Revue philosophique

Edgar Morin et la complexité

 

Dès le premier tome de La méthode, paru en 1977, Edgar Morin a introduit les idées d'ordre, de désordre et de complexité. Il en a fait des notions très générales, pouvant être appliquées à l'ensemble de la réalité, en particulier sociale, jusqu'à avoir des conséquences politiques.

 

From the first volume of The Method, published in 1977, Edgar Morin introduced the ideas of order, disorder and complexity. He made very general notions of them, which could be applied to the whole of reality, particularly social, to the point of having political consequences.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Edgar Morin et la complexité. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/edgar-morin-complexite.

 

Plan de l'article :


  • Ordre, désordre et émergence
  • L'auto-organisation
  • La complexité générale
  • La pensée complexe
  • Conclusion

 

Texte intégral :

1. Ordre, désordre et émergence

Edgar Morin, sociologue et philosophe des sciences, s'est inspiré de N. Wiener et de L. von Bertalanffy, qui ont amorcé l'idée d'une « science des systèmes », c'est-à-dire la conceptualisation des systèmes en tant que tels, quel que soit le domaine d'application. En sociologie, l>e concept de « système » avait été utilisé par Talcott Parsons qui conçoit la société comme l’imbrication d’un système culturel et d’un système social. Ces deux systèmes s’institutionnalisent dans une structure qui confère à la société une grande stabilité.

Selon Edgar Morin, pour comprendre le monde, il faut associer les principes antagonistes d’ordre et de désordre, en y adjoignant celui d'organisation. Reprenant les idées de W. Weaver, Morin oppose la complexité désorganisée et la complexité organisée. L'idée de complexité désorganisée vient du deuxième principe de la thermodynamique et à ses conséquences (entropie toujours croissante). La complexité organisée, elle, signifie que les systèmes sont eux-mêmes complexes, parce que leur organisation suppose ou produit de la complexité. Il y aurait une relation entre la complexité désorganisée et la complexité organisée.

Le tout et les parties sont organisés, c'est-à-dire reliés de façon intrinsèque. Une organisation fait apparaître des qualités nouvelles, qui n’existaient pas dans les parties isolées, et c'est ce que l'on appelle une émergence organisationnelle. Le concept d'émergence est fondamental si l’on veut relier et comprendre les parties au tout et le tout aux parties. L’émergence produit une irréductibilité ; c’est une qualité nouvelle intrinsèque qui ne vient pas des éléments antérieurs.

Cette idée se trouve approfondie par le principe « hologrammique », selon lequel non seulement les parties sont dans un tout, mais le tout est à l’intérieur des parties. Par exemple, la totalité du patrimoine héréditaire se trouve dans chaque cellule singulière ou encore la société, en tant que tout, se présente dans chaque individu.

2. L'auto-organisation

Le mot d’auto-organisation a été utilisé dès la fin des années 1950 par des mathématiciens, des ingénieurs, des cybernéticiens et des neurologues. La complexité n’avait pas été perçue de manière nette en biologie, et c’est à un biologiste français, Henri Atlan, qui a repris cette idée dans les années 1970, que l'on doit sa mise en exergue. Enfin, l'idée a resurgi dans les années 1980-90 à Santa Fe (Californie), présentée à ce moment-là comme une idée nouvelle. 

Edgar Morin nomme « auto-éco-organisation» le fait que l’auto-organisation dépende de son environnement, car elle y puise de l’énergie et de l’information. En effet, comme elle constitue une organisation qui travaille à s’auto-entretenir, elle dégrade de l’énergie par son travail, donc doit puiser de l’énergie dans son environnement. (c'est la thèse soutenue aussi par Von Bertalanffy).

Conséquence épistémologique de la complexité, les sciences doivent devenir pluridisciplinaires, voire transdisciplinaires. « Tôt ou tard, cela arrivera en biologie, à partir du moment où s’y implantera l’idée d’auto-organisation ; cela devrait arriver dans les Sciences humaines, bien qu’elles soient extrêmement résistantes », dit Edgar Morin.

3. La complexité générale

« Nous sommes encore aveugles au problème de la complexité. Les disputes épistémologiques entre Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, etc., la passent sous silence. Or, cet aveuglement fait partie de notre barbarie. Il nous fait comprendre que nous sommes toujours dans l’ère barbare des idées. Nous sommes toujours dans la préhistoire de l’esprit humain. Seule la pensée complexe nous permettrait de civiliser notre connaissance. » (E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Éditions du Seuil, 2005, p. 24).

Qu’est-ce que la complexité « généralisée » ? Pour Morin, ce serait un paradigme qui imposerait de conjoindre un principe de distinction et un principe de conjonction. La complexité demande que l’on comprenne les relations entre le tout et les parties. Mais, la connaissance des parties ne suffit pas à la connaissance du tout ; on doit faire un va-et-vient en boucle pour réunir la connaissance du tout et celle des parties. Ainsi, au principe de réduction, on substitue un principe qui conçoit la relation d’implication mutuelle entre tout et parties.

« Au principe de la disjonction, de la séparation (entre les objets, entre les disciplines, entre les notions, entre le sujet et l’objet de la connaissance), on devrait substituer un principe qui maintienne la distinction, mais qui essaie d’établir la relation ».

« Au principe du déterminisme généralisé, on devrait substituer un principe qui conçoit une relation entre l’ordre, le désordre et l’organisation. Étant bien entendu que l’ordre ne signifie pas seulement les lois, mais aussi les stabilités, les régularités, les cycles organisateurs, et que le désordre n’est pas seulement la dispersion, la désintégration, ce peut être aussi le tamponnement, les collisions, les irrégularités ».

3. Pensée simplifiante et pensée complexe

Dans Le Vif du sujet, Edgar Morin nous apprend que son travail critique a pour origine le malaise qu'il a ressenti face à l'emprisonnement paradigmatique des sciences de l'homme. Elles se figeaient en « sciences sociales » dont l'homme était idéologiquement exclu. Il y voit l'effet d'une simplification abusive dans la façon de penser. « La pensée simplifiante serait devenue la barbarie de la science. C'est la barbarie spécifique de notre civilisation » (Méthode 1, p.387).

Morin dénonce cette « mal-science » (Méthode 5, p. 10), ce « paradigme de simplification », fondée sur la réduction et la disjonction des objets de recherche. Il appelle de ses vœux son remplacement par une scienza nuova fondée sur ce qu'il nomme le « paradigme de complexité » (Méhode 4, p. 106).

À la manière simpliste de penser, il faudrait substituer une « pensée complexe », une pensée  dont le premier principe est que « sitôt initiée dans un milieu donné, toute action entre dans un jeu d'inter-rétroactions qui en modifient, détournent, voire inversent le cours : elle échappe ainsi à la volonté de son auteur  (Méthode 5, p. 245); et le second principe que « les conséquences à long terme d'un grand événement sont imprédictibles » (Ibid. p. 256). 

La première formulation de la pensée complexe date de 1982 dans le livre Science avec conscience (1982) :

« Le but de la recherche de méthode n’est pas de trouver un principe unitaire de toute connaissance, mais d’indiquer les émergences d’une pensée complexe, qui ne se réduit ni à la science, ni à la philosophie, mais qui permet leur intercommunication en opérant des boucles dialogiques ».

Pour Morin, nous avons appris par notre éducation à séparer, et notre aptitude à relier est sous-développée. Connaître étant à la fois séparer et relier, nous devons maintenant faire un effort pour lier, relier, conjuguer, car ceci est nécessaire dans tous les domaines. Pour penser la complexité, il faut une pensée complexe. Une telle pensée relie, elle ne découpe pas les études en champs de connaissances centrés sur un objet. Elle restitue le contexte et les interactions, et en particulier les rétroactions. 

Edgar Morin déplore que certains rejettent la complexité générale. Selon lui, ils la rejettent, parce qu’ils n’ont « pas fait la révolution épistémologique et paradigmatique à laquelle oblige la complexité ». Pour lui, la complexité concerne tous les champs auxquels nous participons « en tant qu’être humain, individu, personne, et citoyen ». Pour appréhender la complexité, il convient d'associer constamment les notions d'ordre désordre et d'organisation dynamique.

Il faut, par conséquent, rejeter le paradigme de la pensée classique, bien formulé par Descartes, qui est fondé sur la disjonction entre l’esprit et la matière, la philosophie et la science, le corps et l’âme. Ce principe de séparation demeure dominant. Selon Morin, qu’il faudrait le remplacer par un paradigme de complexité, qui serait fondé sur la distinction, bien entendu, mais surtout sur la liaison, que ce soit l’implication mutuelle ou l’inséparabilité.

Les deux mots clés de la pensée complexe selon Edgar Morin sont « boucles » et « dialogique ». La dialogique joue à l’intérieur de la boucle. Dans la reproduction sexuée, les animaux sont produits et producteurs dans la continuation et la perpétuation de l’espèce. On peut y voir une boucle. Mais, il y a au sein de chaque individu une dialogique entre ce qui est individuel et phénoménal, et ce qui est espèce et reproduction.

Pour Morin, il faut relier l’objet au sujet et l'objet à son environnement. On ne doit pas considérer l’objet comme une chose inerte et privée de forme, mais comme un système doué d’organisation. Quant à la théorisation, elle devrait faire dialoguer ses résultats avec l’incertitude et le contradictoire. Il faut, selon lui, respecter la « multidimensionnalité » des êtres et des choses. La connaissance doit se connaître elle-même, être une « science avec conscience ». La pensée complexe est transdisciplinaire, elle doit s'efforcer de tisser ensemble les idées venues de plusieurs domaines.

4. Des critiques possibles

Le travail d'Edgar Morin présente un problème. Tel qu'il l'emploie, le concept complexité devient si vaste et si englobant qu'il devient flou. La complexité est un concept philosophique essentiel, mais son usage doit rester précis si l'on veut qu'il ait une crédibilité.

Le manque de précision et de formalisation de la pensée dite complexe rendent difficile son application dans des études empiriques spécifiques à caractère scientifique. Il n'est pas possible d'opérationnaliser les principes de la pensée complexe dans les recherches en sciences humaines et sociales. Des auteurs réputés sérieux comme Pierre Bourdieu, Raymond Boudon ou Niklas Luhmann,  ne font aucune allusion aux travaux d'Edgar Morin.

L'ambition d'Edgar Morin d'appliquer la « pensée complexe » à tous les domaines et d'en faire une réflexion applicable à tout, est une ambition intéressante, mais qui demande de la prudence. La généralité du propos, le style imagé et le ton grand public utilisés par Edgar Morin pour traiter des sujets spécialisés et difficiles, sont certes attrayants, mais provoquent un flou et des doutes.

Conclusion : Edgar Morin précurseur et vulgarisateur

Edgar Morin est un précurseur et un vulgarisateur de premier plan en ce qui concerne les concepts d'organisation, de système et de complexité.

Cette extension est due à l'ambition citoyenne d'Edgar Morin qui se donne une mission didactique. Il veut armer intellectuellement les citoyens en leur apprenant à penser la complexité, ce qui est intéressant et légitime. Toutefois, le passage d'une réflexion philosophique et épistémologique à une culture générale expose à un risque de dilution et d'utilisation idéologique.

Dans un article de 2004, « Edgar Morin, sociologue et théoricien de la complexité : des cultures nationales à la civilisation européenne », Ali Aït Abdelmalek  note qu'Edgar Morin veut :

- fournir une culture qui permette de distinguer, globaliser, contextualiser et aborder les problèmes fondamentaux

- préparer les esprits, d’une part, à répondre aux défis que pose à la connaissance humaine la complexité croissante des problèmes, d’autre part, à affronter les incertitudes ;

- éduquer pour la compréhension entre les citoyens et les groupes ;

- enseigner l’affiliation à l’État-nation, à son histoire et à sa culture, mais aussi introduire l’affiliation à l’Europe et à la « citoyenneté terrestre ».

L'ambition d'Edgar Morin s'étend aussi vers le politique. Il ambitionne de donner les moyens « d’affronter les défis sociaux et de freiner le dépérissement démocratique que suscite, dans tous les champs de la politique, l’expansion de l’autorité des experts et spécialistes de tous ordres, qui rétrécit progressivement la compétence des citoyens ».


Bibliographie :
Morin E., La méthode 1, La nature de la nature, Paris, Le Seuil, 1977.
Morin E., La méthode 4, Les idées, Paris, Le Seuil, 1991.
Morin E., La méthode 5, Humanité de l’humanité, Paris, Le Seuil, 1995.
Morin E., Introduction à la pensée complexe, Paris, Éditions du Seuil, 2005


Webographie :
Morin E., « Complexité restreinte et complexité générale », Colloque Cerisy 2005.

« La pensée complexe: un antidote pour les pensées uniques ». Entretien entre Edgar Morin et Nelson Valeljo-Gomez. http://gerflint.fr/Base/Monde4/nelson.pdf

Aït Abdelmalek Ali, « Edgar Morin, sociologue et théoricien de la complexité : des cultures nationales à la civilisation européenne », Sociétés 4/2004 (no 86) , p. 99-117. www.cairn.info/revue-societes-2004-4-page-99.htm.