'est pas une substance isotrope et homogène. Il y a une diversité dans ce qui constitue l'Univers. Des différenciations se sont créées, des modes d'être différents, non réductibles les uns aux autres, sont apparus. Notre ontologie pluraliste constate simplement cette diversité.

Les sciences empiriques fondamentales procèdent à de grandes découpes, qui indiquent une pluralité du réel, chaque niveau possédant un degré d'autonomie par rapport aux autres. Les diverses sciences s'y confrontent en s'adaptant aux déterminations qu’ils imposent aux différents champs de la réalité empirique qu’elles décrivent et expliquent.

La différenciation se fonde sur le fait que le déterminisme qui règne à chaque niveau n'est pas le même, les faits qui manifestent chaque niveau ont des caractères très différents et ils ne sont pas connaissables selon les mêmes méthodes, ni régis par les mêmes lois. À chaque champ factuel correspond un type de science qui donne ainsi un niveau de description, mais pas seulement puisque les sciences ont la particularité de se confronter au réel.

Cette conclusion peut sembler faible. Nous rétorquerons que la vertu d’une ontologie réside précisément dans son caractère minimaliste, car elle évite ainsi des hypothèses peu crédibles. L'ontologie proposée ici est fondée sur le concept d’organisation. Ceci sans prétention métaphysique à dire l’être, mais seulement qu’il est intéressant de le considérer ainsi. Il est associé à celui d’émergence qui note que ces différenciations se sont créées, que les divers niveaux ontologiques sont apparus, ont émergé les uns des autres.

On peut affirmer, sans trop de chances de se tromper, que l’Univers n'est pas homogène. Des modes d'être différents, non réductibles les uns aux autres, sont apparus. Très grossièrement, ce sont les niveaux quantique, physique, chimique, biologique, cognitif et social. Cette catégorisation n'a rien de fixe, elle devra changer si les savoirs scientifiquement établis évoluent. La manière la moins triviale de conceptualiser les formes d’existence du réel, c’est de les considérer comme des modes d'organisation dynamiques. On ne peut en dire beaucoup plus, sans entrer dans des spéculations invérifiables. Si par ontologie, on désigne une théorie sur la constitution de l’Univers, la proposition ontologique minimale est de supposer plusieurs formes d'existence possibles, irréductibles les unes aux autres.

Notes :

1 Espagnat Bernard (d’), Klein Étienne, Regards sur la matière, Paris, Bordas, 1981, p. 257.

2 Bunge Mario, Philosophie de la physique, Paris, Le Seuil, 1975, p. 113.

3 Gabriel Markus, Pourquoi le monde n'existe pas, Paris, J-C Lattès, 2014, p. 18.

4 Ibid., p. 19.

5 Andler Daniel et coll, Philosophie des sciences, Paris, Gallimard, 2002.

6 Hartmann Nicolai, Der Aufbau der realen Welt: Grundriß der allgemeinen Kategorienlehre, in Ontologie. Vol. 3. Berlin: Walter de Gruyter. 1940. New ways of ontology, Chicago, H. Regnery, 1952.

7 Ruphy Stéphanie. , Scientific Pluralism Reconsidered : A new Approach to the (Dis)unity of Science, Pittsburgh University Press. 2016.

8 Bachelard Gaston, La valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin, 1929. p. 98.

9 Bachelard Gaston, "Noumène et microphysique" in Études, Paris, Vrin, 1980, p. 13-14.

10 Ibid., p. 22

11 Auger Pierre, « Le nouveau visage de la science », in La science contemporaine t 2., le XXe siècle, Paris, PUF, 1964, p. 10.

12 Esfeld Michael, Philosophie des sciences, Presses polytechniques et universitaires Romandes, 2009, p. 152-153.

13 Espagnat Bernard (d’)., À la recherche du réel, Paris, Bordas, 1981, p. 15.

14 Simondon Gilbert, L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information, p.150-151.

15 Kim Jaegwon, « Considérations métaphysiques sur le modèle stratifié du Monde », in  Trois essais sur l’émergence, Paris, Les Éditions d’Ithaque, 2005.

16 Hendry Robin Findlay, « Ontological reduction and molecular structure » in History and Philosophy of Science Part B, Studies In History and Philosophy of Modern Physics 41(2):183-191. DOI:10.1016/j.shpsb.2010.03.005.

 

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L'auteur : Juignet Patrick